Voyages et découvertes au centre de l’Afrique/02

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Village marghi. — Dessin de Rouargue d’après Barth (deuxième volume).


VOYAGES ET DÉCOUVERTES AU CENTRE DE L’AFRIQUE.

JOURNAL DU DOCTEUR BARTH[1].
1849 — 1855
Départ. — Aspect désolé du pays. — Les Chouas. — Mabani. — Le mont Délabéda. — Forgeron en plein vent. — Dévastation. — Orage. — Baobab. — Le Mendif. — Les Marghis. — L’Adamaoua. — Mboutouli. — Proposition de mariage. — Installation de vive force chez le fils du gouverneur de Soulleri. — Le Bénoué. — Yola. — Mauvais accueil. — Renvoi subit.

Dans sa dernière excursion, l’un des chefs de la frontière du Marghi, ayant enlevé les habitants de plusieurs bourgades auxquels prétendait le gouverneur de l’Adamaoua, celui-ci envoya un message au cheik du Bornou, afin de protester contre cet acte de violence, beaucoup moins dans l’intérêt des captifs que pour établir son droit de propriété. Barth allait explorer l’Adamaoua, il fut mis, par le cheik, sous la protection du chef de l’ambassade, et partit pour le sud le 29 mars 1851.

« Toujours très-pauvre, dit le voyageur, et pis que cela, fort endetté, j’avais nourri l’espoir d’emporter mes bagages avec un seul chameau ; ce fut impossible et de nouveaux embarras s’ensuivirent. Pour comble de misère, nos cauris, c’est-à-dire notre seul avoir, n’avait pas cours dans cette contrée. Overweg, qui m’accompagna jusqu’à ma seconde étape, offrit en vain ses coquilles en échange de quelques aliments, et ne parvint à se procurer une chèvre qu’en la payant avec la chemise de l’un de ses domestiques.

« Deux jours après notre départ, nous nous arrêtons à Ou’lo-Koura, village qui appartient à la mère du cheik. Tout le pays, à cette époque de l’année, prend un aspect lugubre ; entrecoupé de bas-fonds qui, pendant les pluies, forment de vastes étangs, il est couvert de masakoua (holcus cernuus) lorsque les eaux se retirent ; mais dépouillés de leurs récoltes, ces bassins argileux, d’un noir foncé, donnent au paysage un air de désolation indicible.

« Le lendemain la perspective est différente, sans devenir plus agréable : un sol aride et nu, couvert çà et là de halliers d’où surgissent des tamarins épars ; puis une forêt épaisse convertie en marais dans la saison pluvieuse ; aujourd’hui qu’elle est à sec, des gens du voisinage y creusent des rigoles afin d’emplir une fosse qui leur sert d’abreuvoir. Ce sont des Chouas[2] ; l’un d’eux est aussi blanc que mes mains, et ses traits ont la distinction qui caractérise sa race. Il est rare que ces Arabes aient plus d’un mètre soixante centimètres ; mais leur gracilité les fait paraître de plus grande taille qu’ils ne le sont réellement. J’ai rencontré quelquefois des Foullanes vigoureux ; je n’ai pas vu de Choua robuste.

« De la forêt, nous entrons dans une plaine où sont plusieurs villages, et nous retombons dans un bassin d’argile noire, dont le sol desséché conserve la piste de nombreuses girafes. Nous sommes dans le Gamerghou, pays industrieux, où j’aperçois le premier champ de coton que nous ayons vu depuis Kouka. Le district d’Oujé, qui fait partie de cette province, et qui renferme un grand nombre de villes importantes avec marché considérable, est assurément l’un des plus riches du Bornou : au sud de Maidougouri, la plaine entière est un champ de millet ou de sorgho, interrompu seulement par de nombreux villages, parsemés de baobabs et de figuiers ; c’est l’endroit le plus riant que j’aie traversé depuis le Haoussa. Une rivière, qui prend naissance aux environs d’Alaouo, serpente dans la plaine, et va tomber dans le Tchad en passant à Dikoua. Nous la franchissons deux fois pour atteindre Mabani, ville étendue, située sur une colline de sable, et qui, après en avoir couvert le sommet et le versant méridional, en entoure la base et remonte sur une autre colline ; Mabani peut avoir neuf ou dix mille habitants, dont les huttes confortables indiquent l’aisance. Le commerce et l’industrie paraissent y fleurir, si l’on en juge par les deux cents boutiques de la place du marché, et par ses ateliers de teinture.

« Après Mabani, des champs fertiles, de beaux arbres, une herbe épaisse, de l’indigo, des bandes de travailleurs, du bétail auprès des mares, des villages dans toutes les directions, des fermes détachées, qui témoignent de la sécurité des habitants ; et parmi les céréales, des papayers dont le fruit délicieux a le goût de la crème, et, qui, de la grosseur d’une pêche, a malheureusement le noyau trop développé.

« Dans la bourgade où nous nous arrêtons, je ne vois pas une seule case ayant des murs en pisé ; c’est une preuve que la pluie n’y est jamais excessive. En sortant de ce village, nous apercevons, au sud, le mont Délabéda, qui me fait éprouver ce que j’ai ressenti à la vue des Alpes tyroliennes. Mais notre départ n’était qu’une feinte : une heure après, nous campions à Fougo-Mozari, près d’Oujé, dont le marché attirait mon escorte. Placé à la frontière des tribus païennes, et par cela même très-important pour la vente des esclaves, ce marché est digne de sa réputation. Il pouvait y avoir cinq ou six mille acheteurs, et leur nombre eût été plus grand sans la crainte inspirée par les tribus indépendantes qui se trouvent dans le voisinage.

« Le mont Délabéda, qui frappe de nouveau nos regards, annonce le commencement d’une région montagneuse. Sous un tamarin luxuriant un forgeron travaille avec activité, l’apprenti fait mouvoir le soufflet, l’ouvrier emmanche une hache, et le maître finit une lance. J’apprends qu’il tire son fer du Boubanjidda, qui fournit le meilleur du pays. À partir du district de Chamo, où nous entrons, le millet est rare et le sorgho généralement cultivé. Quelques marchands indigènes, armés de lances et poussant devant eux des ânes chargés de sel, se joignent à nous, car il y a tant de pillards un peu plus loin, qu’il faut être nombreux pour ne pas avoir à les craindre. Le pays témoigne à chaque pas des malheurs qu’il a subis : des traces d’ancienne culture, des huttes en ruines, se rencontrent çà et là au milieu de la forêt ; et des jongles, où l’herbe domine cheval et cavalier, recouvrent la place où fut la demeure de l’homme. Le terrain, formé d’une argile noire et marécageuse, est rempli de trous qui en rendent le parcours extrêmement difficile. J’y remarque des ruches souterraines où l’on trouve un miel de nature particulière. Après trois heures de marche dans ce pays dévasté, nous atteignons les restes d’un village autrefois considérable, et qui n’est plus habité que par quelques indigènes nouvellement convertis. Nous n’avons qu’une seule case, pour nous tous et je vais camper au dehors ; mais je ne suis pas couché qu’une tempête effroyable éclate, bouleverse ma tente et qu’une pluie torrentielle met à flots mes bagages. Le lendemain nouveau déluge ; nous étions dans le district de Molghoy, où les portes des cases, qui ont à peine trente centimètres d’ouverture, annoncent qu’il est nécessaire de s’y protéger contre la violence de la pluie.

« Bien qu’ils aient embrassé l’islamisme, les indigènes n’ont pour tout vêtement qu’une lanière de cuir passée entre les jambes, et qui souvent leur paraît superflue. J’ai été frappé de leurs formes harmonieuses, de leurs traits réguliers, que ne défigure aucun tatouage, et qui, chez beaucoup d’entre eux, n’offre rien du type nègre. La différence qu’offre la teinte de leur peau m’a également surpris ; elle est chez les uns d’un noir brillant, chez les autres couleur de rhubarbe, sans qu’il y ait entre ces deux tons de nuance intermédiaire ; toutefois c’est le noir qui prédomine. Je me suis arrêté devant une jeune femme qui avait près d’elle son fils, âgé de huit ans ; ils formaient à eux deux un groupe digne du ciseau d’un grand artiste ; l’enfant, surtout, ne le cédait en rien au diskophoros antique ; sa chevelure était courte et frisée, mais non laineuse ; il était d’un rouge lavé de jaune, ainsi que toute sa famille, et portait plusieurs rangs de perles de fer autour des bras et des jambes.

« Nous rentrons dans la forêt ; les clairières sont couvertes de pas d’éléphants de tous les âges, des fleurs remplissent l’atmosphère de leur parfum, et de temps en temps nous suçons la pulpe du toso[3], ou nous mangeons la racine du katakirri. La marche devient de plus en plus difficile ; on n’aperçoit que des mimosas de grandeur médiocre ; çà et là un baobab, dépourvu de feuilles, étend ses branches nues à la place où était un village ; il semble par son attitude exprimer son désespoir, car il aime la demeure du nègre, qui le recherche à son tour : ses feuilles naissantes et son fruit légèrement acide permettent aux indigènes d’assaisonner leur nourriture, et de donner un peu de saveur à leur boisson.

