Voyages et expéditions au Sénégal et dans les contrées voisines/01

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VOYAGES ET EXPÉDITIONS AU SÉNÉGAL ET DANS LES CONTRÉES VOISINES[1].


LE SÉNÉGAL.
1447 — 1860


Découverte du fleuve et de la contrée qui portent le nom du Sénégal. — Coup d’œil rétrospectif sur leur histoire. — Où peuvent mener les coutumes. — Valeur de ce mot au Sénégal.

Le navigateur qui descend du nord le long de la côte occidentale d’Afrique ne doit pas s’attendre à y retrouver, au sud de l’empire de Maroc, les grands aspects de terre et d’eau, les beaux paysages, les échappées sur l’Atlas neigeux, qu’il a pu contempler de loin en loin entre le cap Spartel et la baie d’Agadir. Dès qu’il a doublé le promontoire de Nun, borne redoutable des anciennes navigations, il ne voit plus à sa gauche qu’une haute falaise de roche nue dont un violent ressac ronge incessamment la base, dont un implacable soleil calcine incessamment la crête. C’est la bordure maritime du grand désert, le rempart qu’il oppose aux longues lames et aux courants de l’Atlantique. Ceux qui ont escaladé cette muraille du Sâh’ra, des naufragés pour la plupart, n’ont contemplé de l’autre côté de ses escarpements qu’une surface unie, lugubre comme celle de la mer par un calme plat ; un horizon sans bornes, une plaine immense, brûlante, aride, sans verdure, sans un buisson, un brin d’herbe, sans la moindre ressource qui soit de nature à prolonger l’existence d’un être humain jeté dans ce déplorable milieu. Aux environs du cap Blanc, cette falaise, longue déjà de plus de mille kilomètres, s’abaisse et fait place à une chaîne de dunes. Celle-ci, qui diminue graduellement en hauteur et en importance à mesure qu’elle se rapproche du sud, vient enfin s’amoindrir et se perdre, vers le seizième degré de latitude nord, dans une longue et mince langue de sable, à travers laquelle un grand fleuve, issu des vraies contrées tropicales de l’Afrique, se fraye un passage dans l’Océan. Ce fleuve est le Sénégal, qui donne aujourd’hui à une grande et belle contrée un nom qu’il doit à la peuplade berbère Zénaga établie sur sa rive droite alors que le navigateur portugais Lancerote ou Lancelot le découvrit en 1447.

Les rives de ce même fleuve ont-elles abrité l’expédition de découvertes que, six ou huit siècles avant notre ère, le Carthaginois Hannon conduisit au delà du détroit des Colonnes ? Les cartographes peuvent-ils identifier ce cours d’eau avec le Stachyris de Ptolémée ? Ce sont là des questions que l’on a longuement agitées au temps de nos pères du dix-huitième siècle, hommes de vaste érudition et de forte volonté, qui se passionnaient pour tout, même pour la géographie critique ; mais certes elles ne troublaient guère la pensée des aventureux Portugais du quinzième siècle ; gens pratiques avant tout, ceux-ci ne demandaient aux côtes africaines la solution d’aucun problème scientifique ; ils y cherchaient simplement de l’or et des esclaves. Nous devons ajouter que, subsidiairement à ce trafic, ils s’occupaient volontiers de la conversion des indigènes.

Depuis la découverte du Sénégal, et vraisemblablement jusqu’au milieu du seizième siècle, les Portugais seuls naviguèrent et trafiquèrent dans ses eaux. Leur présence même à une époque plus rapprochée de nous y est constatée par leurs auteurs, par tous les explorateurs de la Sénégambie, et particulièrement par la conservation, dans les idiomes oualof, serère et même malinké, d’un certain nombre de mots évidemment d’origine lusitanienne, tels que signare pour signora, rapace, domestique, argamace, terrasse, etc. Ce sont eux encore qui ont appliqué aux tribus nomades du Sâh’ra occidental, mélangées de Berbères et d’Arabes, le nom générique de Maures, donné, lors des invasions musulmanes, à tous les conquérants venus de la Mauritanie en Espagne.

Signare dame de couleur, et négresses de Saint-Louis au bain de mer. — Dessin de G. Boulanger d’après Nouveaux.

L’héritage du Portugal, lors de la chute rapide de cette petite nation, épuisée par un siècle d’efforts gigantesques qui embrassaient le monde, échut aux Français dans la Sénégambie. Mais il ne paraît pas que les huit compagnies successivement fondées pour l’exploitation du commerce du Sénégal, et qui s’écroulèrent les unes sur les autres, entre les années 1626 et 1758, aient apporté, dans l’occupation du cap Vert, de l’îlot de Gorée et dans la fondation de Saint-Louis, des idées plus larges que celles des Portugais. Il faut néanmoins faire une honorable exception pour le directeur d’une de ces compagnies, André Brue, qui géra les postes du Sénégal à plusieurs reprises, de 1697 à 1720. C’est à lui que la géographie doit ses premières notions exactes sur le fleuve jusqu’aux cataractes de Felou, sur son affluent, la Falémé, et sur le Bambouk, dont il fit explorer les cantons aurifères.

C’est encore à cet administrateur, homme d’État, que remontent les premiers plans de colonisation réelle pour le Sénégal, plans dont les tergiversations ou la faiblesse des gouvernements et les malheurs des temps ont fait ajourner pendant plus d’un siècle la réalisation.

