Vues des Cordillères/T1/18

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PLANCHE XVI.[1]

Vue du Chimborazo et du Carguairazo.



La Cordillère des Andes tantôt se divise en plusieurs branches, séparées les unes des autres par des vallées longitudinales, tantôt elle ne forme qu’une seule masse, hérissée de cimes volcaniques. En décrivant plus haut le passage de la montagne de Quindiu (Pl. v), nous avons essayé de donner un aperçu géologique de la ramification des Cordillères dans le royaume de la Nouvelle-Grenade, entre les 2° 30′ et 5° 15′ de latitude boréale. Nous avons observé en même temps que les grandes vallées placées entre les deux branches latérales et la chaîne du centre, sont les bassins de deux rivières considérables, dont le fond est encore moins élevé au-dessus du niveau de l’Océan que le lit du Rhône, dont les eaux ont creusé la vallée de Sion, dans les hautes Alpes. En avançant de Popayan vers le Sud, on voit, sur le plateau aride de la province de los Pastos, les trois chaînons des Andes se confondre dans fin même groupe qui se prolonge bien au-delà de l’équateur.

Ce groupe, dans le royaume de Quito, offre un aspect particulier depuis la rivière de Chola, qui serpente dans des montagnes de roche basaltique, jusqu’au Paramo de l’Assuay, sur lequel s’élèvent de mémorables restes de l’architecture péruvienne. Les sommets les plus élevés sont rangés en deux files qui forment comme une double crête de la Cordillère : ces cimes colossales et couvertes de glaces éternelles ont servi de signaux dans les opérations des académiciens françois, lors de la mesure du degré équatorial. Leur disposition symétrique, sur deux lignes dirigées du nord au sud, les a fait considérer par Bouguer comme deux chaînons de montagnes séparées par une vallée longitudinale : mais ce que cet astronome célèbre nomme le fond d’une vallée, est le dos même des Andes : c’est un plateau dont la hauteur absolue est de deux mille sept cents à deux mille neuf cents mètres. Il ne faut pas confondre une double crête avec une véritable ramification des Cordillères.

La plaine couverte de pierre ponce, qui forme le premier plan du dessin dont nous donnons ici la description, fait partie de ce plateau qui sépare la crête occidentale de la crête orientale des Andes de Quito. C’est dans ces plaines que se trouve concentrée la population de ce pays merveilleux ; c’est là que sont placées des villes qui comptent trente à cinquante mille habitans. Lorsqu’on a vécu pendant quelques mois sur ce plateau élevé, où le baromètre se soutient à 0,54 m ou à vingt pouces de hauteur, on éprouve irrésistiblement une illusion extraordinaire : on oublie peu à peu que tout ce qui environne l’observateur, ces villages annonçant l’industrie d’un peuple montagnard, ces pâturages couverts à la fois de troupeaux de lamas et de brebis d’Europe, ces vergers bordés de haies vives de Duranta et de Barnadesia, ces champs labourés avec soin et promettant de riches moissons de céréales, se trouvent comme suspendus dans les hautes régions de l’atmosphère ; on se rappelle à peine que le sol que l’on habite est plus élevé au-dessus des côtes voisines de l’Océan Pacifique, que ne l’est le sommet du Canigou au-dessus du bassin de la Méditerranée.

En regardant le dos des Cordillères comme une vaste plaine bornée par des rideaux de montagnes éloignées, on s’accoutume à considérer les inégalités de la crête des Andes comme autant de cimes isolées. Le Pichincha, le Cayambe, le Cotopaxi, tous ces pics volcaniques que l’on désigne par des noms particuliers, quoiqu’à plus de la moitié de leur hauteur totale ils ne constituent qu’une seule masse, paroissent, aux yeux de l’habitant de Quito, autant de montagnes distinctes qui s’élèvent au milieu d’une plaine dénuée de forêts : cette illusion est d’autant plus complète, que les dentelures de la double crête des Cordillères vont jusqu’au niveau des hautes plaines habitées ; aussi les Andes ne présentent-elles l’aspect d’une chaîne que lorsqu’on les voit de loin, des côtes du Grand-Océan ou des savanes qui s’étendent jusqu’au pied de leur pente orientale. Placé sur le dos des Cordillères même, soit dans le royaume de Quito, ou dans la province de los Pastos ; soit plus au nord encore, dans l’intérieur de la Nouvelle-Espagne, on ne voit qu’un amas de cimes éparses, des groupes de montagnes isolées qui se détachent du plateau central : plus grande est la masse des Cordillères, et plus il est difficile de saisir l’ensemble de leur structure et de leur forme.