« L’herbe est grossière et ne forme plus que des touffes éparses ; le chemin est abominable ; il suffirait d’en détourner un instant les yeux pour tomber dans un trou plein de vase. La forêt devient moins épaisse, des bouquets d’arbres lui succèdent, et nous entrons dans une prairie qui s’étend jusqu’à la chaîne du Mandara. Le ton vert de la plaine, qui tranche avec le brun des montagnes, est d’un effet charmant, sous le ciel pur où le soleil brille. Nous gagnons le district d’Isségé ; des moutons et des chevaux couvrent les pâturages, des femmes travaillent dans les champs. Les indigènes ont évidemment souffert des rapines de leurs voisins, mais ne sont encore ni vaincus ni ruinés. Des hommes vigoureux et de grande taille, ceints d’une lanière de cuir, et portant une pique, mêlée à leurs instruments d’agriculture, s’approchent fièrement ou vont s’asseoir à l’ombre, et paraissent nous signifier que cette terre leur appartient. Quelque léger que soit leur costume, j’ai tout lieu de croire qu’ils se sont habillés pour la circonstance ; car, tombant à l’improviste au bord d’une mare, nous faisons fuir, à la grande frayeur de mon cheval, une espèce de virago totalement nue. Il est vrai que chez ces tribus naïves, on estime qu’un vêtement, si étroit qu’il puisse être, est plus essentiel pour l’homme que pour la femme.

« Sur le toit des cases séchait un poisson qui m’étonna par sa taille ; on me répondit qu’il venait d’un grand lac, situé à peu de distance, et que j’allai visiter. Les abords en sont tellement couverts de roseaux, qu’il me serait difficile de dire quelle étendue il peut avoir. Une masse de granit, d’environ cinq mètres de hauteur, formait la seule éminence qui s’élevât dans la plaine ; j’y montai, l’horizon était splendide : en face de moi, comme je l’ai dit précédemment, se déployait la chaîne du Mandara, tandis qu’au sud apparaissaient des montagnes plus hautes et de formes plus variées. Je vis alors pour la première fois le Mendif, que Denham a fait connaître à l’Europe, et qui a donné lieu à tant de conjectures. Ce n’est qu’un simple cône isolé, dont la base, où s’éparpille le village du même nom, a tout au plus dix ou douze milles de circonférence ; sa couleur blanchâtre, qui pourrait faire supposer qu’il est de formation calcaire, est due tout bonnement à la fiente de l’immense quantité d’oiseaux qui s’y réunissent ; sa véritable couleur est noire, m’ont dit les naturels ; la double pointe qui le termine est la preuve que c’est un ancien volcan, et sans doute il est formé de basalte. Je ne crois pas qu’il ait plus de cinq mille mètres au-dessus du niveau de la mer, ce qui ferait un peu moins de quatre mille mètres au-dessus de la plaine. Enchanté d’avoir atteint cette région, et plein de projets pour l’avenir, je remontai à cheval et repris la route du village. Tout en marchant, celui qui m’accompagnait me donna des détails sur les habitudes des Marghis, tribu assez nombreuse pour lever trente mille soldats.

Halte dans une forêt du Marghi. — Dessin de Rouargue d’après Barth (troisième volume).

« C’est, me dit-il entre autres choses, la coutume parmi ses compatriotes de se lamenter à la mort d’un jeune homme, et de se réjouir de celle d’un vieillard ; j’en acquis, la preuve dans la suite de mon voyage. Les Marghis se vantent, peut-être avec raison, d’être supérieurs à leurs puissants voisins ; il est, du reste, avéré que l’inoculation est très-répandue chez eux, et que dans le Bornou elle est exceptionnelle.

« Nous arrivions le surlendemain à Kofa, l’un des villages dont la mise à sac avait motivé l’ambassade que j’accompagnais. Des prairies émaillées de fleurs, de vastes champs de sorgho, des arbres vigoureux, toute l’exubérance de séve des régions tropicales ; mais une route de plus en plus dangereuse, une alarme continuelle, des habitants sur le point de tomber sur nous en se croyant attaqués. Le sentier monte peu à peu ; on voit à l’ouest différents groupes de montagnes qui séparent le bassin du Tchad de celui du Niger ; une gorge rocailleuse, encaissée par des blocs de granit, est franchie ; nous dominons une plaine immense, et nous gagnons les murs d’Ouba, dont les quartiers de l’est, où sont établis les vainqueurs, ressemblent à une colonie algérienne. Nous étions dans l’Adamaoua, ce royaume musulman greffé sur les païens, et que je désirais tant connaître. Je rêvais au sort des races de cette partie du monde, lorsque je reçus la visite du gouverneur, accompagné d’une suite nombreuse. Son costume et celui de ses compagnons n’avait ni élégance, ni propreté. Je demandai à quelle époque les Foullanes avaient, pour la première fois, émigré dans cette province ; on me répondit que les grands-pères de la génération présente l’avaient habitée comme éleveurs de troupeaux. Ils sont devenus les premiers du royaume ; mais la race vaincue leur disputera longtemps la possession du sol.

« Nos chameaux étaient pour la population un objet de curiosité ; on en voit rarement dans cette région plantureuse, dont cet habitant du désert ne supporte pas le climat. Plus grande encore fut la surprise du gouverneur et de ses courtisans, lorsqu’ils virent ma boussole, mon chronomètre, mon télescope, et l’impression minuscule de mon livre de prières. Les Foullanes sont pleins d’intelligence, mais d’un esprit malicieux ; ils n’ont pas cette excessive bonté des vrais nègres, et c’est par le caractère, bien plus que par la couleur de la peau, qu’ils diffèrent de la race noire. À Bagma, où nous arrivâmes le surlendemain, je fus frappé de la dimension des cases, dont un certain nombre a vingt mètres de longueur sur quatre ou cinq de large.

« De gras pâturages, après un sol aride, des montagnes que nous laissons à notre gauche, partout le déleb qui caractérise le district, une herbe épaisse d’où sortent de nombreuses fleurs violettes, et nous arrivons à Mboutoudi, qui entoure le pied d’une colline de granit, ayant six cents mètres de circonférence, et à peu près cent de hauteur. Ville importante avant la conquête, Mboutoudi n’a plus maintenant qu’une centaine de cases, et si ce n’était sa situation remarquable, elle resterait inaperçue. Malgré mon état de faiblesse, je voulus gravir la montagne, ascension difficile à cause de l’escarpement du roc, mais qui méritait d’être essayée. Quelques indigènes me suivirent, et bientôt je fus accompagné de la plus grande partie du village. Dans le nombre étaient deux jeunes Foullanes, qui tout d’abord m’avaient regardé avec une extrême bienveillance ; l’une avait quinze ans, l’autre neuf. Elles étaient couvertes d’une espèce de tunique montante ; les païens, au contraire, bien qu’ils eussent fait leur toilette, ne portaient qu’une bande de cuir passée entre les jambes, à laquelle se rattachait une feuille ; les femmes avaient, en outre, sous la lèvre inférieure l’ornement du métal que l’on voit chez les Marghis, dont ces tribus partagent les croyances religieuses et certainement l’origine.

« Parvenu au sommet de la montagne, j’écrivais sous la dictée des indigènes un vocabulaire de leur dialecte, puis je revins à ma case ; mais je n’y eus pas de repos : ces gens simples avaient fini par croire que j’étais leur divinité, qui leur consacrait un jour par pitié pour leurs malheurs, et c’était à qui solliciterait ma bénédiction. La nuit vint me débarrasser de la foule, mais non des deux jeunes filles, dont l’aînée me demanda en mariage dans les termes les plus nets. La pauvre créature avait raison de se mettre en quête d’un mari, car ses quinze printemps équivalaient aux vingt-cinq étés d’une Européenne.

« Le lendemain nous poursuivions notre route au milieu des pâturages boisés, de vastes champs de millet et d’arachides, qui sont pour les habitants de Ségéro ce que la pomme de terre est dans certaines parties de l’Europe. J’aime, le matin, ou après le repos du soir, à croquer ces pistaches souterraines, mais je n’ai jamais pu avaler plus de deux ou trois cuillères de la bouillie qu’on fait avec ces amandes. Il faut dire que les cuillères des indigènes sont de la dimension d’un bol. Ici la nature pourvoit à tous les besoins : les plats, les bouteilles et les verres poussent sur les arbres ; le riz croît spontanément dans la forêt, et le sol produit sans labeur, non-seulement du grain et des arachides, mais du manioc, des patates douces et une grande variété de calebasses. Nous passons à Saraou, puis à Bélem, où j’ai la visite de trois adolescents d’une grande beauté de corps et de visage. Chose remarquable, les Foullanes sont très-beaux jusqu’à leur vingtième année ; leur physionomie prend ensuite quelque chose du singe, qui défigure leurs traits, véritablement circadiens ; les femmes sont bien plus longtemps belles.