Tombé au pouvoir des Anglais en 1758, reconquis par la France en 1777, pour être encore reperdu par elle pendant les guerres du premier Empire, le Sénégal, avec Gorée son annexe, ne nous fut définitivement rendu qu’en 1817. La Méduse, frégate de sinistre mémoire, y portait les fonctionnaires et les troupes chargés de le recevoir des mains des Anglais, lorsqu’elle périt dans un naufrage que pendant longtemps on aurait pu regarder comme un symbole néfaste de l’avenir réservé à notre établissement sur la terre sénégalaise.

Depuis cette époque, quinze gouverneurs y avaient passé sans y apporter de changements marquants, sans que le souffle du moindre progrès y eût vivifié le plus petit germe d’avenir colonial. Cette terre, en dépit des éloges que lui avaient donnés les naturalistes, en dépit de ses riches productions et de sa fécondité, discutable seulement dans le voisinage de la mer, semblait maudite. Aucun émigrant ne venait lui demander la subsistance que la patrie ne peut pas toujours offrir, nul colon ne venait s’y installer à demeure. C’est qu’en réalité, malgré deux siècles d’occupation, ce n’était pas une colonie. Le peu d’Européens qui l’habitaient, une centaine au plus, y vivaient ramassés sur un îlot de sable, sans terre végétale, sans arbres, sans gazon. Ils n’y étaient pas propriétaires du sol, ne voulaient ni ne pouvaient le devenir, ne venaient là que pour demander aux chances aléatoires d’un trafic de plus en plus mesquin la réalisation d’une modeste fortune, et s’enfuir dès que ce but était atteint.

Signare et négresse de Saint-Louis en toilette. — Dessin de G. Boulanger d’après une aquarelle de Nouveaux.

À la place des promenades pittoresques dont abondent les véritables colonies ; au lieu des jardins odorants, des douces causeries le soir sous les feuillages des palmiers et des pamplemousses, Saint-Louis n’offrait à ses douze mille habitants que du sable mouvant, un soleil de plomb, des maisons blanches réfléchissant des rayons brûlants, et parmi une population très-variée en couleur et en guenilles, quelques jeunes et brillantes signares, nées du mélange des races du Nord et du Midi, décorant souvent d’un nom aristocratique de l’ancienne France le luxe effréné, les mœurs faciles, l’ignorance profonde et les fascinations dangereuses des Èves noires, brunes ou jaunes de l’Afrique et de l’Orient.

Quant aux deux ou trois anciens fortins que nous disputions encore le long du fleuve aux Maures et à Al-Hadji le prophète, ce n’étaient que des lieux d’échange, d’anciens bazars d’esclaves transformés en marchés pour les gommes du Sâh’ra, les peaux des troupeaux foulhs et quelques grammes d’or arrachés aux eaux de la Falémé et aux alluvions du Bambouk.

Saint-Louis, chef-lieu des établissements français du Sénégal. — Dessin de M. E. de Bérard d’après Nouveaux.

Il n’y a pas plus de six ans, au jour actuel, que les Français établis à Saint-Louis, près de l’embouchure du Sénégal, avec un comptoir à Bakel, dans le haut du fleuve, et une succursale à Sénoudébou, dans la Falémé, n’élevaient pas leurs prétentions au-dessus de celles de commerçants qui se soumettent à toutes les conditions qui leur sont imposées pour faire des échanges avec les indigènes.

Aucun terrain ne nous appartenait en droit et d’une manière définitive, puisqu’il y avait toujours une redevance annuelle à payer pour tout point occupé par nous, même pour le terrain de Saint-Louis, que le chef du village de Sor, village de dix huttes en paille, regardait comme sa propriété. Partout où l’on voulait faire du commerce, il fallait d’abord payer, sous le nom de coutumes, des droits aux chefs indigènes, avant même de savoir si l’on ferait des affaires ou non. Ainsi, l’on payait par navire jusqu’à six cents francs aux escales ou marchés de gommes des Maures, et l’on payait encore pour avoir le droit d’envoyer ces gommes à Saint-Louis pendant la traite. Le gouvernement payait un tribut au chef de Sor, à une portée de canon de Saint-Louis, aux chefs de Oualo, au roi du Cayor, aux rois et princes maures des Trarzas, des Braknas, des Douaïchs, des Askeurs, à l’almamy du Fouta, au chef du Dimar, aux roitelets du Gadiaga, l’almamy du Bondou et à une foule de personnages secondaires, même aux esclaves et aux valets des chefs.

Des traités passés au nom du roi de France, par lesquels le gouvernement s’engageait à payer ces humiliantes coutumes, traités commençant par ces mots pompeux : « Au nom du Dieu créateur du ciel et de la terre… » etc., finissaient par ceux-ci : « Le gouvernement payera au brak du Oualo dix bouteilles d’eau-de-vie, etc., etc. ; à son domestique, deux bouteilles d’eau-de-vie et une barre de fer ; à la princesse Guimbotte, une petite malle, une pièce de mousseline, quatre bouteilles d’eau-de-vie, dix têtes de tabac et cinq cents grammes de clous de girofle ; plus, pour sa ration de vivre, une dame-jeanne d’eau-de-vie !!! »

Mais pour se faire une idée de ces monarques, il faut se reporter à ces temps, vantés par les poëtes, où princes et rois allaient, comme de simples villageois, couper dans la forêt voisine le bâton qu’ils appelaient un sceptre ; où, pasteurs de troupeaux aussi bien que de peuples, ils menaient eux-mêmes leurs bœufs et leurs moutons au pâturage et quelquefois aussi leurs sujets au marché. Quant aux princesses, leurs compagnes, on ne peut bien les apprécier si on ne se souvient pas et de Nausicaa, allant laver elle-même à la rivière le linge sale de sa royale famille, et des jeunes beautés d’Édom ou de Madian, se levant avant l’aurore pour piler dans un tronc d’arbre, artistement creusé, le mil ou l’orge destiné aux couscous du puissant patriarche leur père. Malheureusement on ne peut pousser plus loin ce parallèle poétique. Je ne sais si les princes et rois du Cayor, du Sine, du Baol et du Saloum, pourraient manger autant que les héros d’Homère, mais l’ivrognerie la plus grossière, la plus éhontée est, de père en fils, leur péché mignon.