Cependant l’étude de cette forme, j’oserois dire de cette physionomie des montagnes, est facilitée singulièrement par la direction des hautes plaines qui constituent le dos des Andes. Lorsqu’on voyage depuis la ville de Quito jusqu’au Paramo de l’Assuay, on voit paroître successivement, et sur une longueur de trente-sept lieues, à l’ouest, les cimes de Casitagua, Pichincha, Atacazo Corazon, Iliniza, Carguairazo, Chimborazo et Cunambay ; à l’est, les cimes de Guamani, Antisana, Passuchoa, Ruminavi, Cotopaxi, Quelendana, Tungurahua et Capa-Urcu, qui, à l’exception de trois ou quatre, sont toutes plus élevées que le Mont-Blanc. Ces montagnes sont rangées de manière que, vues du plateau central, loin de se couvrir mutuellement, elles se présentent au contraire dans leur véritable forme, comme projetées sur la voûte azurée du ciel : on croit voir dans un même plan vertical leur sommet et leur pic ; elles rappellent le spectacle imposant des côtes du Nouveau-Norfolk et de la rivière de Cook ; elles paroissent comme un rivage escarpé qui, s’élevant du sein des eaux, semble d’autant moins éloigné qu’aucun objet n’est placé entre le rivage et l’œil de l’observateur.

Mais si la structure des Cordillères et la forme du plateau central favorisent les observations géologiques ; si elles fournissent aux voyageurs la facilité d’examiner de très-près les contours de la double crête des Andes, l’énorme élévation de ce même plateau fait aussi paroitre plus petites des cimes qui, placées sur des îlots, éparses dans l’immensité des mers, comme le Mowna-Roa et le Pic de Ténériffe, en imposeroient davantage par leur effrayante hauteur. La plaine de Tapia, que l’on découvre sur le premier plan de la seizième Planche, et dans laquelle j’ai dessiné, près de Riobamba-Nuevo, le groupe du Chimborazo et du Carguairazo, a une hauteur absolue de deux mille huit cent quatre-vingt-onze mètres (quatorze cent quatre-vingt-trois toises) ; elle n’est que d’un sixième moins élevée que la cime de l’Etna. Le sommet du Chimborazo n’excède par conséquent la hauteur de ce plateau que de trois mille six cent quarante mètres, ce qui fait quatre-vingt-quatre mètres de moins que la hauteur de la cime du Mont-Blanc au-dessus du prieuré de Chamonix ; car la différence entre le Chimborazo et le Mont-Blanc est à peu près égale à celle qu’on observe entre l’élévation du plateau de Tapia et le fond de la vallée de Chamonix. La cime du pic de Ténériffe, comparée au niveau de la ville de l’Orotava, est encore plus élevée que le Chimborazo et le Mont-Blanc ne le sont au-dessus de Riobamba et de Chamonix.

Des montagnes qui nous étonneroient par leur hauteur, si elles étoient placées au bord de la mer, ne paroissent que des collines si elles s’élèvent du dos des Cordillères : Quito, par exemple, est adossé à un petit cône appelé Javirac, et qui ne paroît pas plus élevé aux habitans de cette ville, que Montmartre ou les hauteurs de Meudon ne le paroissent aux habitans de Paris : ce cône du Javirac, d’après ma mesure, a cependant trois mille cent vingt-un mètres (seize cents toises) de hauteur absolue ; il est presque aussi élevé que le sommet du Marboré y une des plus hautes cimes de la chaîne des Pyrénées.

Malgré les effets de cette illusion, produite par la hauteur des plateaux de Quito, de Mulalo et de Riobamba, on chercheroit en vain, près des côtes ou sur la pente orientale du Chimborazo, un endroit qui offrît une vue aussi magnifique de la Cordillère, que celle dont j’ai joui, pendant plusieurs semaines, dans la plaine de Tapia. Lorsqu’on est placé sur le dos des Andes, entre la double crête que forment les cimes colossales du Chimborazo, du Tungurahua et du Cotopaxi, on est encore assez rapproché de leurs sommets pour les voir sous des angles de hauteur très-considérables : mais, en descendant vers les forêts qui entourent le pied des Cordillères, ces angles deviennent très-petits ; car, à cause de l’énorme masse des montagnes, on s’éloigne rapidement des sommets à mesure que l’on s’approche du niveau de l’Océan.

