Walden ou la vie dans les bois/Fabulet/14

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Fabulet.
Éditions de la Nouvelle revue française (p. 211-222).

PREMIERS HABITANTS ET VISITEURS D’HIVER


Je fis tête à de joyeuses tempêtes de neige, et passai d’heureuses soirées d’hiver au coin du feu, pendant que la neige tourbillonnait follement dehors, et que jusqu’au hululement du hibou, tout se taisait. Durant des semaines je ne rencontrai en mes promenades que ces gens qui de temps à autre venaient couper du bois pour l’emporter au village sur un traîneau. Les éléments, toutefois, me secondèrent dans le tracé d’un sentier à travers la plus épaisse neige des bois, car une fois que j’y avais passé, le vent poussait les feuilles de chêne dans mes traces, où elles se logeaient, et en absorbant les rayons du soleil faisaient fondre la neige, de sorte que non seulement mes pieds y gagnaient un tapis sec, mais que dans la nuit leur ligne sombre me servait de guide. En fait de société humaine je dus évoquer les premiers habitants de ces parages. Au souvenir de maints de mes concitoyens la route près de laquelle se dresse ma maison a retenti du rire et du bavardage d’habitants, et les bois qui la bordent portèrent l’encoche et la tache de leurs petits jardins et demeures, quoique beaucoup plus alors qu’aujourd’hui elle fût enserrée par la forêt. En certains endroits, à mon propre souvenir, les pins raclaient des deux côtés à la fois le cabriolet au passage, et les femmes comme les enfants qui étaient obligés de suivre cette route pour aller à Lincoln seuls et à pied, ne le faisaient pas sans peur, souvent accomplissaient au pas de course une bonne partie du chemin. Tout humble route qu’elle fût, conduisant aux villages voisins, ou destinée à l’attelage du bûcheron, elle amusait le voyageur jadis plus qu’aujourd’hui par sa variété, et lui restait plus longtemps dans la mémoire. Où du village aux bois s’étendent à l’heure qu’il est des plaines de terre ferme stagnait alors un marais d’érables sur un fond de troncs d’arbres, dont les restes sans doute supportent encore la grand’route poudreuse actuelle, de la Ferme Stratton, aujourd’hui la Ferme de l’Hospice, au Mont Brister.

À l’est de mon champ de haricots, de l’autre côté de la chaussée, habitait Caton Ingraham, esclave de Duncan Ingraham, Esquire, gentilhomme du village de Concord, qui fit bâtir une maison pour son esclave, et lui donna permission d’habiter dans les Bois de Walden ; – Cato, non pas Uticensis, mais Concordiensis. Certains prétendent que c’était un nègre de Guinée. Il en est pour se rappeler son petit lopin de terre parmi les noyers, qu’il laissait pousser pour le jour où il serait vieux et en aurait besoin ; mais ce fut un spéculateur plus jeune et plus blanc qui finit par les avoir. Lui aussi, toutefois, occupe à présent une maison d’égale étroitesse. Le trou de cave à demi oblitéré de Caton subsiste encore, bien que peu connu, caché qu’il est au passant par une bordure de pins. Maintenant le vinaigrier (Rhus glabra) le remplit, et l’une des plus précoces espèces de verge d’or (Solidago stricta) y croît en abondance.

Ici, au coin même de mon champ, encore plus près de la ville, Zilpha, femme de couleur, possédait sa petite maison, où elle filait le lin pour les bourgeois, faisant retentir de ses chants stridents les Bois de Walden, attendu que sa voix était aussi forte que remarquable. Au cours de la guerre de 1812 son logis finit par être incendié par les soldats anglais, prisonniers sur parole, pendant qu’elle était sortie, et son chat, son chien, ses poules, tout brûla de compagnie. Dure fut sa vie, et quasi inhumaine. Un vieil habitué de ces bois-ci se rappelle que passant devant sa maison, certain midi, il l’entendit se murmurer à elle-même par-dessus le glou-glou de sa marmite : « Vous n’êtes que des os, des os ! » J’ai vu là des briques au milieu du taillis de chênes.

