Vues des Cordillères/T1/19

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PLANCHE XVII.

Monument péruvien du Cañar.



Les hautes plaines qui se prolongent sur le dos des Cordillères, depuis l’équateur jusque vers les de latitude australe, aboutissent à une masse de montagnes élevées de quatre mille cinq cents à quatre mille huit cents mètres, et qui, comme une digue énorme, réunissent la cête orientale à la crête occidentale des Andes de Quito. Ce groupe de montagnes, dans lequel le porphyre couvre le schiste micacé et d’autres roches de formation primitive, est connu sous le nom du Paramo del Assuay. Nous avons été forcés de le traverser pour parvenir de Riobamba à Cuenca, et à ces belles forêts de Loxa, qui sont si célèbres par leur abondance en quinquina. Le passage de l’Assuay est redoutable, surtout dans les mois de juin, de juillet et d’août, où tombe une immense quantité de neige, et où soufflent, dans ces contrées, les vents glacés du Sud. Comme la grande route, d’après les mesures que j’ai faites en 1802, passe presque à la hauteur du Mont-Blanc, les voyageurs y sont exposés à un froid excessif, et il n’y a pas d’année qu’il n’en périsse quelques-uns par l’effet de la tourmente. C’est au milieu de ce passage, à la hauteur absolue de quatre mille mètres, qu’on traverse une plaine dont l’étendue est de plus de six lieues carrées. Cette plaine (et ce fait remarquable jette quelque jour sur la formation des plateaux élevés) se trouve presque au niveau des savanes dont est entourée la partie du volcan d’Antisana, qui est couverte de neiges éternelles. Les plateaux de l’Assuay et de l’Antisana, dont la constitution géologique offre des rapports si frappans, sont cependant éloignés de plus de cinquante lieues les uns des autres : ils renferment des lacs d’eau douce d’une grande profondeur, et bordés d’un gazon touffu de graminées alpines, mais dont aucun poisson et presque aucun insecte aquatique ne vivifient la solitude.

Le Llano del Pullal (c’est le nom que l’on donne aux hautes plaines de l’Assuay) a un sol excessivement marécageux. Nous avons été surpris d’y trouver, et à des hauteurs qui surpassent de beaucoup celle de la cime du pic de Ténériffe, les restes magnifiques d’un chemin construit par les Incas du Pérou. Cette chaussée, bordée de grandes pierres de taille, peut être comparée aux plus belles toutes des Romains que j’aie vues en Italie, en France et en Espagne : elle est parfaitement allignée, et conserve la même direction à six ou huit mille mètres de longueur. Nous en avons observé la continuation près de Caxamarca, à cent vingt lieues au sud de l’Assuay, et l’on croit, dans le pays, qu’elle conduisoit jusqu’à la ville de Cuzco. Près de ce chemin de l’Assuay, à la hauteur absolue de quatre mille quarante-deux mètres (deux mille soixante quatorze toises), se trouvent les ruines du palais de l’inca Tupaynpangi, dont les masures, appelées vulgairement los paredones, n’ont que peu d’élévation.

En descendant du Paramo de l’Assuay vers le sud, on découvre, entre les fermes de Turche et de Burgay, un autre monument de l’ancienne architecture péruvienne, connu sous le nom d’Ingapilca, ou de la forteresse du Cañar. Cette forteresse, si l’on peut nommer ainsi une colline terminée par une plate-forme, est bien moins remarquable par sa grandeur que par sa parfaite conservation. Un mur construit de grosses pierres de taille s’élève à la hauteur de cinq à six mètres ; il forme un ovale très-régulier, dont le grand axe a près de trente-huit mètres de longueur : l’intérieur de cet ovale est un terre plein couvert d’une belle végétation, qui augmente l’effet pittoresque du paysage. Au centre de l’enceinte s’élève une maison qui ne renferme que deux appartements, et qui a près de sept mètres de hauteur : cette maison et l’enceinte représentées sur la seizième Planche appartiennent à un système de murs et de fortifications dont nous parlerons plus bas, et qui ont plus de cent cinquante mètres de long. La coupure des pierres, la disposition des portes et des niches, l’analogie parfaite qui règne entre cet édifice et ceux du Cuzco, ne laissent aucun doute sur l’origine de ce monument militaire, qui servoit au logement des Incas lorsque ces princes passoient de temps en temps du Pérou au royaume de Quito. Les fondations d’un grand nombre d’édifices que l’on trouve autour de l’enceinte, annoncent qu’il y avoit jadis au Canar assez de place pour loger le petit corps d’armée dont les Incas étoient généralement suivis dans leurs voyages. C’est dans ces fondations que j’ai trouvé une pierre taillée avec beaucoup d’art, et représentée sur le devant du tableau à gauche : je n’ai pu deviner l’usage de cette coupe particulière.