Malgré toutes les concessions faites à ces tyranneaux odieux ou grotesques, toutes les humiliations supportées par les traitants, ou négociants sénégalais indigènes, ou plutôt à cause de ces concessions et de ces humiliations, on se permettait encore journellement contre nous des vols et des violences de toute nature, et le commerce déclarait tout d’une voix que les conditions dans lesquelles il opérait étaient ruineuses pour lui.

Non-seulement les Européens n’avaient pas le droit d’aller commercer dans le fleuve, mais les indigènes de Saint-Louis, qui seuls y allaient, ne pouvaient s’arrêter devant un village sans commencer par payer un tribut ; les ministres des Maures avaient le droit d’arrêter et de saisir eux-mêmes, à bord des bateaux portant pavillon français, les gommes qui ne provenaient pas des escales. Les navires naufragés à l’entrée du fleuve appartenaient au roi du Cayor après la deuxième marée. On payait pour circuler dans les chenaux de l’archipel fluviatile qui entoure Saint-Louis. On payait jusqu’à quinze cents francs par bâtiment pour passer devant chaque village habité par un hobereau possesseur d’une canardière. Les villages sous nos postes n’étaient pas à nous et nous faisaient la loi ; enfin le roi des Trarzas percevait des droits jusque dans Guetn’dar, faubourg de Saint-Louis.

Ce chef, le plus puissant et le plus orgueilleux de toute la ligue des souverains maures, avait fini par tarifer comme suit ces droits aux escales de son territoire : deux pièces de guinée (cotonnade bleue) par mille kilogrammes de gommes traitées ; et deux autres pièces par mille kilogrammes de gommes envoyées des navires à Saint-Louis. En outre, les coutumes imposaient :

Pour le souper du roi 2 pièces de guinée.
Pour la bagatelle du roi 2 id. id.
Pour la bagatelle de la reine 1 id. 1/2 id.
Pour la bagatelle du ministre 1 id. id.
Pour le souper du ministre 1 id. id.

Tout traitant était encore obligé d’envoyer tous les soirs au ministre un plat de riz, sous peine d’une amende de cinq coudées de guinée ou deux francs cinquante centimes par plat, laquelle amende était recouvrée par le domestique du ministre. En cas de refus, on fermait la traite. En admettant que le ministre ne restât qu’un mois à l’escale, ce qui est peu, ce tribut culinaire ne laissait pas que de faire une somme.

Enfin, il fallait donner encore :

Pour le brak du Oualo et son domestique 5 pièces 1/2 ;
Pour tel ou tel prince du Oualo 1/2 pièce ;
Pour le fils de Guimbotte 1/2 pièce ;

sans compter, en dernier lieu, les présents forcés prélevés sur chaque navire.

Si telle était la situation des Français de naissance ou de nationalité vis-à-vis des Maures, il n’est pas besoin de rechercher quelle était celle des enfants du sol, Oualofs, Peulhs, Serères et Malinkés, devant les brigands du désert. C’était, depuis la première apparition des Arabes d’Asie sur les bords du Sénégal, la situation du gibier devant le chasseur, du troupeau devant le boucher.

Indigènes du haut Sénégal : Peulhs et Malinkés. — Dessin de J. Duvaux d’après A. Raffenel.

Et puis, du jour où les Trarzas furent devenus maîtres de la rive gauche du Sénégal inférieur, chose qu’à Saint-Louis on ignorait, ou que l’on faisait semblant d’ignorer, ils partagèrent le pays conquis et le découpèrent en véritables fiefs.

Tel prince exploitait le Cayor, tel autre le Dimar ; l’un se disait prince de Dagana, l’autre de Gaé ; et tous ces hobereaux pillards et avides se transformaient jusqu’à un certain point en protecteurs pour leurs clients, vis-à-vis des autres Maures. C’est pour cela que lorsque cent cinquante bourgs oualofs populeux avaient disparu en moins d’un siècle du seul espace contenu entre le lac Cayar et la mer, quelques villages existaient encore dans les contrées dont nous parlons, quoique bien appauvris et bien dépeuplés. C’est pour cela que les hameaux de l’intérieur du Oualo devaient encore une ombre de bien-être à l’alliance contractée par le roi des Trarzas avec la princesse Guimbotte et à l’existence de leur fils Eli. Les tièdos ou hommes d’armes, de la mère et du fils, étaient devenus de véritables Maures pour les habitudes, remplaçant l’ivrognerie par le fanatisme, l’intolérance et la cruauté de leurs maîtres.

À cette époque aussi, au lieu d’empêcher les Maures de piller et d’assassiner les malheureux noirs aux portes même de nos comptoirs, les traitants de Saint-Louis leur fournissaient la poudre et les balles nécessaires à leur expédition de flibustiers, prêtaient leurs embarcations à leurs bandes pour traverser le fleuve et pour le repasser ensuite avec leur butin vivant.

« Et ceci avait lieu à la fin de chaque escale ; c’était le pourboire des marchés de gomme, le coup de l’étrier échangé entre les vendeurs et les acheteurs, et ceux-ci cependant n’encouraient pas moins que l’échafaud ou les galères comme complices de vol, de séquestration de personnes, d’incendie et d’assassinat, si la Cour d’assises de Saint-Louis s’était souvenue du Code pénal ; tant il est vrai que l’habitude et la routine peuvent conduire l’homme tout doucement et sans qu’il y songe aux plus grands attentats, quand ceux qui sont chargés de veiller l’exécution des lois et au respect de la morale publique ne rappellent pas à temps l’opinion à des idées plus saines. »


Remèdes à la situation. — Leur application. — Leurs résultats.