Plus bas sur la route, à main droite, sur le Mont Brister, habitait Brister Freeman, « un nègre adroit », jadis esclave de sieur Cummings, – là où croissent encore les pommiers que Brister planta et soigna ; de gros vieux arbres aujourd’hui, mais leur fruit encore sauvage et quelque peu pomme à cidre à mon goût. Il n’y a pas longtemps que j’ai lu son épitaphe dans le vieux cimetière de Lincoln – un peu sur le côté, près des tombes sans inscription de quelques grenadiers britanniques tombés dans la retraite de Concord, – où il est dénommé « Sippio Brister », – Scipion l’Africain eût-on pu l’appeler, – « homme de couleur », comme s’il était décoloré. Elle me dit aussi, à renfort de lettres majuscules, la date de sa mort ; façon détournée de m’apprendre qu’il ait jamais vécu. Avec lui demeurait Fenda, son hospitalière épouse, qui disait la bonne aventure, encore que de façon plaisante, – forte, ronde, noire, plus noire que nul des enfants de la nuit, un orbe tel qu’il ne s’en éleva jamais de plus obscur sur Concord avant ni depuis.

Plus loin, en bas de la colline, à gauche, sur l’ancienne route tracée dans les bois, se voient les vestiges de quelque concession de la famille Stratton ; dont le verger couvrait jadis tout le versant du Mont Brister, mais depuis longtemps a été tué par les pitchpins, sauf quelques souches, dont les vieilles racines fournissent encore les sauvageons de maint arbre prospère de village.

Plus près de la ville, on arrive au lot de Breed, de l’autre côté du chemin, juste sur la lisière du bois ; lieu fameux par les tours d’un démon sans nom défini dans la vieille mythologie, qui a joué un rôle aussi marquant que stupéfiant dans notre existence de la Nouvelle-Angleterre, et mérite, autant que tout autre personnage mythologique, de voir écrite un jour sa biographie ; qui d’abord arrive sous les traits d’un ami ou d’un homme à gages, pour ensuite voler et assassiner toute la famille, – le Rhum de la Nouvelle-Angleterre. Mais il n’appartient pas encore à l’histoire de raconter toutes les tragédies qui se sont jouées ici. Que le temps intervienne dans une certaine mesure pour les patiner et leur prêter une teinte d’azur ! Ici la tradition la plus vague et la plus douteuse raconte que jadis s’élevait une taverne ; le puits est le même qui tempéra le breuvage du voyageur et rafraîchit sa monture. Ici donc des hommes se saluaient, écoutaient et racontaient les nouvelles, puis passaient leur chemin.