La forêt et les champs cultivés se succèdent jusqu’au bord d’un petit lac entouré de grandes herbes, foulées de tous côtés par les hippopotames. Les nuages s’accumulent, et nous atteignons Soulleri à la lueur des éclairs. Impossible de nous faire ouvrir la maison du gouverneur. En désespoir de cause, nous forçons la porte du fils, qui demeure en face. Je m’empare d’une grande salle, j’étends ma natte sur les cailloux dont le sol est jonché, suivant la coutume, et je tombe dans un profond sommeil, tandis que l’ouragan se déchaîne au dehors, et que le maître de la case tempête à l’intérieur, laisse mes compagnons sans souper, nos chevaux sans abri, et qui pis est sans provende.

« Le lendemain matin, l’air et le ciel étaient purs, les plantes ravivées par l’orage, mes compagnons de mauvaise humeur de l’accueil qu’ils avaient reçu, et moi plein d’enthousiasme en pensant que j’allais voir la Bénoué. Des fourmilières nombreuses, placées en lignes, et formant un spectacle curieux, annonçaient la proximité de l’eau ; nous traversâmes un village d’où l’on me fit apercevoir l’Alantika, dont le vaste sommet forme le territoire de sept tribus indépendantes. Aux champs cultivés succède une plaine marécageuse, déchiquetée par des fosses remplies d’eau, et qui, tous les ans, est complétement submergée. Une petite éminence, qui a l’air d’avoir été faite de main d’homme, s’élève du milieu des grandes herbes, et porte les cabanes des passeurs, d’où s’échappe une nuée d’enfants, de petits garçons bien faits et endurcis à la fatigue. Un quart d’heure après, la rivière coulait sous nos yeux de l’orient à l’occident. Çà et là, dans la plaine, on apercevait des montagnes détachées ; en face de nous, derrière une pointe de sable, tombait le Faro, dont la courbe majestueuse venait du sud-est, où je le remontais par la pensée jusqu’à l’Alantika. En aval de son embouchure, le Bénoué s’inclinait légèrement vers le nord, baignait le côté septentrional du Bagélé, disparaissait au regard pour traverser la région montagneuse des Bachama, longer l’industrieux Korafa, puis rejoindre le Niger, et se précipiter avec lui dans l’Océan.

« Il est rare que le voyageur ne soit pas trompé dans son attente, quand il est en face des lieux qu’il s’est retracés, mais la réalité dépassait tous mes rêves, et ce fut l’un des moments les plus heureux de ma vie. Né sur les rives de l’Elbe, j’ai toujours eu de la prédilection pour le bord des rivières, et malgré l’étude exclusive de l’antiquité, qui m’absorba trop longtemps, j’ai conservé cet instinct de mon enfance. Dès que j’en eus le pouvoir, associant les voyages à l’étude, ce fut ma joie de remonter au lit des sources, de les voir grossir, former des ruisseaux, puis des fleuves, et de les suivre jusqu’à la mer. Plus tard, poursuivant ma course aventureuse au cœur de la terre inconnue, mon plus vif désir fut de jeter quelque lumière sur les cours d’eau qui l’arrosent ; le Bénoué se plaçait au premier rang de mes préoccupations, et je voyais se confirmer la théorie que je m’étais faite à son égard : j’acquérais la certitude que, par ce grand chemin tout frayé, on arrivait jusqu’au centre de la Nigritie ; je me disais que l’influence et le commerce de l’Europe feront disparaître de ces contrées les guerres de religion et l’esclavage, c’est-à-dire la chasse à l’homme, et qui sèment le désespoir chez ces païens, où le bonheur germe spontanément.

« Après avoir franchi la rivière, nous passons dans une plaine boisée que l’on prendrait pour un parc ; de chaque côté de la route, des ossements de cheval marquent la ligne suivie par le gouverneur quand il revint de saccager le Mbana. Traversant un district populeux, nous approchons du Bagélé, dont les flancs soutiennent dix-huit villages, qui, grâce à leur situation, et aux piques à double lame de ceux qui les habitent, n’ont pas été conquis. Le pays s’anime de plus en plus ; nous traversons une bourgade, où les femmes, croyant voir dans nos chameaux des êtres sacrés, passent sous leur ventre pour en obtenir les bonnes grâces, et nous arrivons à Yola[4].

« C’était un vendredi, Lowel, le gouverneur, se trouvait à la mosquée, et personne n’était là pour nous recevoir. Le lendemain, Lowel était à la campagne ; lorsqu’à son retour, nous allâmes au palais, nous fîmes le pied de grue pendant une heure, et je revins chez moi sans avoir pu offrir le burnous de drap ponceau que j’avais trouvé dans les bagages de M. Richardson. J’eus heureusement, pour me distraire, la visite de deux Arabes, dont l’un, natif de Moka, avait exploré la côte orientale de l’Afrique, et vu Madras et Bombay. Vint enfin notre jour d’audience ; le gouverneur, que nous trouvâmes dans la grande salle d’une espèce de château fort, parut satisfait de la lettre que le cheik m’avait donnée pour lui ; mais les dépêches que lui remit le chef de l’ambassade l’ayant exaspéré, sa colère se tourna contre moi, il m’accusa d’intentions perfides, et pour la seconde fois il me fallut remporter mes présents. Inquiet et malade, je revins à ma case, après deux heures d’attente passées d’abord sous une pluie diluvienne, puis sous un soleil dévorant ; et le lendemain je fus invité à déguerpir, sous prétexte que je ne pouvais rester dans la province qu’avec l’autorisation du sultan de Sokoto.

« Malgré ma fièvre et la chaleur accablante (c’était au milieu du jour), je fis faire les préparatifs de départ ; je montai à cheval, me cramponnai à ma selle, et, rappelé de deux évanouissements successifs par la brise qui commençait à souffler, je repris la route de Bornou, à laquelle la pluie des jours précédents avaient rendu toute sa fraîcheur[5]. »


Les Ouélad-Sliman. — Situation politique du Bornou. — La ville de Yo. — Ngégimi ou Ingégimi. — Chute dans un bourbier. — Territoire ennemi. — Razzia.

« J’arrivai malade à Kouka, et la saison des pluies commençait. Dans la nuit du 3 août, une averse fit de ma chambre une véritable mare, endommagea mes bagages, et aggrava ma fièvre d’une façon désastreuse. Les étangs, formés dans tous les coins de la ville, devinrent d’autant plus pernicieux qu’ils renfermaient tous les genres d’immondices et de charognes, et j’aurais dû me retirer dans un endroit plus sain ; mais il fallait vendre les marchandises arrivées en mon absence, payer nos dettes, et faire les préparatifs de nouvelles explorations. Toutefois, je me hâtai d’en finir ; le gouvernement envoyait des Ouélad-Sliman dans le Kanem, soi-disant pour reconquérir les districts orientaux de cette province ; et, me joignant à ce corps expéditionnaire, je quittai la ville au commencement de septembre.

« Je n’ignorais pas que les Ouélad-Sliman sont les plus francs voleurs du globe ; mais nos instructions nous ordonnaient d’explorer la marche orientale du lac, et nous ne pouvions y parvenir qu’en nous réunissant à ces bandits.

« Si le Bornou tire un bénéfice réel de sa position au centre du Soudan, il lui doit en échange d’avoir à lutter sans cesse avec l’un ou l’autre des pays qui l’entourent. Au nord il est menacé par les Turcs, au nord-ouest pillé par les Touaregs, à l’ouest et au midi les Foullanes convoitent cette région fertile en esclaves, à l’est l’empire barbare et puissant du Ouaday brise la frontière et déborde sur ces riches provinces, qu’il a envahies en 1844. Mais à l’époque de mon départ l’heure était favorable pour le Bornou : la guerre civile déchirait le Ouaday ; Bokhari, l’exilé de Kadéjà, venait de battre le sultan de Sokoto ; et dans l’Adamaoua le gouverneur avait trop de ses propres affaires. Aussi mon ami El-Beshir rêvait-il de marcher sur Kano, pendant que mes compagnons iraient piller le Kanem.

« Le 11 septembre, monté sur un cheval magnifique, présent du vizir, je sortis de la ville accompagné d’Overweg, et pris les devants sur notre escorte qui devait partir le 12. Rien ne me rend heureux comme l’espace, une tente commode, une belle et bonne monture, et je sentais les forces me revenir au grand air. Le lendemain au réveil, j’oubliai les moustiques, et je regardai le paysage pendant longtemps ; c’était le plus modeste qu’on pût voir, mais il avait tant de calme et de sérénité que j’éprouvai un sentiment délicieux, et me sentis pénétré de gratitude envers la Providence. Après avoir traversé les champs de millet du Daouerghou, franchi des collines de sable, rencontré des Kanembous nomades, et enlevé le mouton le plus gras d’un troupeau, malgré mes efforts et les cris du berger, nous entrâmes dans la ville de Yo, dont les rues étroites, horriblement chaudes, et sentant le poisson, me parurent un séjour intolérable.