Le colonel Faidherbe, auquel nous venons d’emprunter le sévère paragraphe qui précède, comprit que tolérer la continuation d’un pareil état de choses ; laisser se prolonger la domination des nomades et la déviation du sens moral aux portes de Saint.-Louis, c’était compromettre l’avenir de notre colonie ; c’était renoncer à la tirer de l’état de torpeur où elle languissait depuis plus d’un siècle ; il pensa qu’il devait à tout prix soustraire le Oualo à toute espèce de brigandage, l’administrer nous-mêmes, en faire enfin un lieu d’asile assuré et ouvert à toutes les victimes des razzias des Maures et de l’oppression brutale des souverains indigènes. Il ne fallait pour cela que faire revivre nos droits sur ce pays, ne pas tolérer qu’ils fussent mis en question, vouloir une bonne fois que la rive gauche du fleuve fût tranquille pour devenir prospère, en interdire à jamais l’accès aux Maures et contenir ceux-ci sur la rive droite par tous les moyens.

C’est ce but que depuis six ans le colonel Faidherbe a poursuivi avec une rare énergie et qu’il a atteint en grande partie par une suite de coups de vigueur frappés tantôt sur une rive, tantôt sur l’autre, en mai 1857 sur Al-Hadji et sur les Trarzas, en avril 1858 sur les noirs du Ndiampour, en 1859 sur ceux de Guimou et de Sine, courant avec une rapidité césarienne du fond du Oualo à l’extrémité du lac de Cayar, et du pied des cataractes de Félou, aux plages de Baol et de Saloum, dans le voisinage de la Gambie.

Chef nègre oualof dans son intérieur. — Dessin de E. de Bérard d’après nature.

Si l’on demandait quels résultats ces mesures politiques, ces faits de guerre ont produits pour le Sénégal, nous citerions aux hommes pratiques : 1o la suppression de toutes les coutumes ; 2o le Oualo et le Dimar annexés au territoire colonial et administrés par la loi française ; 3o la population de ce territoire élevée en deux ans de dix-sept mille âmes à trente-quatre mille ; 4o la suzeraineté de la France s’étendant graduellement sur le million de noirs qui habitent le sol du Fouta-Toro, du Boudou, du Khasson et du Bambouk, sol qui repoussait naguère le pied de tout Européen ; 5o nous parlerions des nombreuses écoles ouvertes et obligatoires pour les deux sexes dans tous nos établissements, et nous citerions surtout le discours suivant, adressé au gouverneur le 14 juillet dernier par un jeune Oualof élevé à l’école des otages, autre création de M. Faidherbe, et quittant ses études pour aller prendre le commandement du cercle de Foss dans le Oualo :

« Monsieur le gouverneur,

« Je viens au nom de mes camarades, au nom de nos parents, dont je suis certain d’être en cette circonstance le fidèle interprète, vous remercier de tout le bien que vous nous avez fait depuis que vous avez été placé à la tête de cette colonie.

« Grâce aux sages et utiles leçons que vous nous avez fait donner, dans votre bienveillante sollicitude, nous sommes à même d’apprécier aujourd’hui les grandes choses que vous avez accomplies au Sénégal, dans l’intérêt de nos compatriotes. Chacun de nous se promet de s’inspirer de votre exemple et de vos conseils pour travailler de son mieux, lorsqu’il sera rentré dans son pays, à la continuation de l’œuvre que vous avez entreprise.

« Nous emporterons de Saint-Louis des idées de justice, d’ordre et de travail, que nous emploierons tous nos efforts à faire prévaloir chez les populations au milieu desquelles nous sommes appelés à vivre, n’importe dans quelle position. Ce sera, nous en sommes persuadés, monsieur le gouverneur, la meilleure manière de témoigner à la France, dont vous êtes le représentant, toute notre gratitude.

« Pour moi qui vais dès demain prendre, conformément à vos ordres, le commandement du cercle que vous m’avez confié dans le Oualo, je vous promets de mettre en œuvre, par tous les moyens en mon pouvoir, les principes qui m’ont été donnés, et j’espère être assez heureux pour témoigner de ma reconnaissance et de mon dévouement à la France, en faisant prospérer de plus en plus le pays dont vous m’avez nommé le chef. »

S’il n’entre pas dans notre cadre de suivre l’intrépide gouverneur dans toutes ses expéditions guerrières, nous ne pouvons nous dispenser pourtant de faire connaître ou de rappeler aux lecteurs du Tour du Monde deux d’entre elles : la délivrance du fort de Médine et la reconnaissance militaire des pays de Joal, Sine et Saloum ; tout autant, et plus peut-être qu’une relation de voyage, elles font pénétrer dans les mœurs intimes des populations et dans la situation réelle de la contrée que nous cherchons à faire connaître.


Siége et délivrance du fort de Médine.