La hutte de Breed était encore debout il y a une douzaine d’années, quoique depuis longtemps inoccupée. Elle avait à peu près la dimension de la mienne. De jeunes malfaisants y mirent le feu, un soir d’élection, si je ne me trompe. J’habitais alors à la lisière du village et venais de succomber sur le Gondibert de Davenant, cet hiver où je souffris de léthargie, – ce que, soit dit en passant, je ne sus jamais si je devais regarder comme un mal de famille, ayant un oncle qui s’endort en se rasant, et est obligé d’égermer des pommes de terre dans une cave le dimanche pour se tenir éveillé et observer le sabbat, ou comme la conséquence de ma tentative de lire sans en rien omettre le recueil de poésie anglaise de Chalmers. Il dompta bel et bien mes Nervii[1]. Je venais de laisser tomber ma tête sur celui-ci lorsqu’on sonna au feu, et qu’en chaude hâte, les pompes passèrent par là, précédées d’une troupe éparse d’hommes et de gamins, moi au premier rang, car j’avais sauté le ruisseau. Nous croyions que c’était très au sud, de l’autre côté des bois, – nous qui ne courrions pas au feu pour la première fois – grange, boutique, ou maison d’habitation, sinon le tout ensemble. « C’est la grange à Baker », cria quelqu’un. « C’est au domaine Codman », affirma un autre. Sur quoi de nouvelles étincelles de s’élever au-dessus du bois, comme si le toit s’effondrait, et nous tous de crier : « Concord, à la rescousse ! » Des chariots passèrent à bride abattue et sous une charge écrasante, portant, peut-être, entre autres choses, l’agent de la compagnie d’assurances, dont le devoir était d’aller aussi loin que ce fût ; et de temps en temps la cloche de la pompe à incendie tintait derrière, d’un son plus lent et plus assuré, pendant que tout à l’arrière-garde, comme on se le dit à l’oreille plus tard, venaient ceux qui avaient mis le feu et donné l’alarme. Ainsi continuâmes-nous d’aller en vrais idéalistes, rejetant l’évidence de nos sens, jusqu’au moment où, à un coude de la route, entendant le crépitement et sentant pour de bon la chaleur du feu venue par-dessus le mur, nous comprîmes, hélas ! que nous y étions. La simple proximité de l’incendie suffit à refroidir notre ardeur. Tout d’abord nous songeâmes à lui jeter dessus une mare à grenouilles : mais finîmes par décider de le laisser brûler, tant pour être allés si loin c’était peu de chose. Sur quoi nous fîmes le cercle autour de notre pompe, nous entrepoussâmes des coudes, exprimâmes nos sentiments à l’aide de porte-voix, ou sur un ton plus bas rappelâmes les grandes conflagrations dont le monde avait été témoin, y compris la boutique de Bascom ; et, entre nous, nous pensions qu’eussions-nous été là à propos avec notre « baquet », et une pleine mare à proximité, nous pouvions convertir cette suprême et universelle conflagration annoncée en un nouveau déluge. Finalement nous nous retirâmes sans commettre de dégât, – retournâmes au sommeil et à Gondibert. Or, pour ce qui est de Gondibert, j’excepterais ce passage de la préface sur l’esprit qui est la poudre de l’âme, – « mais la majeure partie de l’humanité est tout aussi étrangère à l’esprit que le sont les Indiens à la poudre. »

Il arriva la nuit suivante que passant à travers champs par là, vers la même heure, et entendant partir de cet endroit une plainte étouffée, je m’approchai dans l’obscurité, pour découvrir le seul survivant de la famille que je connaisse, l’héritier à la fois de ses vertus et de ses vices, le seul qu’intéressât cet incendie, couché sur le ventre, et qui regardait par-dessus le mur de la cave les braises encore ardentes au-dessous, en grommelant tout bas, à son habitude. Il avait passé la journée à travailler au loin dans les marais qui bordent la rivière, et avait profité des premiers moments qu’il pouvait dire à lui pour visiter la demeure de ses pères et de sa jeunesse. Il fouilla des yeux la cave de tous les côtés et de tous les points de vue l’un après l’autre, toujours en se couchant pour ce faire comme s’il fût là quelque trésor, dont il eût souvenance, caché entre les pierres, où n’était absolument rien qu’un tas de briques et de cendres. La maison disparue, il en regardait ce qui restait. Il se sentit consolé par la sympathie qu’impliquait ma présence, et me montra, autant que l’obscurité le permettait, l’endroit où le puits était recouvert ; lequel, Dieu merci, ne pouvait avoir brûlé ; et il marcha longtemps à tâtons autour du mur pour trouver la potence que son père avait coupée et montée, cherchant de la main le crochet ou crampon de fer par lequel avait été fixé un poids à la lourde extrémité, – tout ce à quoi il pouvait aujourd’hui se raccrocher, pour me convaincre qu’il ne s’agissait pas d’une vulgaire perche. Je la tâtai, et la remarque encore presque quotidiennement en mes promenades, car à elle demeure attachée l’histoire d’une famille.

Jadis encore, à gauche, là où se voient le puits et les buissons de lilas près du mur, dans ce qui est maintenant la pleine campagne, habitaient Nutting et Le Grosse. Mais retournons vers Lincoln.

