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Voyages en kaléidoscope/02

La bibliothèque libre.
Éditions Georges Crès et Cie (p. 25-36).


CHAPITRE II

LETTRE DE                                                                                
JOËL JOZE                         
                                             À LA COMTESSE VÉRA.
Samedi matin 11 mai 19**

Véra ! Véra ! Répondez ! Ne m’abandonnez pas ! Un mot. Un signe. Quelques secondes… Je vous en conjure… Vous si géniale, si haute. Vous qu’un Art souverain met a cent mille lieues au-dessus du vulgaire. Dupe des apparences ! Non ! Laissez-moi vous dire… Laissez-moi vous voir. Au plus vite… Ah ! Véra, votre silence. Votre absence. Mes lettres — combien de lettres et quelles ! — sans réponse depuis cet horrible soir. Votre téléphone muet pour moi. Je deviens fou… Mais quoi ? Vous me croyez peut-être en démence ? Comme les autres, vous vous croyez cela ? Ce n’est pas possible ! Il faut que je vous parle. Vous comprendrez tout de suite. Je mérite encore votre estime. Je n’accepte pas votre abandon. Véra, vous devez m’entendre ! Je l’exige. Non : je vous en supplie…

Sachez-le bien : ce qui s’est passé mardi soir est FANTASTIQUE ! Je vous l’affirme et vous le jure, Véra,

L’ÉCRAN N’ÉTAIT PAS VIDE !

Répondez enfin sans retard

à
votre esclave très misérable
JOËL JOZE.

DU MÊME À LA MÊME
Samedi soir.

Je pensais que mon pneumatique, ce matin, vous dicterait enfin une réponse urgente et nécessaire. Je ne reçois rien. J’insiste pour vous voir au plus vite. Il le faut. Songez-y, Véra, vous êtes responsable. Oui, en grande partie, responsable. — Ce qui m’affole, ce n’est pas ma défaite mais votre éloignement.

Il faut que je vous revoie. Tout de suite. C’est grave. Très, très grave. Il y va de vie. Le remords pourrait vous saisir… Rappelez-vous, naguère : l’acharné, le chercheur hanté par la prescience divine !… Vous ne doutiez point. Vous ne recherchiez pas la volupté de défigurer. L’instinct d’avilir ne vous possédait pas encore ! Non certes, vous ne riiez pas de mes Inspirations ! Plutôt, vous aimiez en moi le reflet d’une Révélation Surnaturelle. Alors, vous ne passiez pas aveugle à côté des Signes.

Vraiment, faut-il, à cette heure, que l’adoration du Monde et sa vaine gloire, vous tiennent dans une dépendance affreuse des plus vulgaires suffrages ? — Quelle pitié !

Quand vous êtes entrée dans ma vie, j’étais une espèce d’ermite ; patient ; plein de foi. D’abord j’ai cru — pauvre idiot ! — que mon Idéal vous intéressait. Comme si rien pouvait vous intéresser hors vous-même. Comme si votre génie même était pour vous autre chose qu’un moyen de tyrannie !

Insensiblement dominé, enivré ; j’ai perdu conscience. J’ai perdu confiance dans l’Au-Delà d’où vient toute ma force.

Quel sourire enchanteur et flétrissant n’aviez-vous pas, pour le désintéressement de mes travaux ?

D’abondance et de toute mon âme, je vous Parlais : ANALOGIES ; CORRESPONDANCES ; RÉVERSIBILITÉ…

Vous, presque sans paroles, répondiez, évoquiez DOMINATION ; PLAISIR…

Et, lâchement, je vous donnais raison…

Je sentais trop que, désormais, vous seule seriez le prix de mes peines. Le prix indébattable. Exigé avec une angoisse horrible. Avec ce despotisme déchirant, capable d’immoler tout à l’assouvissance de son désir.

Pour vous plaire, j’ai abdiqué la grandeur. J’ai taillé, rogné, réduit ma Pensée aux proportions mesquines d’un monde fragmentaire et déchu esclave du prestige frelaté, des viles valeurs marchandes, de toutes les compromissions.

Pour vous conquérir, Véra, je troquai la Ferveur contre le tapage. Mes longues recherches subtiles, je les aiguillai pratiquement. Au lieu des figures de l’Absolu, trop sévères et trop simples à votre gré, je captai tous les fantômes de votre fantaisie.

Et maintenant, à la suite d’un essai que vous avez voulu, que vous avez commandé : dans des conditions antipathiques pour moi ; devant une assistance frivole ; — je me vois privé de votre présence, comme si vous suiviez l’opinion d’un public imbécile qui ne saura jamais ce que j’ai vu ce soir-là !

Je le révèlerai à vous seule.

Hâtez-vous. Le temps presse. Je suis au désespoir.

J’attends dévotieusement vos ordres adorés.

J. J.


Je vous fais porter cette lettre, pour être assuré qu’elle vous parvienne sans retard.


DU MÊME À LA MÊME.
Dimanche matin 12 mai

Pas de réponse ?

Créature exécrable ! Je vous hais. Je vous abhorre. Je vous connais enfin !

Enfin, je vous vois telle que vous êtes : vile, maléfique, féroce, intraitable, insatiable ; croûtonnante d’or, purulente de pierreries ; pestilentielle !

Infâme, je me vengerai ! Prenez garde : La vengeance d’un vaincu tel que moi peut être terrible. Et si je meurs — bientôt — ce ne sera qu’après vous…
J.

DU MÊME À LA MÊME.
Dimanche midi.

Pardon. Pitié. J’étais en délire. J’embrasse humblement la poussière de vos pas. Rien n’est de votre faute. C’est le destin. Mais comprenez-moi. Vous me comprendrez je vous assure. N’est-ce pas vous m’entendrez tout de suite ? Et vous ne douterez de moi… 3 minutes seulement. 3 secondes. Je serai chez vous demain 2 h. — Ne prenez pas la peine de répondre. Vous détestez écrire. Et vous avez bien raison.

Avec respect et adoration
Votre
Joël Joze.

à M. Joël Joze

Réponse urgente à la dernière lettre qu’il vient de faire porter

Avenue Montaigne
Dimanche 12 Mai
 1 h.

Monsieur,


La Comtesse Véra, très souffrante du choc nerveux que lui a causé le scandale de Mardi dernier, ne pourra de longtemps recevoir aucune visite. Et elle compte sur votre courtoisie pour lui épargner toute fatigue inutile, la lecture, même d’une lettre, lui étant actuellement interdite par la Faculté.

Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

pour la Comtesse Véra
son Secrétaire
X.

Extrait des Journaux
Lundi matin 13 mai 19**

Sur son Théâtre privé, en sa magnifique demeure, l’Inégalable Comtesse Véra donnait hier soir, pour quelques intimes, une avant-première de Théophano, Monologue-mimé (Scène Byzantine), qui sera repris cette semaine, au Théâtre des Muses.

Notre géniale Artiste, plus prestigieuses que jamais, etc., etc., etc.

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