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Voyages en kaléidoscope/01

La bibliothèque libre.
Éditions Georges Crès et Cie (p. 11-24).


CHAPITRE I

Ces Journaux du Mercredi matin 8 Mai 19** reproduisirent presque tous, avec entête gros caractère, l’article suivant :

MYSTIFICATEUR ou DÉMENT ?
Singulier incident au cours d’une
Soirée Scientifique
Disparition de l’inventeur
JOËL JOZE

Hier soir, dans son magnifique hôtel de l’avenue Montaigne, la Comtesse Véra, notre sublime Danseuse-Millionnaire, la très belle et très illustre Artiste-Mondaine que l’Europe et les deux Amériques idolâtrent ; donnait une réception dont la splendeur charmante était destinée à mettre en lumière une invention nouvelle.

Depuis quelque temps, l’attention du Public et de la Presse avait été sollicitée par M. Joël Joze, homme singulier — génial, prétendaient certains enthousiastes — inventeur très moderne d’un instrument d’optique auquel il a prêté le nom de KALÉIDOSCOPE.

Disons tout de suite que les Belles Images de M. Joze ne présentent pas d’analogie avec l’ancien kaléidoscope, qui fait, depuis plusieurs générations, la joie des enfants. Ce vénérable tube de carton verni, recèle, on s’en souvient, une minuscule rosace mobile en brins de verre multicolores.

L’invention de M. Joël Joze est fâcheusement plus compliquée.

Le créateur du nouveau Kaléidoscope ; homme d’une trentaine d’années ; noir, nerveux, busqué, rasé ; physionomie tourmentée, expressive et originale ; fut longtemps adonné à l’étude des Sciences Occultes.

Il paraissait pourtant jouir de la plénitude de ses facultés intellectuelles. Et même, depuis un an, il avait renoncé à la recherche décevante de l’Au-Delà, pour se consacrer, pratiquement, à sa mise au point kaléidoscopique.

Il s’agit, en l’espèce, d’une sorte de Cinématographe, soi-disant susceptible de restituer à chacun, par ses moyens propres, une vision neuve de l’Univers.

Joël Joze part de ce principe ultra-contestable et qui fera hausser nombre d’épaules pondérées, que l’Univers, tel que nos yeux croient l’apercevoir, diffère totalement de sa forme vraie. Nous ne voyons et ne pouvons voir que ce qui est en nous-mêmes.

Dès lors, il doit suffire, d’après l’ingénieux inventeur, de capter dans les prunelles de chaque être vivant, les images de toutes choses visibles, de les condenser, de les fixer, de les comprimer selon des méthodes de lui seul connues, d’en obtenir, grâce à un procédé surprenant et vertigineux, la synthèse chimique ; pour que ces images, projetées à l’écran, apparaissent aussitôt en MÉTAPHORES ANIMÉES.

M. Joël Joze appelle ses projections si particulières :

VOYAGES EN KALÉIDOSCOPE

Transformées dans l’appareil même, au moyen de très mystérieux fluides, de sels et de métaux précieux, les Visions se concentrent instantanément sous forme de pastilles platinées qui peuvent ensuite servir à un nombre illimité d’expériences.

Ainsi, chacun de nous, selon ses tendances, découvrira le SENS CACHÉ de toutes choses. Et ce sens caché, relatif, nous sera restitué dans son sens absolu, par comparaison avec une autre manière de voir.

En somme, fusion de l’individu et de la collectivité dans une sorte de physico-chimie transcendentale et humoristique :

L’HARMONIE naissant d’un ÉCHANGE de VUES !

Exemple : le Savant réduira ce Monde en hiéroglyphes, en équations, en figures de géométrie ; et pourra confronter son idéal à celui de l’Architecte, qui lui offrira un cosmorama de monuments divers. — Les traductions, kaléidoscopées du Sculpteur, du Tailleur, du Boxeur, du Chauffeur, de l’Homme Politique, etc., etc., rappelleront les emblèmes et les préoccupations de leur état. Et, le simple Curieux trouvera partout la clef d’analogies frappantes ou piquantes.

Suivant cette donnée fantastique, il est permis de supposer qu’un jour n’est pas loin où le Spéculateur surveillera la hausse et la baisse, comme l’étiage de la Seine au Pont de la Tournelle ; tandis que le Journaliste aura la joie de voir la Terre transformée en mille-feuilles que le Public dévore.

Mais, sans plus nous attarder à ces facéties, notons pour nos lecteurs, que M. Joze, habile à faire mousser son extravagance, prétendait simplement régénérer notre Planète.

D’après lui, rien n’étant à sa vraie place ni dans sa forme réelle, chacun à l’heure qu’il est, se trompe de très bonne foi, dans tous les actes de la vie.

Désormais, munis du mirobolant Kaléidoscope, il suffira d’un prompt coup d’œil et d’une projection précipitée, pour que la Vérité fonde sur nous de toutes parts.

Et aussitôt : bons jugements ; compréhension mutuelle ; équité ; ordre social sur plan nouveau ; partant Bonheur unanime s’épanouiront comme muguet-des-bois en Mai ; parfumant de félicités ineffables les esprits trop rassis, les âmes trop renfermées que nous sommes !

Spécieuse outrecuidance, utopie subversive, d’où ne pouvait sortir que la confusion d’un illuminé, privé de sens commun.

Grâce à une réclame savamment conduite, M. Joël Joze se voyait sur le point de passer les marchés commerciaux les plus avantageux, avec les Cinq Parties du Monde ; et de signer des contrats enviables, pour une série de Conférences-Projections en Amérique, en Australie et au Japon.