Plus loin dans les bois que nul de ceux-ci, là où la route se rapproche le plus près de l’étang, Wyman le potier s’était établi squatter, approvisionnait ses concitoyens en objets de terre cuite, et laissa des descendants pour lui succéder. Aucuns ne furent riches au regard des biens de ce monde, tenant la terre par tolérance tout le temps qu’ils vécurent ; et souvent s’en venait là le shérif en vain pour le recouvrement des impôts, qui se contentait de « saisir quelque broutille » pour la forme, comme je l’ai lu dans ses comptes, attendu qu’il n’était là rien autre sur quoi mettre la main. Un jour de plein été, alors que je sarclais, un homme qui portait toute une charretée de poterie au marché, arrêta son cheval en face de mon champ et s’enquit de Wyman le jeune. Il lui avait acheté, il y avait longtemps, une roue de potier, et désirait savoir ce qu’il était devenu. J’avais bien lu quelque chose à propos de terre à potier et de roue de potier dans la Bible, mais jamais il ne m’était venu à l’esprit que les pots dont nous nous servons n’étaient pas ceux que nous avait transmis intacts ce temps-là, ou ne poussaient pas sur les arbres comme les calebasses, et je fus heureux d’apprendre qu’un art si plastique fût toujours en honneur dans mon voisinage.

Le dernier habitant de ces bois avant moi était un Irlandais, Hugh Quoil, qui occupait le logement de Wyman, le colonel Quoil, comme on l’appelait. La rumeur le faisait passer pour avoir été soldat à Waterloo. S’il eût vécu je lui eusse fait recommencer ses batailles. Il avait pour métier ici celui de terrassier. Napoléon s’en alla à Sainte-Hélène ; Quoil s’en vint aux Bois de Walden. Tout ce que je sais de lui est tragique. C’était un homme de belles manières, comme quelqu’un qui avait vu le monde, et capable de plus de langage civil que vous n’en pouviez écouter. Il portait un paletot en plein été, souffrant du delirium tremens, et il avait le visage de la couleur du carmin. Il mourut sur la route au pied du Mont Brister peu de temps après ma venue dans les bois, de sorte que je ne l’ai pas rappelé comme voisin. Avant que sa maison fût démolie, au temps où ses camarades évitaient celle-ci comme « un castel maudit », je la visitai. Là gisaient ses vieux vêtements froncés par l’usage, comme si ce fût lui-même, sur son lit de planches surélevé. Sa pipe reposait brisée sur le foyer, en guise de vase brisé sur la source[2]. Ce dernier, à tout prendre, n’eût pu être le symbole de sa mort, car il me confessa que quoique ayant entendu parler de la Source de Brister, il ne l’avait jamais vue ; et des cartes souillées, rois de carreau, de pique, de cœur, semaient le plancher. Certain poulet noir, dont l’« administrateur »[3] ne put se saisir, noir comme la nuit et comme elle silencieux, ne caquetant même pas, attendant Renard, alla encore se jucher dans la pièce voisine. Par derrière se voyait le vague contour d’un jardin, qui bien que semé n’avait jamais reçu son premier coup de sarcloir, rapport à ces terribles accès de tremblement, tout alors au temps de la moisson qu’on fût. Il était, en fait de fruit, infesté d’armoise et d’herbe aux teigneux, qui, cette dernière, colla ses graines à mes vêtements pour tout fruit. La peau d’une marmotte était fraîche étendue au dos de la maison, trophée de son dernier Waterloo, mais de casquette chaude ou de mitaine plus n’aurait-il besoin.

Aujourd’hui, seule une empreinte dans la terre marque l’emplacement de ces habitations, avec les pierres de la cave ensevelies, et les fraisiers, les framboisiers, les noisetiers et les sumacs qui poussent là dans l’herbe ensoleillée ; quelque pitchpin ou chêne noueux occupe ce qui était l’enfoncement de la cheminée, et peut-être un bouleau noir embaumé se balance-t-il où était le pas de la porte. Parfois l’empreinte du puits est visible, où jadis filtrait une source ; aujourd’hui herbe sèche et sans larmes ; ou bien fut-il profondément recouvert – à ne se découvrir d’ici un jour lointain – d’une pierre plate sous l’herbe, quand s’en alla le dernier de la race. Quel geste mélancolique ce doit être, – le recouvrement du puits ! coïncidant avec l’ouverture du puits de larmes. Ces empreintes de caves, comme des terriers de renards abandonnés, vieux trous, sont tout ce qui reste où régnaient jadis le bruit et l’agitation de la vie humaine, et où « le destin, le libre arbitre, la prescience absolue »[4], sous telle ou telle forme, en tel ou tel dialecte, se voyaient tour à tour discutés. Mais tout ce que je peux savoir de leurs conclusions se réduit à ceci, que « Caton et Brister arrachaient la laine »[5] ; ce qui est à peu près aussi édifiant que l’histoire de plus fameuses écoles de philosophie.