En 1854 ou 55 un marabout du Fouta sénégalais, revenant d’un pèlerinage à la Mecque et à Médine d’où il rapportait le titre révéré d’Al-Hadji (le pèlerin), se demanda un beau matin pourquoi il ne jouerait pas sur les bords du Sénégal le rôle fructueux de successeur illuminé de Mohammed, que nous avons vu essayer vainement contre nous, en Algérie, et que le Soudan a vu jouer avec éclat, au commencement de ce siècle, par l’émir Danfodio à Sakoto, et par le cheikh Ahmadou, dans le bassin du Niger, entre Djenné et Tembouctou… Sa conscience ayant répondu affirmativement à cette question, Al-Hadji s’étaya de l’assentiment de ses esclaves, de ses alliés et de ses voisins, puis, dès qu’il eut réuni autour de lui un groupe suffisant d’adeptes, il se mit en campagne prêchant la guerre contre les Kaffirs (infidèles) dans tous les centres de population peuhle, et promettant, le texte du Coran à la main, les biens de ce monde à ceux qui le suivraient, et les délices du paradis de Mohammed à ceux qui succomberaient dans la lutte. Pour être peu nouvelles, ces promesses n’en eurent pas moins leur effet sur les mauvaises passions auxquelles elles faisaient appel. Des forêts du Fouta, des vallons du Dialon, des gorges solitaires du Fouladou et du Djalonka accoururent autour du prophète une foule de fanatiques sans emploi, de pâtres sans troupeaux, de tiédos sans eau-de-vie. Al-Hadji put bientôt disposer de quinze à vingt mille partisans, séduits bien moins par les sourires hypothétiques des houris de l’autre monde, que par la perspective prochaine de saccager de riches villages et de se gorger d’un butin vivant ou inanimé. La horde de malandrins se jeta d’abord sur les Malinkés du Bambouk, premières victimes désignées par le prophète. Pas une chaumière de ces malheureux ne resta debout. Passant ensuite le Bafing, elle se répandit, tuant, pillant et brûlant, dans la vallée du Niger, et menaça Ségo, métropole des Bamanas et centre de la résistance la plus énergique que le fétichisme idolâtre oppose encore à l’islamisme dans le Soudan occidental. Repoussé de ce côté, Al-Hadji se replia vers le nord-ouest, sur le Kaarta qui lui offrait une proie plus facile par ses dissensions intestines. Là les Diavaras, anciens propriétaires du sol, étaient en pleine révolte contre les Massassis, conquérants bambaras, venus de Ségo dans le siècle dernier. Al-Hadji mit d’accord les deux partis en les tuant, brûlant et pillant, avec une sainte impartialité ; il fit du pays un désert, traita de même le Kasson, et jusqu’à une tribu musulmane, les Oulad-Mbareks, qui ne croyaient point en lui. Après ces exploits, et comme il songeait à regagner avec son butin et son armée le Fouta sénégalais, où il voulait fonder le centre de sa puissance, il rencontra sur son chemin le fort français de Médine, fondé deux ans auparavant par le colonel Faidherbe, dans un site admirable, à une lieue en aval de la cataracte du Félou. Les populations échappées aux massacres du saint convertisseur dans le Kaarta et dans le Kasson, étaient depuis longtemps venues demander au drapeau français un abri qu’elles ne rencontraient nulle part ailleurs ; groupées sous le commandement du Kassoukè Sambala, descendant de leurs anciens rois, elles avaient construit sous les canons du fort un village et un tata, sorte de château en pierre et en terre. Dans ce refuge plus de six mille de ces malheureux étaient installés.

Trophées d’armes et ustensiles des peuples du Sénégal. — Dessiné par J. Pelcoq à l’exposition des colonies françaises

Le commandement du fort avait été confié, heureusement, à un homme dont le nom doit également honorer le Sénégal, son berceau, et la France, sa patrie. Paul Holl était tout simplement un héros.

Prévoyant l’orage qui allait fondre sur lui, Paul Holl s’était empressé, dans les premiers mois de 1857, de lier au fort le tata indigène par une double enceinte de clayonnage et de terrassement.

Ces travaux étaient à peine terminés, lorsque, le 18 avril, quelques fuyards annoncèrent l’approche d’Al-Hadji.

Paul Holl demanda aussitôt à Sambala s’il persistait dans la résolution de résister énergiquement.

Sambala lui répondit :

« Kartoum, mon frère, a trahi ; l’ambition l’a fait l’ennemi de sa race : il a embrassé le parti de cet Al-Hadji… pour-moi, je serais déshonoré si j’hésitais à combattre ; je résisterai donc avec toi jusqu’à la mort.

« Mais nous avons ici, ajouta-t-il, une foule de Bambaras ; ces hommes ne m’inspirent aucune confiance ; prenez garde ! ils pourraient bien vous trahir ; ils fuient depuis longtemps devant Al-Hadji ; le nom seul de ce marabout les terrifie… vous devriez les chasser… »

Ancien fort de Richard-Toll, à cent vingt kilomètres de Saint-Louis. — Dessin de E. de Bérard d’après Nouveaux.

Paul Holl répugnait fortement à cette extrémité ; la générosité française lui commandait de ne pas livrer à une mort certaine ces malheureux suppliants : cependant la prudence lui commandait d’étudier leurs dispositions ; il les réunit donc en conférence publique et leur dit :

« Je ne veux autour de moi que des hommes décidés à combattre jusqu’à la mort : voyez ! il est temps encore de vous éloigner… mais s’il vous convient de rester, sachez-le bien et ne l’oubliez pas, une fois le siége commencé, je traiterai en ennemi, je briserai par le canon tous ceux qui manifesteront la moindre hésitation !!! »

Après un court moment de réflexion les Bambaras répondirent :

« Nous resterons ; nous avons confiance en toi ; nous savons que les Français ne manquent jamais à leur parole ; nous n’en dirions pas autant des Kassonkès ! nous saurons sil le faut, mourir ici… il y a trop longtemps déjà que nous sommes errants devant notre ennemi !!! »

Fort de Lampsar dans le Qualo, à vingt-quatre kilomètres de Saint-Louis. — Dessin de E. de Bérard d’après Nouveaux.