« À l’extérieur, la rivière coulait à plein bord vers le Tchad, et je ne me doutais pas que je camperais un jour dans son lit desséché. Sur les deux rives, des crucifères, de belles acacies, des tamarins splendides chargés de pélicans et d’oiseaux de toute espèce ; du coton, du froment au pied des arbres ; peu de céréales et de bétail ; beaucoup de poisson, qui forme la principale nourriture des habitants. Des hommes se baignent dans la rivière, des femmes y puisent de l’eau, des groupes d’indigènes la traversent à la nage, leurs habits noués sur la tête, ou bien assis sur une planche que soutiennent deux calebasses. Tandis que nous regardons ce spectacle animé, les termites dévorent mes sacs de cuir. Passe une caravane chargée de dattes, nos bandits se rassemblent, tombent sur les arrivants, et se partagent la cargaison ; le soir, ils pillaient un troupeau, et c’est ainsi que nous marquons notre passage.

« Le 23, ayant laissé derrière nous tout vestige de culture et gravi des collines de sable, nous apercevons les eaux du Tchad que les pluies ont fait déborder. Toute la plaine est couverte de capparis sodata, dont les indigènes retirent un sel fade, moins mauvais, pourtant, que celui des environs de Kotoko où il est extrait de la bouse de vache. Nous entrons le lendemain dans la célèbre Ngégimi, et nous sommes tout désappointés de ne voir qu’un pauvre village, quelques huttes éparses, dépourvues de tout confort, dont les habitants, qui ont faim, nous demandent du millet en échange de leurs maigres volailles. Deux ans après, ces malheureux devaient être capturés par les Touaregs, et ceux qui échappèrent à l’esclavage furent contraints, par l’inondation, d’aller s’établir sur une colline de sable, où je les retrouvai plus tard. Quant à Woudie, saccagée par les Touaregs en 1838, quelques dattiers indiquent seuls l’endroit où fut cette ville, l’une des anciennes résidences du roi de Bornou. Je pensais au sort de cet empire de Kanem, autrefois si brillant[6] ; j’avais sous les yeux d’immenses rizières, de gras pâturages, le sol le plus fertile du monde, et cependant un pays désolé : des villages en ruines, des villes croulantes, des pasteurs craintifs, dont mes bandits enlevaient le bétail ; mais j’ai l’espoir que nos travaux aideront à rappeler la vie dans ces contrées fertiles.

« Nous voyons des bruyères entre les pâturages, des lagunes salées parmi les collines de sable ; le terrain devient de plus en plus marécageux, il manque sous les pieds de mon cheval, et celui-ci tombant m’entraîne dans la vase, où il reste immobile. On conçoit l’aspect que je devais offrir avec mon burnous blanc, et la peine qu’il me fallut prendre pour retirer ma bête, car nos larrons me regardaient faire sans m’aider le moins du monde.

« Toujours détroussant et pillant, notre escorte, diminuée par de nombreuses désertions que les querelles avaient fait naître, approchait du territoire ennemi.

« Le 11 octobre nous traversions l’une de ces vallées étroites, qui déchirent la plaine sableuse, et nous dressions nos tentes au bord du plateau qui domine le puits d’El-Ftaim. De là nous partions le lendemain, pour entrer dans un pays d’où la trace de l’homme a complétement disparu.

« Jusqu’ici nos maraudeurs n’avaient fait que prélever la dîme sur les troupeaux et les biens ; mais le brigandage allait devenir plus sérieux. On s’arrêta pour délibérer ; le chef harangua la bande, et lui intima ses ordres : combat à outrance, pas de quartier aux vaincus ; et promesse de dédommagement à quiconque perdrait son cheval ou son chameau. Deux porte-étendard coururent devant l’armée en agitant leur bannière blanche ; les cavaliers sortirent des rangs, et jurèrent de vaincre ou de mourir.

Au coucher du soleil on dressa les tentes, il fut ordonné de garder le silence et de ne pas faire de feu, dans la crainte d’être aperçu ; mais la nuit arrivée, une raie flamboyante se dessina au sud-est, prouvant que l’ennemi savait que nous approchions, et se réunissait pour le combat. Nous partîmes aussitôt, et ne fîmes halte qu’au jour, sur un terrain couvert de broussailles. Les cavaliers poussèrent en avant pour faire une reconnaissance, et nous restâmes, Overweg et moi, avec soixante-dix chameaux du train, montés par de jeunes gars, dont quelques-uns n’avaient pas plus de dix ans ; mais dès qu’il fit grand jour, il devint impossible de retenir la petite troupe, et il fallut partir. Bientôt nous descendîmes dans la vallée de Gesgi ; la troupe se débanda : nos jeunes rapaces avaient aperçu des moutons, et les poursuivaient, tandis que leurs aînés saccageaient un hameau. Un peu plus loin est la vallée d’Hendéri-Siggési. Dans la coulée, à quarante mètres de profondeur, des bosquets de dattiers, des champs de froment dont la brise agitait les épis ; sur le plateau, du millet prêt à être coupé : de riches moissons, de la verdure, un village en flammes, des habitants en fuite, scène émouvante dont j’ai tenté de faire l’esquisse.

« Des malheureux avaient cherché un asile au plus épais du fourré, quelques-uns de nos massacreurs les aperçoivent, jettent leur cri de guerre et se précipitent au fond du val ; les réfugiés sortent du bois, tombent sur leurs assaillants désunis, leur prennent deux chameaux et disparaissent. Nous perdons de vue nos brigands que nous finissons par revoir dans une vallée plus profonde, chassant devant eux un troupeau de moutons.

« Après les avoir rejoints, nous arrivons dans une petite vallée, garnie d’une profusion de mimosas, et contenant, dans sa partie la plus basse, des puits qui servent à irriguer une belle plantation de coton. À peine les chevaux sont-ils abreuvés, qu’on repart en toute hâte, pour ne s’arrêter que le soir. Il y avait trente-quatre heures que j’étais à cheval ; dévoré par la fièvre, épuisé par la fatigue, je m’évanouis en mettant pied à terre, et tous mes compagnons crurent que j’allais mourir. La bande s’était fortifiée dans son douar avec ses bagages, et les sacs remplis du grain qu’elle avait dérobé ; mais elle n’était pas tranquille.

« Pendant la nuit j’entends nos Sliman pousser leur cri de guerre : un corps d’ennemis nombreux se dirigeait vers le camp. J’appris cette nouvelle avec l’indifférence d’un homme écrasé par la fièvre, et ne songeai même pas à me lever. Des coups de feu retentissent, Overweg m’annonce la défaite de nos hommes, monte à cheval et s’éloigne ; je prends mes armes, on selle ma bête, et je me dirige vers le couchant, tandis qu’on attaque le douar du côté opposé. Mais bientôt la fusillade recommence derrière moi ; nos gens s’étaient ralliés et fondaient sur l’ennemi, occupé de son butin. J’avertis Overweg, et nous retournons au camp : plus de bagages, aucun vestige de ma tente. Cependant les Arabes continuent leur poursuite, ressaisissent le bétail, et à peu près tout ce qui nous appartient. La perte se borne, en fin de compte, à nos provisions de bouche, à nos ustensiles de cuisine, et au livre d’heures de M. Richardson, que je regrettai vivement.

« Nouvelle attaque des indigènes au coucher du soleil ; ils sont battus de nouveau ; mais en dépit de cette victoire, l’anxiété de nos gens est extrême ; ils partiraient immédiatement, s’ils n’avaient peur d’être surpris au milieu des ténèbres. Les chevaux sont sellés, chacun veille, et le cri des sentinelles résonne à chaque instant. Le plus effaré de la bande est un juif renégat, qui se croit à sa dernière heure, et cherche partout un rasoir pour se couper les cheveux d’une manière orthodoxe avant de mourir. Le jour paraît sans qu’on ait vu l’ennemi ; et c’est à qui prendra le pas sur son voisin, dès que le soleil donne le signal du départ.

« Quinze chameaux, trois cents têtes de gros bétail et quinze cents chèvres ou moutons furent pris dans cette campagne. Nous eûmes cinq morts et un assez grand nombre de blessés. On parlait de retourner à Bourka-Drousso, mais rencontrant une caravane qui se dirigeait sur Kouka, nous nous séparâmes de nos bandits, quels que fussent nos regrets de laisser derrière nous la partie la plus intéressante du Kanam, ce pays aux vallées fécondes, aux cités populeuses, telles que Njimiyé, Aghafi et tant d’autres, qui, célèbres autrefois, n’existent plus que dans le récit de l’expédition d’Edris. »


Nouvelle expédition. — Troisième départ de Kouka. — Le chef de la police. — Aspect de l’armée. — Dikoua. — Marche de l’armée. — Le Mosgou. — Adishen et son escorte. — Beauté du pays. — Chasse à l’homme. — Erreur des Européens sur le centre de l’Afrique. — Incendies. — Baga. — Partage du butin.

Dix jours après mon retour à Kouka, je partais de nouveau pour aller rejoindre, cette fois, une véritable armée. Le cheik et son vizir avaient déjà quitté la ville ; on ne savait pas la direction qu’ils devaient prendre, mais on citait le Mandara dont le gouverneur, protégé par ses montagnes, aurait eu des velléités de rébellion. À parler franc, les coffres, ou plutôt les chambres à esclaves de ces messieurs étaient vides, et il importait de les remplir, quel que fût l’endroit qui en fournît les moyens.