Ce qui frappe le plus dans ce petit monument, entouré de quelques troncs de schinus molle, c’est la forme de son toit, qui lui donne une ressemblance parfaite avec les maisons européennes. Un des premiers historiens de l’Amérique, Pedro de Cieça de Léon, qui commença à décrire ses voyages en 1541, parle en détail de plusieurs maisons de l’Inca, dans la province de los Cañares. Il dit expressément[1] « que les édifices de Thomebamba ont une couverture de joncs si bien faite, que si le feu ne la consume pas, elle peut se conserver, sans altération, pendant des siècles. » D’après cette observation, on doit être porté à croire que le pignon de la maison de Canar a été ajouté après la conquête : ce qui semble surtout favoriser cette hypothèse, c’est l’existence des fenêtres ouvertes pratiquées dans cette partie du bâtiment ; car il est certain que, dans les édifices d’ancienne fabrique péruvienne, on ne trouve jamais de fenêtres, non plus que dans les restes des maisons de Pompeia et d’Herculanum.

M. de La Condamine, dans un mémoire très-intéressant sur quelques anciens monumens du Pérou[2], incline aussi à croire que le pignon que l’on observe sur le petit monument du Cañar, n’est pas du temps des Incas. Il dit « qu’il est peut-être de fabrique moderne, et qu’il n’est pas de pierre de taille comme le reste des murs, mais d’une espèce de briques séchées à l’air et pétries de paille. » Le même savant ajoute, dans un autre endroit, que l’usage de ces briques, auxquelles les Indiens donnent le nom de tica, étoit connu aux Péruviens long-temps avant l’arrivée des Espagnols, et que par cette raison le haut du pignon pourroit être de construction ancienne, quoique formé de briques.

Je regrette beaucoup de n’avoir pas connu le mémoire de M. de La Condamine avant mon voyage en Amérique : je suis bien éloigné de jeter des doutes sur les observations de ce voyageur célèbre, que ses travaux ont forcé de séjourner long-temps dans les environs du Cañar, et qui a eu bien plus de loisir que moi pour examiner ce monument. Je suis surpris cependant qu’en agitant sur les lieux mêmes la question si le toit de cet édifice a été ajouté du temps des Espagnols, ni M. Bonpland ni moi n’ayons été frappés de la différence de construction que l’on prétend exister entre le mur et le haut du pignon. Je n’y ai pas reconnu de briques (ticas ou adobes) ; j’ai cru simplement y reconnaître des pierres de taille enduites d’une espèce de stuc jaunâtre, facile à détacher, et enchâssant de l’ichu ou de la paille coupée. Le maître d’une ferme voisine, dont nous fumes accompagnés dans notre excursion aux ruines du Cañar, se vanta que ses ancêtres avoient beaucoup contribué à la destruction de ces édifices : il nous raconta que le toit incliné avoit été couvert non à l’européenne, c’est-à-dire de tuiles, mais de dalles de pierre très-minces et très-bien polies. C’est cette circonstance surtout qui me fit pencher alors pour l’opinion, probablement erronée, qu’à l’exception des quatre fenêtres, le reste de l’édifice étoit tel qu’il avoit été construit du temps des Incas. Quoi qu’il en soit, il faut convenir que l’usage des toits à angles aigus auroit été bien utile dans un pays de montagnes dans lequel les pluies, sont très-abondantes. Ces toits inclinés sont connus aux indigènes de la côte nord-ouest de l’Amérique ; ils l’étoient même dans l’Europe australe, dans les temps les plus reculés, comme l’indiquent plusieurs monumens grecs, et romains, surtout les reliefs de la colonne trajane, et les peintures de paysages trouvées, à Pompeia, et conservées jadis dans la superbe collection de Portici. L’angle au faîte du toit est obtus chez les Grecs ; il devient un angle droit chez les Romains, qui vivoient sous un ciel moins beau que celui de la Grèce : plus, on avance vers le nord, et plus les toits sont inclinés.

Le dessin dont la gravure se trouve sur la dix-septième Planche, a été fait à Rome, d’après mon esquisse, par M. Gmelin, artiste justement célèbre par son talent et par la variété de ses connaissances : pendant mon dernier séjour en Italie, il m’a honoré d’une amitié particulière, et je dois en grande partie à ses soins ce qui, dans cet ouvrage, pourroit ne pas paroître tout-à-fait indigne de fixer l’intérêt du public.

  1. Pedro de Cieça de Léon, Chronica del Peru (Anvers, 1554), Tom. I, xliv. p. 120.
  2. Mémoires de l’académie de Berlin, 1746, p. 444.