Paul Holl, voyant leur résolution, se décida à les garder et n’eut pas à s’en repentir.

Le même jour, dans la soirée, il apprit qu’Al-Hadji préparant l’escalade des murailles du fort, avait confié les échelles d’assaut aux plus fanatiques de sa troupe. Prédications, promesses de jouissances infinies en ce monde et dans l’autre, tout avait été mis en œuvre par le prophète pour atteindre au but suprême de ses efforts : obtenir le triomphe dans une lutte qui allait décider de ses destinées. C’était, en effet, par la prise de Médine que se consacrerait définitivement ou se détruirait à tout jamais, il le sentait bien, la croyance à son apostolat.

En ce moment solennel la garnison régulière du fort se composait de soixante-quatre personnes : vingt-deux soldats noirs, trente-quatre laptots (matelots noirs), le secrétaire du commandant, M. Sacray, dont le concours fut des plus utiles ; deux artilleurs européens, trois soldats du quatrième régiment d’infanterie de la marine, et enfin le sergent Desplat, dont le nom mérite d’être conservé à côté de celui de son héroïque chef.

Le lendemain matin, 20 avril, date glorieuse dans l’histoire de notre colonie, vingt mille Al-Hadjistes, divisés en quatre colonnes d’attaque, se ruèrent à la fois contre le tata de Sambala et contre le fort.

Les Européens les virent avec étonnement s’avancer en lignes profondes, tous, contrairement à l’habitude des noirs, gardant un silence absolu et marchant tête baissée, comme des hommes animés d’une résolution inébranlable, et d’une confiance non moins inébranlable dans les paroles de leur prophète qui leur avait prédit que les canons des blancs ne partiraient pas, « tant était forte la protection dont Dieu couvrait ses partisans. »

Il y eut là un moment d’anxiété qu’on ne pourrait dépeindre.

Paul Holl attendit, pour commencer le feu, que l’ennemi ne fût plus qu’à cent cinquante mètres des murailles.

Mais ce fut en vain que, pendant longtemps, les balles et les boulets ne cessèrent d’ouvrir de larges trouées dans les rangs de ces fanatiques, qui bravaient la mort et la recevaient sans sourciller ; ils semblaient même y aspirer, comme à une issue vers un monde meilleur. L’attaque commencée au point du jour ne faiblit que vers onze heures ; peu après les Al-Hadjistes, en pleine retraite, mettaient fin à cette lutte homérique de six heures où de part et d’autre on s’était battu avec un acharnement qui tenait de la fureur.

Al-Hadji, posté avec ses femmes et son butin à deux portées de canon, prêt à prendre possession du fort, vit avec rage qu’il fallait abandonner la partie. Il reprit le chemin de son camp, honteux, et versant des larmes sur la ruine de ses espérances et la perte de ses plus intrépides talibas, dont les cadavres entassés formaient comme une contrescarpe tout autour des fortifications de Médine.

Habitants du Sénégal inférieur : Oualofs et Peulhs. — Dessin de J. Duvaux d’après A. Raffenel.

Le jour même de l’attaque, Paul Holl dut s’occuper de faire réparer les affûts de ses canons ; par ses ordres on exhaussa le tata de Sambala et celui qui protégeait les Bambaras ; il expédia ensuite des courriers à Sénoudébou, à Bakel, aux chefs des postes et au commandant du Guet-Ndar, vapeur chargé de lui apporter des approvisionnements.

Il leur rendait compte de l’attaque et de ses résultats, et leur demandait des renforts et des munitions, car, sûr de repousser la force par la force, sa seule appréhension était de manquer de poudre si l’ennemi traînait le siége en longueur.

Cette crainte n’était que trop fondée ; après deux autres tentatives d’assaut à un mois d’intervalle, les Al-Hadjistes se contentèrent de profiter de leur immense supériorité numérique pour resserrer les assiégés dans leurs lignes et leur couper toute communication avec le dehors.

Dès la fin de mai les vivres devinrent rares à Médine, et la nombreuse population réfugiée dans l’enceinte du tata de Sambala commença à souffrir sérieusement de la faim ; elle s’en plaignait, sans murmurer toutefois ; Paul Holl avait déjà mis en commun tout ce qui lui appartenait ; mais pour augmenter ses ressources, il se fit livrer par les traitants leurs provisions d’arachides (pistaches de terre).

On en fit tous les jours une distribution ; mais le bois manquant et le blocus empêchant de s’en procurer au dehors, on dut se résigner à manger ces pistaches pilées et mouillées ; cet aliment indigeste donna au plus grand nombre d’affreuses douleurs d’entrailles.

La garnison régulière recevait en sus une petite ration de mil ; le vin était entièrement consommé, l’eau-de-vie épuisée, la farine et le biscuit étaient avariés ; heureusement il resta, jusqu’à la fin, du café et de la cassonade, qui contribuèrent à soutenir le moral et la santé des Européens.

Paul Holl, d’ailleurs, partageait ce régime. Malgré les plus vives instances, il avait fermement déclaré qu’il vivrait comme tout le monde et partagerait en tout le sort commun.

Bientôt le blocus devint tellement serré qu’on ne pouvait plus sortir du fort, soit pour aller au fleuve, soit pour communiquer avec Sambala, sans entendre siffler les balles de l’ennemi.

Les approches, des Al-Hadjistes arrivaient jusqu’à vingt-cinq mètres du fort ; de là, ils insultaient la garnison de leurs paroles et de leurs nombreux coups de fusil ; l’extrême pénurie de munitions empêchait de riposter ; la nuit, en prêtant quelque attention, on assistait, pour ainsi dire, à leurs palabres ou conciliabules.