« L’armée avait passé Ngornou lorsque j’arrivai au camp, où l’on me fit dresser ma tente auprès de celle de Lamino. Jadis voleur de grand chemin, ce larron émérite, devenu chef de la police du royaume, était fort précieux pour le vizir qui n’aurait pas eu la force d’adopter une mesure rigoureuse. L’ex-bandit, au contraire, n’avait pas de joie plus vive que de torturer ou de mettre à mort ; cela ne l’empêchait pas d’être fort tendre à ses heures, et je m’amusais beaucoup de l’air sentimental dont il parlait de sa favorite, qui le suivait dans cette expédition. Il n’était pas le seul qui eût amené ses amours ; la plupart des courtisans avaient avec eux une partie de leurs harems, et lorsque l’armée s’arrêta sous les murs de Dikoua, la diversité des abris qui surgirent tout à coup, l’aspect varié des combattants, le nombre des chevaux, souvent d’une beauté remarquable, la quantité prodigieuse des bêtes de somme, chameaux et bœufs, qui portaient les provisions, les meubles, les femmes voilées et richement vêtues des dignitaires, formaient un spectacle des plus intéressants.

« La ville de Dikoua, elle-même, l’une des plus grandes cités du royaume, et l’ancienne résidence des chefs du pays, méritait de fixer nos regards. Ses murs de dix mètres de hauteur et d’une épaisseur considérable, ses habitations importantes, chacune entourée d’une cour spacieuse, m’impressionnèrent vivement. Partout des arbres magnifiques, des palissades bien entretenues, et recouvertes d’une liane de la plus grande beauté. Devant le palais du gouverneur, un arbre à caoutchouc, dont la cime de douze à quinze mètres de rayon, qui jadis abritait le grand conseil, n’entend plus aujourd’hui que le caquet des oisifs. Au dehors, le Yaloué traverse une forêt luxuriante, et de vastes champs de coton produisent la matière première de l’industrie des habitants.

« Quelques jours après, nous campions le soir à côté de Zogoua. J’avais à peine dressé ma tente que cet affreux Lamino vint me chercher pour me mettre en présence de deux scélérats, dont il avait fait passer la tête dans une machine, formée de grosses pièces de bois, et qu’il avait condamnés à se déchirer mutuellement avec un long fouet d’hippopotame. J’eus beaucoup de peine à lui faire entendre que cette vue m’était désagréable, et je lui donnai, afin de me débarrasser de lui, une poignée de clous de girofles pour sa bien-aimée, dont je connaissais les talents culinaires. Enchanté du présent, il me répéta combien il adorait cette femme : « Un amour réciproque, ajouta-t-il, avec un tendre sourire, est le plus grand bien qu’on puisse avoir en ce monde. » déclaration qui m’ébouriffait toujours et me paraissait fort ridicule, émanant d’une pareille masse de chair.

« Zogoua est la dernière ville du côté du Bornou ; et nous allions pénétrer chez l’ennemi.

« Le 10 décembre nous étions à Diggéra où nous restâmes cinq jours. C’est là que pour la première fois j’eus un véritable échantillon de ces canaux, à peu près stagnants, qui caractérisent la partie équatoriale de l’Afrique, et justifient les contradictions apparentes des voyageurs au sujet de la direction des eaux de cette contrée. Ces canaux sont de deux sortes : les uns, en rapport immédiat avec la rivière, se dirigent souvent dans le même sens qu’elle ; les autres, complétement indépendants, sont des espèces de drains collecteurs qui se forment au fond des plis de terrain. C’est à ce dernier système que se rattache le canal vaseux de Diggéra, bien qu’on m’ait affirmé qu’il va rejoindre le Tchad. Le soir, nous en causâmes chez le vizir ; une discussion tellement scientifique en résulta, qu’elle eût fermé la bouche à ceux qui méprisent l’intelligence des habitants de cette contrée.

« Nous n’étions plus alors qu’à un jour de marche de la capitale du Mandara, et il était urgent pour nos amis, de savoir ce qu’ils voulaient faire. On leur avait dit, quelques jours avant, que le chef de cette province était décidé à la résistance ; cette nouvelle les avait profondément abattus, et ce fut avec la joie la plus sincère qu’ils virent arriver un serviteur du rebelle, accompagné d’un présent de dix belles esclaves et apportant l’offre d’une entière soumission ; tel fut du moins le rapport officiel. Un indigène m’affirma au contraire que loin de se soumettre, l’impérieux vassal ne parlait du Bornou qu’avec dédain. Toujours est-il que le vizir m’apprit d’un air triomphant l’heureuse issue de l’affaire du Mandara, et ajouta que le cheik allait retourner à Kouka, tandis qu’à la tête du gros de l’armée, il se dirigerait vers le Mosgou.

Village mosgou. — Dessin de Rouargue d’après Barth (troisième volume).

« Je n’ignorais pas quel était le but de l’expédition, mais nous pouvions en diminuer les horreurs, et nous nous décidâmes à accompagner le vizir. C’était d’ailleurs l’unique moyen d’étudier la communication qu’établit le Bénoué entre le bassin du Tchad et le Niger.

« On se mit en marche, et ce fut pour moi un plaisir indicible ; nos hommes, se déployant sur une immense étendue, émaillaient la plaine de leurs groupes si variés : la grosse cavalerie aux vêtements bourrés de ouate, ou revêtue de la cotte de maille, et du heaume ; les Chouas simplement couverts d’une tunique flottante, montés sur de petits chevaux sans figure, mais robustes ; les esclaves pimpants et vaniteux, parés de burnous écarlates, ou d’étoffes de soie aux couleurs diverses ; les Kanembous entièrement nus, sauf leur tablier de cuir, avec leurs grands boucliers, leur faisceau de lances et leur coiffure barbare ; et à l’arrière-garde, les chameaux et les bœufs. Tous pleins d’ardeur, se dirigeaient vers la région inconnue du sud-est.

Chef kanembou. — Dessin de Rouargue d’après Barth (troisième volume).

« Je suivais avec enivrement cette multitude qui ne semblait réunie que pour une partie de plaisir. Çà et là un troupeau de gazelles effarouchées entraînait à sa poursuite les Kanembous et les Chouas, qui, animés par les cris des spectateurs, se disputaient la bête ; une perdrix, une pintade prenait son vol, et, abasourdie par les clameurs de la foule, tombait d’elle-même entre les mains des soldats. En certains endroits le sol, pareil à un immense échiquier, témoignait du nombre d’éléphants qui avaient dû s’y réunir, et dont ces trous marquaient la piste. Le jour suivant, les buissons se rapprochèrent, au fourré succéda la forêt, puis elle devint moins épaisse, fut remplacée par des champs de riz sauvage, et l’on dressa les tentes auprès d’une belle nappe d’eau, qui nous permit d’ajouter du poisson à nos rôtis de lièvre et d’éléphant.

« Dès l’aurore toute l’armée était en rumeur, et les chefs revêtaient leur plus beau costume. Nous entrions dans le Mosgou, et nous retrouvions les Foullanes qui, s’avançant toujours, et subjuguant les païens, sont venus jeter ici les fondements d’un nouvel empire. Nous nous arrêtons pour recevoir le chef mosgovien Adishen, dont les cavaliers nus, montés sur de petits poneys sans selle et sans bride, ont l’aspect le plus sauvage. À peu de distance, nous rencontrons le chef des Foullanes avec deux cents hommes, dont les tuniques, les châles, le harnachement annoncent un degré supérieur de civilisation, mais qui sont loin d’avoir grand air. Lorsque les tentes sont dressées, Adishen se présente chez le vizir, se plaint des Foullanes et sollicite la protection du cheik. On l’affuble d’une chemise noire, d’une riche tunique de soie, d’un grand châle égyptien ; on le salue du nom de gouverneur, et le voilà fonctionnaire du Bornou, seul moyen pour lui de conserver l’existence ; mais au prix de quels sacrifices !

Chef mosgovien. — Dessin de Rouargue d’après Barth (troisième volume).

« Nous avons atteint la région du déleb, variété du borassus flabelliformis, qui s’étend du Mosgou jusqu’à la frontière du Kordofan. Quel dommage d’être avec ces odieux chasseurs d’hommes, qui, sans égard pour la beauté de ce pays et le bonheur de ceux qui l’habitent, répandent la dévastation, uniquement pour s’enrichir. De vastes champs de céréales, parsemés de villages, de grands arbres à la cime étalée, dont les branches soutiennent la provision de foin pour la saison pluvieuse ; des mares creusées de main d’homme, auxquelles il ne faudrait que des canards et des oies pour me rappeler celles de mon pays natal ; des greniers soigneusement construits, de larges sentiers bordés de haies bien tenues, des tombeaux, annonçant le respect des morts, que le vainqueur, plus civilisé, abandonne aux hyènes. Absorbé par ce tableau, je ne m’aperçois pas que l’armée a pris les devants ; quelques Chouas passent au milieu des arbres, et je me hâte de les rejoindre. Dans la plaine ou nous arrivons, des cavaliers battent les haies des villages ; ici un indigène fuit à toutes jambes ceux qui le poursuivent ; là-bas c’est un malheureux qu’on arrache de sa case, plus loin un troisième, qui s’est blotti dans un massif de figuiers, sert de point de mire aux flèches et aux balles, tandis qu’un certain nombre de Chouas s’efforcent de contenir les troupeaux qu’ils ont pris.