J’ai dessiné les contours du Chimborazo et du Carguairazo, en employant les mêmes moyens graphiques que j’ai indiqués plus haut, lorsque j’ai parlé du dessin de Cotopaxi. La ligne qui marque la limite inférieure des neiges perpétuelles se trouve à une hauteur qui excède un peu celle du Mont-Blanc ; car cette dernière montagne, placée sous l’équateur, ne se couvriroit de neiges qu’accidentellement. La température constante qui règne sous cette zone fait que la limite des glaces éternelles n’offre pas ces irrégularités que l’on observe dans les Alpes et dans les Pyrénées. C’est à la pente septentrionale du Chimborazo, entre cette montagne et le Carguairazo, que passe le chemin qui conduit de Quito à Guayaquil, vers les côtes de l’Océan Pacifique. Les mamelons couverts de neiges qui s’élèvent de ce côté, rappellent, par leur forme, celle du dôme de Gouté, vu de la vallée de Chamonix. C’est sur une arête étroite qui sort du milieu des neiges, sur la pente méridionale, que nous avons tenté de parvenir, non sans danger, MM. Bonpland, Montufar et moi, à la cime du Chimborazo. Nous avons porté des instrumens à une hauteur considérable, quoique nous fussions entourés d’une brume épaisse, et fort incommodés par la grande rareté de l’air. Le point où nous nous sommes arrêtés pour observer l’inclinaison de l’aiguille aimantée, paroît plus élevé que tous ceux auxquels des hommes étoient parvenus sur le dos des montagnes : il excède de onze cents mètres la cime du Mont-Blanc, où le plus savant et le plus intrépide des voyageurs, M. de Saussure, a eu le bonheur d’arriver, en luttant contre des difficultés encore plus grandes que celles que nous avions à vaincre près de la cime du Chimborazo. Ces excursions pénibles, dont les récits excitent généralement l’intérêt du public, n’offrent qu’un très-petit nombre de résultats utiles au progrès des sciences, le voyageur se trouvant sur un sol couvert de neiges, dans une couche d’air dont le mélange chimique est le même que celui des basses régions, et dans une situation où des expériences délicates ne peuvent se faire avec toute la précision requise.

En comparant les Planches v, x et vxvi de cet ouvrage avec celles de l’Atlas géographique et physique qui accompagne mon Essai sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, on distingue trois espèces de formes principales qu’affectent les hautes cimes des Andes. Les volcans encore actifs, ceux qui n’ont qu’un seul cratère d’une largeur extraordinaire, sont des montagnes coniques à sommets plus ou moins tronqués : telle est la figure du Cotopaxi, du Popocatepec et du pic d’Orizaba. Des volcans, dont le sommet s’est affaissé après une longue suite d’éruptions, présentent des crêtes hérissées de pointes, des aiguilles inclinées, des rochers brisés et qui menacent ruine. Cette forme est celle de l’Altar ou Capac-Urcu, montagne jadis plus élevée que le Chimborazo, et dont la destruction désigne une époque mémorable dans l’histoire physique du nouveau continent : c’est aussi la forme du Carguairazo, écroulé en grande partie dans la nuit du 19 juillet 1698. Des torrens d’eau et des éjections boueuses sont sortis alors des flancs entr’ouverts de la montagne, et ont rendu stériles les campagnes environnantes. Cette catastrophe horrible a été accompagnée d’un tremblement de terre qui, dans les villes voisines d’Hambato et de Llactacunga, a englouti des milliers d’habitans.

Une troisième forme des hautes cimes des Andes, et la plus majestueuse de toutes, est celle du Chimborazo, dont le sommet est arrondi : elle rappelle ces mamelons dépourvus de cratères, que la force élastique des vapeurs soulève dans des régions où la croûte caverneuse du globe est minée par des feux souterrains. L’aspect des montagnes de granite n’offre qu’une foible analogie avec celui du Chimborazo. Les sommets granitiques sont des hémisphères aplatis ; les porphyres trapéens forment des coupoles élancées. C’est ainsi qu’au bord de la mer du Sud, après les longues pluies de l’hiver, lorsque la transparence de l’air a augmenté subitement, on voit paroître le Chimborazo comme un nuage à l’horizon : il se détache des cimes voisines ; il s’élève sur toute la chaîne des Andes, comme ce dôme majestueux, ouvrage du génie de Michel-Ange, sur les monumens antiques qui environnent le Capitole.

  1. Pl. vii de rédition in-8o.