De leurs embuscades ils criaient aux assiégés : « Vous êtes perdus, hommes de Médine ; le saharr (steamer), qui était à Diakandapé, nous l’avons pris ; les hommes qui venaient à votre secours, nous les avons dispersés ; les munitions qui vous étaient destinées sont en notre pouvoir ; le gouverneur ne viendra pas ; Al-Hadji a retenu les eaux ; rendez-vous ! rendez-vous ! Les musulmans de Saint-Louis seront épargnés ; nous ne tuerons que les Bambaras ; seuls, Paul Holl et Sambala payeront pour les Kassonkès et les hommes de Ndar (Sénégal) ; nous brûlerons votre commandant à petit feu, et couperons en morceaux Sambala.

Vous autres, Toubab (vrais croyants) de Ndar, pourquoi couvrez-vous de votre protection les Kaffirs, Bamharas et Kassonkès ? Sans vous et vos canons, il y a longtemps qu’un sillon rouge aurait marqué leur gorge. »

Les hommes du poste leur répondaient : « Si vous parlez ainsi aujourd’hui, c’est que vous avez éprouvé la vigueur de nos bras ; nous protégeons nos alliés, parce que les blancs ne font pas comme votre prophète : jamais ils ne trahissent leurs amis… nous tiendrons ferme. Le moment vient où vous serez exterminés ; chaque jour rapproche de Médine notre puissant chef, le gouverneur ; il vient avec ses bateaux de feu ; vous n’oserez jamais affronter son regard… »

Quelques jours après, sous le tata de Sambala, on criait :

« Ô Sambala ! vous, le descendant des rois du Kasson, vous, le fils de Dawa-Demba, ce chef dont les blancs imploraient la protection, à quel degré d’abaissement êtes-vous descendu ! vous n’êtes plus qu’un captif ; vous avez déshonoré votre famille. »

Et Sambala de répliquer : « Si je suis le captif des blancs, tant mieux… il me plaît d’être leur captif ; les blancs sont généreux ; ils sont bons ; ils ont pitié des malheureux ; ils protégent le faible ; jamais ils n’arrachent une femme à son mari, ni les enfants à leur mère ; ce n’est pas comme votre Al-Hadji, qui est un voleur.

« Pourquoi votre faux prophète me poursuit-il de sa haine ? Avant ses attaques, je faisais le salam ; seul, des enfants de Dawa-Demba, je ne buvais aucune liqueur fermentée ; mais aujourd’hui, dites-le à Al-Hadji, en mépris de sa personne et de sa doctrine, je bois, non-seulement du vin, mais encore du Saugara (eau-de-vie). »

Comme la poudre allait manquer absolument aux assiégés, on s’en procura de fort mauvaise en vidant un certain nombre d’obus… Les hommes étaient pour la plupart réduits à un seul coup. Les volontaires et Sambala lui-même venaient fréquemment auprès de Paul Holl, demandant des munitions ; il se contentait de leur répondre : « J’ai, dans ce magasin, une grande quantité de poudre ; mais à quoi bon nous en servir contre ces malheureux ; n’en avons-nous pas assez tué ? Voyez ! quelle masse de cadavres nous entoure ! L’air est empesté de leurs émanations ; s’ils nous attaquent de nouveau, je m’empresserai de vous fournir des munitions ; tenez-vous en repos ; le jour de la délivrance approche… »

Cependant, à part lui, le brave commandant, dès les premiers jours de juillet, reconnaissait que le fort, démuni de poudre et de vivres, ne pouvait résister avec succès à une quatrième attaque ; déjà, les hommes, réduits à une nourriture insuffisante, ne pouvaient supporter les gardes et les veilles ; les Bambaras, leurs femmes et leurs enfants, entassés au nombre de plus de six mille dans un espace trop étroit, mouraient de misère et de faim.

Paul Hall n’eut pas besoin de se demander quelle conduite il tiendrait si l’ennemi tentait un nouvel assaut ; il entendait, avant tout, mourir à son poste.

Sa résolution arrêtée, il la communiqua au brave Desplat ; celui-ci, digne de comprendre un tel héroïsme, jura de partager le sort de son chef. Ils convinrent qu’au moment où l’ennemi pénétrerait dans la place, Desplat se dirigerait vers le blockhaus renfermant des obus et qu’il y mettrait le feu ; Paul Holl, de son côté, transporta secrètement dans sa chambre une assez grande quantité de ces projectiles pour se mettre au besoin à l’abri des atteintes d’Al-Hadji.

Le 18 juillet, jour mémorable, comme il n’y avait plus de vivres que pour quelques heures, et quels vivres ! on entendit tout à coup, dans le lointain, de sourdes détonations et comme le bruit d’une vive fusillade. Ce bruit paraissait surgir du côté des kippes.

On donne ce nom à deux rochers placés face à face sur chacune des deux rives du fleuve, en aval de Médine. Distantes l’une de l’autre de cent à cent cinquante mètres, les kippes semblent comme une écluse gigantesque, dans l’ouverture béante de laquelle le fleuve se précipite avec une effrayante rapidité.

Al-Hadji connaissait l’importance de ce point ; aussi avait-il fait occuper les deux roches par un corps nombreux, dont les feux plongeants devaient arrêter tout navire en marche ; il comptait sur l’efficacité de l’obstacle pour arrêter les secours et mener à fin le siége de Médine ; mais le colonel Faidherbe trompa les calculs du prophète par la manœuvre la plus hardie.

Inquiet du sort de Médine, il avait quitté Saint-Louis le 4 juillet et profité de la première crue pour se rendre à Bakel ; par bonheur, les eaux montèrent cette année avant l’époque ordinaire.