« J’entends enfin le tambour, le son me guide ; j’apprends que les païens ont brisé la colonne du vizir, et dispersé l’arrière-garde. Pauvres gens ! ce n’est pas la bravoure qui leur manque ; s’ils avaient un chef et des armes, ils tiendraient en respect leurs dangereux voisins ; mais ils n’ont que des lances, pas même de flèches.

« On avait pris mille esclaves, coupé froidement la jambe à cent soixante-dix hommes, laissant à l’hémorragie le soin de les achever. Nous arrivons à Demmo ; près de ce village passe une rivière importante, dont la rive opposée longe une forêt splendide. Quelle fausse idée nous avons tous de ces régions africaines ! À la place de cette chaîne massive des monts de la Lune, quelques montagnes éparses ; au lieu d’un plateau desséché, de vastes plaines d’une fécondité excessive, et traversées par d’innombrables cours d’eau.

« Nos gens regardent avec dépit cette rivière qui les empêche de poursuivre leur gibier. Ils n’en prennent pas moins un nombre considérable de femmes et d’enfants, sans parler du bétail ; et nous campons sur les ruines de ce village, dont une heure auparavant la population était riche et heureuse.

« Nous ne trouvons plus que des hameaux déserts, que nos pillards brûlent en toute sécurité. À Baga, la besogne est déjà faite ; mise à sac l’année précédente, il ne reste plus que des ruines ; tout ce que la flamme a pu détruire a disparu ; les cours intérieures du palais, autrefois remplies de hangars, ont seules conservé leurs cases, dont les tourelles en pisé témoignent d’un art que je ne m’attendais pas à trouver dans le Mosgou. Il n’y a de chambres closes que pour le vizir et son harem ; le temps est froid, et rien n’est douloureux comme d’entendre les gémissements de ces pauvres Mosgoviens, arrachés de leur demeure, et laissés nus au dehors par cette nuit rigoureuse. Nous n’en restons pas moins plusieurs jours dans cet endroit glacial, l’usage voulant qu’on partage le butin sur le territoire ennemi.

« Bien que l’expédition n’eût pas été fructueuse, elle ramena dix mille têtes de gros bétail, et environ trois mille esclaves, y compris de vieilles femmes ne pouvant plus marcher, de véritables squelettes, horribles à voir dans leur entière nudité. Le commandant en chef reçut pour sa part le tiers du produit de la chasse, plus la totalité des gens pris sur le territoire d’Adishen, et qui constituaient une espèce de tribu. »

Intérieur d’une habitation mosgovienne. — Dessin de Rouargue d’après Barth (troisième volume).


Entrée dans le Baghirmi. — Refus de passage. — Traversée du Chari. — À travers champs. — Défense d’aller plus loin. — Hospitalité de Bou-Bakr Sadik. — Barth est saisi. — On lui met les fers aux pieds. — Délivré par Sadik. — Maséna. — Un savant. — Les femmes de Baghirmi. — Combat avec des fourmis. — Cortége du sultan. — Dépêches de Londres.

Rentré à Kouka le 1er  février, notre voyageur s’en éloigna de nouveau le 4 mars 1852. Toujours dénué de ressources, luttant contre la misère qui s’ajoutait à la fièvre, à la fatigue, à mille dangers, à mille obstacles, il entrait le 17 mars dans le Baghirmi[7], région où pas un Européen n’avait encore pénétré.

« Je me trouvais en avant, dit Barth, lorsque j’aperçus, entre les feuilles, une eau transparente dont la brise agitait la surface. C’était la grande rivière du Kotoko.

« Des bateliers apparaissent, nous allons à leur rencontre, ils refusent de nous passer avant d’en avoir reçu l’autorisation. Je suis suspect ; le sultan fait la guerre, je pourrais en son absence renverser le trône, asservir le pays, et le chef du village m’en interdit l’entrée. Je retourne sur mes pas, afin de donner le change aux passeurs ; mais le lendemain matin je me présente au bac de Mélé ; un bateau se détache du bord, et nous voguons sur le Chari, qui, en cet endroit, n’a pas moins de six cents mètres de large et quatre ou cinq de profondeur. Nos chevaux, nos chameaux, nos bœufs nagent à côté de la barque ; nous abordons sur l’autre rive, où nous recevons bon accueil, et où je suis agréablement surpris de la taille et de la figure des femmes ; néanmoins, nous nous empressons de quitter le village, en nous félicitant du succès que nous avons obtenu.

« Nous n’avons pas fait un mille, que nous apercevons un serviteur du chef ; nous prenons à travers champs et passons une rivière à gué. Une ligne de hameau, presque interrompue, borde cette langue de terre féconde ; çà et là des groupes d’indigènes sortent d’une épaisse feuillée, des troupeaux nombreux couvrent la prairie marécageuse, où l’on voit une foule d’oiseaux : le pélican, le marabout immobile, et voûté comme un vieillard, le grand dédégami au plumage azuré, le plotus au cou de serpent, des ibis, des canards de différente espèce, et tant d’autres. Quelles sources de joies inépuisables pour le chasseur ! Toutefois je ne pense qu’à une chose : on m’empêchera d’aller plus loin ! Je ne devrais pas m’arrêter ; mais le soleil est si ardent et l’ombre si fraîche ! Tandis que je me repose, un homme, accompagné de sept autres, me signifie que je ne peux pas continuer mon voyage, qu’il me faut la permission de l’autorité supérieure ; bref, je suis interné à Bougoman.

« Nous nous retrouvons sur le bord du Chari ; en face est la ville qui doit me servir de prison ; elle paraît délabrée, mais renferme de beaux arbres, où le déleb et le cucifère dominent. C’est le jour du marché ; une foule d’individus attendent les passeurs ; ils disparaissent les uns après les autres ; mais mon tour n’arrive pas. Je dépêche à la ville le cavalier qui m’escorte, et je m’impatiente au soleil qui me dévore. Une heure après mon homme revient, l’oreille basse ; on ne veut pas me recevoir, malgré l’ordre qui m’interne.

« Nous sommes repoussés de nouveau à Bakada, village divisé en quatre bourgades, où nous arrivons le soir. Je continue jusqu’au troisième groupe de cases, et je trouve enfin l’hospitalité chez Bou-Bakr Sadik, vieillard aimable, qui m’a laissé le plus doux souvenir. Il avait fait trois fois le pèlerinage de la Mecque, vu les grands vaisseaux des chrétiens, et se rappelait les moindres détails des lieux qu’il avait traversés. De plus il n’était personne qui pût comme lui, et dans un arabe aussi pur, m’initier à l’histoire et au caractère de cette région. Avec quelle chaleur il me retraçait la lutte que son pays soutint contre le Bornou pendant plusieurs années ! Il y avait pris part, et ajoutait avec orgueil que le cheik n’avait eu la victoire qu’après avoir appelé à son secours le pacha du Fezzan. Avec quelle joie enthousiaste il me disait comment ses compatriotes avaient repoussé les Foullanes, et fait contre eux une expédition victorieuse ! Puis avec quelle tristesse il me dépeignait la grandeur et la prospérité du Baghirmi, avant qu’Abd-el-Kerim Saboun, le sultan du Ouaday, n’eût pillé ses trésors, fait son roi tributaire, et capturé une partie de ses habitants. « Des districts entiers, couverts de moissons et de villages, me disait-il d’une voix navrante, sont transformés en solitudes incultes ; les puits sont desséchés, les canaux sont taris, la vermine dévore tout dans les champs, et la disette est venue. » Il est certain que le pays semble être châtié par la colère céleste : je n’ai vu nulle part autant d’insectes destructeurs ; il y a surtout un gros ver noir, et un scarabée jaune, qui valent à eux seuls toutes les sauterelles d’Égypte.

« L’individu que j’avais expédié au lieutenant de la province ne revenait pas, et sans la parole instructive de Sadik j’aurais perdu patience. L’excellent homme, d’une activité sans pareille, travaillait tout en causant, et je m’amusais beaucoup de lui voir, non-seulement raccommoder ses habits, mais confectionner des objets de toilette pour une de ses épouses qui habitait Maséna, et qu’il avait le projet d’aller voir. Posait-il son aiguille, il triait de l’indigo pour teindre sa tunique, râpait quelque racine médicinale, ou ramassait les grains de millet qu’il avait laissés tomber la veille.

« Quand Sadik eut terminé ce qu’il destinait à sa femme, il partit pour la capitale, me promettant de revenir le lendemain ; trois jours passèrent, mon hôte n’était pas arrivé ; je n’y tins plus, et fis mes préparatifs pour quitter Bakada.