Mais, sans conteste, l’atout le plus considérable de M. Joze, fut l’intérêt que ses travaux inspirèrent à notre Comtesse Véra, à l’Inégalable, comme on appelle souvent celle, qui, non satisfaite du luxe et des loisirs que lui créaient sa fortune, sa beauté, sa haute position sociale, a préféré, a su, comme Loïe Fuller, Isadora Duncan, Ida Rubinstein, rénover par son génie, le grand Art de la Danse.

La Comtesse Véra attire généreusement dans l’orbe rayonnant de sa propre gloire, les talents nouveaux, en quelque branche qu’ils se révèlent. D’un génie audacieux, vaste et varié jusqu’au miracle, elle embrasse avec ardeur les connaissances les plus diverses. Comme son esthétique, son entourage est sans banalité.

Aussi, quand cette Inspiratrice annonça qu’elle produirait chez elle, pour la première fois, le Kaléidoscope et son auteur, quel courant de curiosité sympathique circula parmi l’élite de la société.

Hier soir, dès 10 heures, une foule choisie se pressait dans les somptueux salons de l’avenue Montaigne.

On reconnaissait :

S. Exc. l’Ambassadeur de Coromandel ; Duc et Duchesse d’Aquitaine ; Prince et Princesse Trocadero ; Lady Dennant ; Vicomte de Bragelonne ; Comtesse Ravioli ; M. Mollet, de l’Institut ; M. Blanquette, de l’Institut ; Professeur et Mme Guêtre ; Baron et Baronne Suttenheimer ; Marquis et Marquise de Guttapercha ; M. et Mme Verny-Marhn ; Baron Van Pyr ; Mme Grégoire Bonbeck, née Fichini ; M. et Mme Panonceau, etc., etc.

Après une rapide présentation de l’appareil, à la fois enregistreur et projecteur, qui ressemble extérieurement à une forte jumelle-marine, métallique, montée sur pied d’acier ; M. Joël Joze, sans trop d’émotion apparente, invita son brillant public à faire choix d’un expérimentateur et d’un sujet.

La Comtesse Véra, au nom de ses invités, le prie d’opérer lui-même, et de prendre pour thème l’assistance triée sur le volet des gloires et des grâces, qui s’offre à ses yeux.

Ayant, en peu de mots, exprimé sa reconnaissance et son acquiescement, M. Joël Joze braque un regard dominateur sur la société, qui suit, avec intérêt, chacun de ses mouvements.

Jusque là, rien que de normal et de parfaitement conforme au programme annoncé.

Mais voici où la séance dévia pour devenir orageuse et déconcertantes

Ayant, quelque 5 minutes, scruté l’illustre tableau vivant, M. Joze reporta son attention vers les lentilles jumelle du Kaléidoscope, qui, prêt à fonctionner, devait inscrire la transposition visuelle obtenue sur-le-champ.


On fait l’obscurité. L’écran vide apparaît, isolé, lumineux, énigmatique. Quelques secondes d’attente. Seul résonne dans le si¬ lence, le déclic régulier de l’appareil. Plusieurs minutes. Silence prolongé. Pénible. Rien que l’épi de rayons électriques illuminant l’écran blanc serti de noir ; triste comme une taie sur un œil mort.

Soudain, une exclamation d’angoisse

— Qu’y a-t-il ?

questionne la Comtesse Véra.

Au même instant, une série de cris stridents, forcenés, partent de la place où se tient, seul, M. Joël Joze près du Kaléidoscope

Et il réclame avec terreur

— La lumière ! la lumière !

qui fut rendue aussitôt

Spectacle saisissant. On vit alors le pseudo-inventeur, blême, bégayant, tremblant ; implorant d’un regard halluciné l’assistance stupéfaite et la Comtesse Véra, qui demande aussitôt, avec une juste impatience, la cause de cet émoi excessif et le pourquoi du malencontreux raté ?

À cette interrogation, l’égarement insensé de M. Joël Joze semble atteindre son paroxysme. De blême, il devient bleuâtre. Et, tout à coup, levant les bras d’un geste quasi-épileptique, il chancelle à demi, pousse une sorte de râle horrible, et — s’enfuit furieusement.


On ne sait pas encore ce qu’il est devenu, ni ce qu’on doit penser de cette manifestation insolite.


Très maîtresse de soi, la Comtesse, Véra, avec sa haute grâce, s’excusa d’un scandale qu’elle n’avait pu prévoir.

Ses amis s’empressèrent à lui prodiguer les marques d’une sympathie, fervente. Et l’éminent Professeur Guêtre, que, malgré l’heure tardive, nous avons eu la bonne chance de joindre avant de mettre sous presse, résuma d’un mot magistral et charmant son opinion autorisée

— « Nous sommes toujours heureux d’assister à la faillite des sciences inexactes. Et il faut vous féliciter, belle Comtesse, de nous en avoir, cette fois, fourni l’occasion.

Un buffet splendidement servi ; le jazzband du Casino Cosmopolite ; quelques tours de tango ; des tables de bridge ; effacèrent au plus vite le souvenir à la fois burlesque et pénible du Kaléidoscope-chimère et de son inventeur déplorable.

Et la très éblouissante maîtresse de maison fut acclamée longuement quand elle annonça, pour la semaine suivante, la reprise tant souhaités de Théophano, cette merveilleuse Scène Byzantine, qui, naguère, consacra la gloire de la Comtesse Véra.

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