Il apprit à Bakel que les munitions, dont on avait annoncé l’arrivée à Médine étaient en grande partie restées en chemin avec le steamer le Guet-Ndar, échoué sous le feu de l’ennemi ; ses inquiétudes redoublèrent ; les eaux, un moment accrues, avaient baissé, et il paraissait difficile de franchir le point si dangereux où sont les petites cataractes ; quand il parlait d’aller débloquer Médine avec le peu de forces amenées de Saint-Louis, on lui représentait l’immense danger de l’entreprise, en présence d’une armée assiégeante que les calculs les plus modérés portaient à quinze mille hommes.

Cependant, M. Faidherbe n’hésita pas ; avec une centaine de maçons venus de Matam, quelques laptots, soixante soldats blancs, commandés par MM. Sardou, chef de bataillon d’artillerie de la marine, et Brossard de Corbigny, lieutenant de vaisseau, il se trouvait le 18 au matin au pied des kippes.

Tenter de forcer ce passage sous le feu plongeant de ces deux redoutes naturelles, couronnées d’une multitude d’ennemis, c’était exposer le vapeur qui affronterait ce danger à une perte presque certaine.

Il prit la résolution de débarquer tout son monde sur la rive droite et d’attaquer la kippe de cette rive : cette manœuvre réussit parfaitement ; les Al-Hadjistes, postés de ce côté, ne pouvant s’imaginer que, pour venir à eux, on opérerait un débarquement en pays ennemi, furent saisis de stupeur en voyant monter résolument à l’assaut de leur poste une troupe dans laquelle on distinguait des blancs !! Assaillis bientôt par une vive fusillade, ils prirent la fuite ; les Français couronnèrent la roche et le gouverneur y fit placer un obusier, dont les coups, bien dirigés, vinrent frapper la kippe de la rive gauche et en expulser l’ennemi.

L’éclat de ces explosions arrivait à Médine ; mais Paul Holl les attribuait au Guet-Ndar, qu’il supposait dégagé et cherchant de nouveau à remonter jusqu’à lui.

Il fit placer tout son monde au poste de combat ; puis, ordonnant de hisser les couleurs nationales, attendit avec une vive émotion les événements qu’il pressentait.

Cependant le gouverneur, toujours sur la rive droite, ordonnait au bateau à vapeur le Basilic, — commandant Milet, de s’engager dans le passage ; il secondait ses efforts en tenant rudement en échec les Al-Hadjistes placés en face. Le bateau, forçant de vapeur et gagnant à peine un mètre par seconde, franchit enfin ce dangereux rapide.

Fort de Mérinaghem, dans le Oualo, sur le lac de Guier, à soixante kilomètres de Saint-Louis. — Dessin de E. de Bérard d’après Nouveaux.

Paul Holl, au moyen d’une lunette, avait, jusqu’à ce moment, parfaitement distingué les ennemis de la rive gauche, tirant dans la direction du fleuve… tout à coup, il remarque un groupe placé sur la kippe de ce côté qui, au lieu de diriger ses coups sur le fleuve, les projette dans la plaine ; étonné, ne pouvant se rendre compte de cette manœuvre, mais saisi d’un pressentiment, il se met à examiner avec une profonde attention le point d’où partent les coups ; il croit reconnaître des hommes vêtus d’un costume européen ; mais toujours dominé par la pensée que le Guet-Ndar tente le passage, il hésite… cependant, il redouble d’attention, et, bientôt aperçoit distinctement des combattants portant des bottes et coiffés de chapeaux de paille… Plus de doute, ce sont des libérateurs… Le gouverneur est là ! Paul Holl court à la cloche, l’agite, appelle tout son monde… « Voilà les blancs ! voilà les hommes du Sénégal ! voilà le gouverneur ! Allons, mes amis, sus aux Al-Hadjistes ! »

Sarnbala accourt ; il a compris qu’il faut se précipiter au dehors.

« De la poudre ! de la poudre ! dit-il à Paul Holl.

— Il y a longtemps que je n’en ai plus, reprend Paul Holl.

— Comment, réplique Sambala, tu m’avais dit que ton magasin en était plein !

— Mais si je t’avais avoué ma pénurie, qu’aurais-tu fait ? »

Sambala réfléchit et dit : « Vous autres blancs, vous êtes des hommes habiles ; si j’avais su que la poudre manquait, peut-être aurais-je abandonné la partie… tu as bien fait de me le cacher… je te remercie… »

Quelques instants après, les assiégeants, pris entre les baïonnettes des assiégés et la mousqueterie de la troupe libératrice, se débandaient dans toutes les directions, et le gouverneur pénétrant dans le fort, s’assurait par lui-même de ce qu’il avait fallu d’énergie pour résister, pendant quatre-vingt-quinze jours, au milieu de privations si horribles, à un ennemi si déterminé[2].

Le prestige d’Al-Hadji ne s’est jamais relevé de cet échec. Un an plus tard, la prise de Guémou par les Français, et la destruction de cette place d’armes qu’il avait tenté d’élever en face de Bakel, lui portèrent le dernier coup. À dater de ce moment, il a disparu de la zone occupée par nos établissements, et le bruit de ses actes ne nous parvient plus que comme le retentissement de plus en plus affaibli d’un orage qui s’éteint à l’horizon.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Cette livraison et les deux suivantes (relations, études et appréciations), sont entièrement extraites de documents officiels publiés depuis 1857 par le ministère des colonies.
  2. Paul Holl, nommé chevalier de la Légion d’honneur, est aujourd’hui commandant civil du fort de Saldé (arrondissement de Bakel).