« Nous marchions depuis quatre jours à travers la forêt et les jongles, ne sortant de la vase que pour souffrir de la soif ; tout cela dans l’espoir d’arriver à Jogodé, place importante, d’où je devais ensuite gagner facilement le Chari. Mais au lieu d’atteindre cette ville, nous nous retrouvons à Mélé, sur la route que nous avions prise pour venir, et où des émissaires du lieutenant de la province m’attendaient depuis le matin avec la mission de m’interdire le passage. Toutes mes paroles furent inutiles ; les gens du gouverneur me saisirent brusquement, et j’eus les fers aux pieds. On s’empara de mes armes, de mes bagages, on prit ma montre, mes papiers, ma boussole et mon cheval ; on me porta sous un hangar, où furent placés deux sentinelles. Ce n’était pas assez : il me fallut subir les homélies de ces fatalistes qui m’exhortaient à la résignation, sous prétexte que tout vient de Dieu. J’avais par bonheur le premier voyage de Mungo Park, et l’exemple de cet homme illustre m’aida puissamment à supporter cette épreuve.

« J’en étais là, pensant au moyen de faire pénétrer les lumières européennes dans cette partie du monde, lorsque le soir du quatrième jour mon vieil ami arriva, au galop de mon cheval, et transporté d’indignation à la vue de mes fers, me les fit ôter sur-le-champ. Tout ce qui m’appartenait me fut rendu, à l’exception d’un pistolet qu’on avait envoyé au gouverneur ; et le lendemain matin je partais avec Sadik.

« Après deux jours de marche, nous aperçûmes tout à coup une large dépression de terrain, garnie de verdure, et parsemée de décombres : c’était Maséna, dévastée comme le reste de la province. Il fallut attendre la permission du chef ; on nous l’apporta, et nous franchîmes l’enceinte croulante, qui, bien moins étendue qu’elle ne l’était jadis, est beaucoup trop large pour la ville qu’elle renferme. Nous traversons de grands pâturages et nous arrivons à la partie habitée.

Entrée du sultan de Baghirmi dans Maséna, sa capitale. — Dessin de Rouargue d’après Barth (troisième volume).

« À peine sommes-nous établis, qu’on vient me saluer de la part du lieutenant-gouverneur ; je lui envoie plusieurs mètres d’indienne, un châle, des essences, du bois de santal qui est fort apprécié à l’est du Bornou, et je lui fais dire que je ne peux aller le voir que lorsque mon pistolet m’aura été rendu. On me promet de me restituer cette arme lorsque j’entrerai chez le lieutenant, et je vais faire ma visite, accompagné de mon vieil ami. Je trouve un homme affable, vêtu d’une simple tunique bleue, et qui peut avoir la cinquantaine. Il s’excuse des mesures que l’on a prises à mon égard, me rend mon pistolet, et me prie d’attendre avec patience l’arrivée du sultan.

« Le départ du chef avait entraîné celui de la cour, et la ville était déserte ; mais il y restait un homme dont la société fut pour moi d’un prix inestimable. Faki Sambo, grand et mince, la barbe rare, la figure expressive, bien qu’il fût aveugle, était versé non-seulement dans toutes les branches de la littérature arabe, mais il avait lu Aristote et Platon. Je n’oublierai jamais qu’étant allé le voir, je le trouvai à côté d’un monceau de manuscrits, dont il ne pouvait plus que toucher les feuillets, et je me rappelai tout à coup ces paroles de Jackson : « Un jour on corrigera nos éditions des classiques d’après les textes rapportés du Soudan. » Faki Sambo possédait en outre la connaissance intime des pays qu’il avait habités. Ses ancêtres, qui étaient Foullanes, avaient émigré dans le Ouaday ; et son père, auteur d’un ouvrage sur le Haoussa, l’avait envoyé en Égypte, où il avait fait de longues études à la mosquée d’El-Azhar. Revenu dans son pays, après avoir séjourné au Darfour, et s’être mêlé à une expédition qui s’étendit jusqu’au Niger, il avait joué un rôle important dans le Ouaday, jusqu’au moment où il en fut exilé. Wahabi dans l’âme, il se plaisait à m’appeler de ce nom, à cause de mes principes, et venait me voir tous les jours ; il me parlait des temps glorieux du kalifat, de la splendeur qui brillait alors de Bagdad au fond de l’Andalousie, dont l’histoire et la littérature lui étaient familières. Nous prenions du café qui lui rappelait sa jeunesse, et dont il ne manquait jamais de presser la tasse contre chacune de ses tempes.

« J’avais aussi la visite d’un bambara, d’origine nègre, qui, autrefois employé aux mines d’or de Bambouk, avait fait le commerce du Touat à Agadez, à Kano, et à Tombouctou ; après avoir été dévalisé deux fois par les Touaregs, il s’était installé à Médine, avait pris part à différentes batailles, rempli diverses missions à Bagdad, et autres lieux, et venait à Maséna (ou l’article est commun) chercher des eunuques pour la mosquée de Médine.

« Il y avait encore Sliman, un shérif voyageur établi à la Mecque ; puis un jeune homme qui voulait m’accompagner à Sokoto, pour y continuer ses études ; enfin les malades qui venaient me consulter, et dont quelques-uns m’intéressaient vivement ; une dame surtout, mère d’une fille qui paraissait enchantée de mes visites, et se montrait fort curieuse à l’endroit de mon ménage de garçon. Elle était charmante ; on l’eût trouvée jolie, même en Europe, n’eût été la couleur de son teint, dont le noir de jais me paraissait alors un élément presque essentiel de la beauté féminine.

« Les femmes du Baghirmi sont généralement belles ; moins élancées que les Foullanes, elles ont plus de noblesse, les membres mieux faits, et des yeux dont l’éclat est célèbre dans toute la Nigritie. Quant à leurs vertus domestiques, je n’ai pas eu le temps de m’en instruire ; je sais seulement que le divorce est commun dans le pays et que les duels en matière d’amour y sont nombreux. Le fils du lieutenant-gouverneur, lui-même, était en prison à cette époque, pour avoir blessé dangereusement l’un de ses rivaux. Enfin les maris ne sont pas toujours contents ; Sadik se plaignait du peu d’économie de sa femme, et il y avait parfois chez les autres des disputes assez graves. Sliman était le seul qui parût satisfait ; d’humeur ambulante et volage, il ne se mariait jamais que pour vingt-neuf jours, ce qui le rendait fort érudit en fait de mœurs féminines.

« Ma grande affaire à moi était de me défendre contre de grosses fourmis noires, dont l’obstination m’aurait beaucoup amusé si leurs attaques avaient été moins personnelles. Une fois, mon lit se trouvant sur leur chemin, elles m’assaillirent avec fureur ; je tombai sur elles, écrasant, chassant, brûlant sans repos ni trêve ce flot qui coulait toujours, et cela pendant deux heures, avant d’avoir pu le détourner. Disons cependant à la décharge de ces fourmis qu’elles purgent les maisons de toute espèce de vermine, et que si, dans leur avidité excessive, elles enfouissent une quantité de grain considérable, leurs silos forment pour les indigènes un fonds de réserve souvent précieux.

« Pendant que je luttais contre ces légions dévorantes, la place que l’armée assiégeait dans le sud-est finit par être prise ; et après la nouvelle, cent fois démentie, de sa prochaine arrivée, le sultan apparut sous les murs de la capitale, escorté de huit cents hommes de cavalerie (les autres corps avaient rejoint leurs foyers respectifs). À la tête du cortége est le lieutenant-gouverneur, entouré de cavaliers. Vient ensuite le Barma, suivi d’un homme portant une lance de forme particulière, ancien fétiche apporté de Kenga-Mataya, qui fut la résidence primitive des rois du Baghirmi. Après le Barma, le Facha ou général en chef, seconde autorité du royaume, et qui jadis avait un immense pouvoir ; enfin le sultan, vêtu d’un burnous jaune, monté sur un cheval gris, dont il est difficile d’apprécier le mérite, grâce aux draperies sous lesquelles disparaît l’animal ; c’est même tout au plus si les deux parasols, l’un vert, l’autre rouge, que l’on porte de chaque côté du noble palefroi, permettent de voir la tête de son auguste cavalier. Six esclaves, dont le bras droit est revêtu de fer, éventent le sultan avec des plumes d’autruche, emmanchées d’une longue hampe ; autour d’eux se pressent les capitaines et les grands de l’État, groupe chatoyant et bigarré où l’œil se perd. Je compte néanmoins une trentaine de burnous de toute couleur, au milieu d’une foule de tuniques bleues ou noires, d’où sortent des têtes découvertes. Derrière ce groupe est le timbalier, porté par un chameau ; à côté de lui, on voit un bugle et deux cors. Mais ce qui surtout caractérise le défilé de cette cour africaine, ce sont les quarante-cinq favorites du sultan, montées sur de magnifiques chevaux drapés de noir, placées en file, et chacune entre deux esclaves.

« L’infanterie est peu nombreuse, mais toute la ville est venue saluer le retour de l’armée triomphante. Néanmoins, suivant l’usage, le sultan va camper au milieu des ruines de l’ancien quartier, et ce n’est que le lendemain, vers midi, qu’il fait son entrée solennelle. Cette fois les favorites, qui ont regagné le sérail dès le matin, sont remplacées par de la cavalerie, et derrière le chameau du timbalier apparaissent quinze chevaux de bataille, qui n’y étaient pas la veille. Enfin sept chefs des vaincus, menés en triomphe, ajoutent à l’effet du défilé. Celui de Gogomi, d’une taille majestueuse, et qui gouvernait une peuplade importante, éveille entre tous la sympathie des spectateurs par son air calme et souriant. Tout le monde sait dans la foule que la coutume est de tuer les chefs prisonniers, ou pis encore, de les mutiler d’une manière infâme, après les avoir livrés aux caprices et aux railleries du sérail.

« Le cortége traversa lentement la ville aux acclamations des hommes, aux applaudissements des femmes. Une heure après, le sultan me faisait dire qu’il avait ignoré tout ce que j’avais souffert ; et comme preuve de sa bienveillance à mon égard, il m’envoyait un mouton, du beurre et du grain.

C’était le 6 juillet, l’un des jours les plus heureux de ma vie : le soir, on m’apportait des dépêches de Londres qui, après quinze mois de misère et d’anxiété, m’autorisaient à poursuivre nos explorations, et me fournissaient les moyens d’atteindre le but qui m’était proposé. En outre, il m’arrivait une quantité de lettres particulières où la valeur de mes efforts était reconnue ; et je recevais ainsi la plus douce récompense qu’un voyageur puisse espérer.

« Le lendemain, un officier du palais vint me prendre pour me conduire à l’audience du sultan. Introduit dans une cour intérieure du palais, j’y trouvai deux longues files de courtisans assis devant une porte de roseaux couverte par un rideau de soie. Invité à prendre place au milieu de l’assemblée, et ne sachant à qui m’adresser, je demandai tout haut si le sultan Abd-el-Kader était présent. Aussitôt une voix claire, partant de derrière le rideau, répondit affirmativement. Comprenant que cette voix était celle du sultan lui-même, je débitai en arabe mon compliment officiel, que Faki-Sambo, placé à mes côtés, traduisait, phrase par phrase, en langue du pays.

Une razzia à Barea (Mosgou). — Dessin de Rouargue d’après Barth (troisième volume).

« Ayant d’abord répété ce que tant de fois déjà j’avais dit aux autres princes du Soudan, je rappelai qu’au temps de la génération précédente un de mes compatriotes, Raiz-Khalid (le major Denham), s’était proposé de venir offrir ses hommages au sultan alors régnant, mais que les hostilités qui existaient à cette époque entre le Bornou et le Baghirmi l’avaient empêché de réaliser son projet. J’ajoutai que malgré mes intentions amicales, j’avais été fort mal traité dans ce dernier pays, où l’on avait méconnu mon caractère d’envoyé d’une puissance étrangère et amie. Je conclus en déclarant que, si on ne s’y était opposé, mon plus vif désir aurait été d’être le témoin des grandes choses faites par S. M. Abd-el-Kader pendant sa dernière expédition. Ce discours achevé, je fis apporter les présents et j’en expliquai l’usage ; puis profitant de l’impression favorable que leur vue produisait sur mon auditoire, je réclamai de nouveau l’autorisation de retourner à Kouka, où me rappelaient de puissants motifs. Je me retirai avec une réponse favorable.

« Deux messagers royaux vinrent le lendemain me dire que le sultan me priait d’accepter, comme souvenir de sa part, une jeune esclave dont ils me décrivirent les charmes en termes très-chaleureux. Abd-el-Kader mettait en même temps à ma disposition un chameau et deux cavaliers pour me conduire au Bornou. En acceptant cette escorte avec reconnaissance, je déclarai aux deux hérauts que, bien que mon existence solitaire me fût souvent pénible, ma religion et les lois de mon pays me défendaient de recevoir une esclave en cadeau. En échange de cette gracieuseté, je demandai seulement quelques échantillons des produits du pays. Cinq semaines après je rentrais à Kouka. »

Traduit par Mme  H. Loreau.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 193.
  2. On appelle Chouas tous les Arabes fixés dans le pays et compris dans le chiffre de la population. Divisés par clans nombreux, ils sont deux cent cinquante mille dans le Bornou, et peuvent fournir vingt mille hommes de cavalerie. Agriculteurs une partie de l’année, la plupart ont des villages qu’ils habitent pendant la saison des pluies et du travail agricole. Nomades le reste du temps, ils errent avec leurs troupeaux.
  3. Fruit du bassia parkii ; le toso se compose presque entièrement d’un noyau de la couleur et du volume de la châtaigne, entouré d’une pulpe très-mince, revêtue d’une peau verte. Il est fort commun dans ces parages ; les naturels préparent avec l’amande du noyau une grande quantité de beurre qui leur sert à la fois pour la cuisine et comme médicament.
  4. Yola, capitale de l’Adamaoua ou Adamova, est située à quatre degrés au sud de Kouka, sur le Faro, affluent du Bénoué, qui lui-même tombe dans le Niger, à quelques journées seulement de l’embouchure de ce fleuve immense. — Le Bénoué, grossi du Faro, est navigable, pour de grandes embarcations, jusqu’au centre de l’Adamaoua, et fournirait le moyen de pénétrer, par le sud, au cœur de l’Afrique ; d’où l’importance de l’exploration que le docteur voulait faire de cette province.

    La ville de Yola, nouvellement construite par les Foullanes, dans une plaine marécageuse, n’a pas moins de trois milles de l’est à l’ouest ; mais chaque hutte est placée au milieu d’une vaste cour, parfois d’un champ de sorgho, et malgré son étendue, elle compte à peine douze mille habitants. Pas d’industrie ; l’esclavage sur une échelle immense ; il est des propriétaires dont les esclaves en chef ont sous leurs ordres jusqu’à un millier d’hommes. On dit que le gouverneur reçoit par an un tribut de cinq mille esclaves, outre le bétail et les chevaux qu’il prélève.

  5. Le Fombina, que les Foullanes appellent Adamaoua, en l’honneur d’Adama, père du gouverneur actuel, s’étend du sud-ouest au nord-est, sur un espace d’environ deux cents milles sur quatre-vingts. C’est assurément l’une des plus belles provinces de la Nigritie : rivières nombreuses, vallées fécondes, montagnes peu élevées, gras pâturages, végétation luxuriante, papayer, sterculier, pandanus, baobab, hyphéné, bombax, élaïs et bananiers ; beaucoup d’éléphants gris, noirs et jaunes ; le rhinocéros dans la partie orientale, le lamentin dans le Bénoué, le bœuf sauvage très-commun dans la région de l’est ; et parmi les animaux domestiques fort nombreux, une variété indigène de bêtes bovines, petite espèce d’un mètre de haut, et de couleur grise, totalement différente de celle que les Foullanes ont introduite dans le pays.
  6. Le Kanem, gouverné depuis le commencement du neuvième siècle par les Séfouas, dont la dynastie occupa le trône du Bornou jusqu’en 1835, s’étendait, au commencement du treizième siècle, depuis les bords du Nil jusqu’aux territoires de Borgou et d’Yorouba ; au sud jusqu’à Mabina, au nord sur la totalité du Fezzan. Cet état de prospérité dura plus de cent ans ; mais à la fin du quatorzième siècle la guerre civile éclata, les Séfouas furent chassés de la capitale et allèrent s’établir dans le Bornou, qui, dès les premières années du seizième siècle, reprit le Kanem et le subjugua d’une manière définitive. Depuis lors, s’affaiblissant par la lutte privée de ses habitants contre le Bornou, pillé par les Touaregs, disputé à ses maîtres par le Ouaday, qui en possède aujourd’hui la partie orientale, le Kanem est l’une des régions les plus dévastées du Soudan.
  7. Le Baghirmi est un plateau légèrement incliné vers le nord, et situé à trois cents mètres au-dessus de la mer. Son étendue est actuellement de deux cent quarante milles du nord au sud, et de cent cinquante de large. On y trouve, seulement dans la partie septentrionale, quelques montagnes détachées, qui séparent les deux bassins du Fittri et du Tchad. Le sol, silico-calcaire, produit du sorgho, du millet, qui forment la principale nourriture des Soudaniens ; du sésame, du poa, dont se nourrissent une grande partie des habitants ; une énorme quantité de riz sauvage ; des haricots, du corchorus olitorius, des melons d’eau, du coton, de l’indigo. On n’y cultive de blé que dans l’intérieur de Maséna, et pour l’usage particulier du sultan. La population de Baghirmi, proprement dit, n’excède pas quinze cent mille âmes. Le tribut est payé, par les musulmans, en grain, en bandes étroites de calicot et en beurre ; par les païens, en esclaves. La lance et une espèce de serpe constituent les seules armes du pays ; pas de flèches, pas de boucliers, à peine quelques armes à feu. — Monarchie entièrement absolue, étiquette sévère ; les Baghirmayés ne peuvent approcher du souverain, appelé banga, qu’en se découvrant l’épaule gauche et en se saupoudrant la tête de poussière ; mais ils jouissent d’une liberté de parole beaucoup plus grande que celle qui est accordée à une foule de citoyens de l’Europe.