Toujours pousse le lilas vivace une génération après que la porte, le linteau et le seuil ont disparu, ouvrant ses fleurs parfumées au retour du printemps, pour s’offrir à la main du passant rêveur ; planté et soigné jadis par des mains d’enfants, dans les plates-bandes de la cour de devant, – aujourd’hui debout contre des pans de mur dans des pâturages écartés, et cédant la place à des forêts naissantes ; – le dernier de cette race, seul survivant de cette famille. Guère ne pensaient les petits moricauds que la chétive bouture à deux yeux seulement, qu’ils piquèrent dans le sol à l’ombre de la maison et quotidiennement arrosèrent, prendrait de telles racines, et leur survivrait, ainsi qu’à la maison elle-même, dans l’arrière-cour qui l’abritait, comme au jardin et au verger de l’homme adulte, pour raconter vaguement leur histoire au passant solitaire un demi-siècle après qu’ils seraient devenus adultes et seraient morts, – fleurissant aussi loyalement, sentant aussi bon, qu’en ce premier printemps. Je remarque ses couleurs encore tendres, civilisées, riantes, ses couleurs lilas.

Mais ce petit village, germe de quelque chose de plus, pourquoi déclina-t-il alors que Concord tient bon ? Les avantages naturels y faisaient-ils défaut, – pas de privilèges d’eau, hein ! Oui, le profond Étang de Walden et la fraîche Source de Brister, – le privilège d’y boire de longues et saines gorgées, tout cela non mis à profit par ces hommes, sinon pour délayer leur verre. C’était une race réputée pour sa soif. Le commerce du panier, du balai d’écurie, la fabrication du paillasson, le grillage du maïs, le filage du lin, et la poterie n’eussent-ils donc pu prospérer ici, faire fleurir comme rose la solitude[6], et une postérité nombreuse hériter du pays de ses pères ? Le sol stérile eût au moins été à l’épreuve d’une dégénérescence de terrain bas. Hélas ! combien peu le souvenir de ces hôtes humains rehausse la beauté du paysage ! Peut-être la Nature tentera-t-elle encore un essai, avec moi pour premier colon, et ma maison élevée au printemps dernier pour être la plus ancienne du hameau.

Je ne sache pas qu’aucun homme ait jamais construit à l’endroit que j’occupe. Ne me parlez pas d’une ville bâtie sur l’emplacement d’une ville plus ancienne, dont les matériaux sont des ruines, dont les jardins sont des cimetières. Le sol y est blanchi et maudit, et avant qu’en vienne la nécessité, la terre elle-même sera détruite. C’est de telles réminiscences que je repeuplai les bois et me berçai pour m’endormir.


Toute cette saison-là il fut rare que j’eusse un visiteur. Lorsque la neige était le plus épaisse il se passait toute une semaine sinon deux sans qu’un promeneur s’aventurât près de ma maison, mais j’y vécus aussi chaudement qu’une souris des champs, ou que le bétail et la volaille qu’on dit avoir survécu longtemps enfouis dans des tourbillons, même sans nourriture ; ou comme la famille de ce colon des premiers jours en la ville de Sutton, dans cet État-ci, dont la maisonnette, complètement recouverte par la grande neige de 1717, alors qu’il était absent, fut retrouvée par un Indien grâce au trou que l’haleine de la cheminée avait fait dans le tourbillon, ce qui sauva la famille. Mais nul Indien ami ne s’émut à mon sujet ; et point n’en avait-il besoin, attendu que le maître de la maison était chez lui. La Grande Neige ! Comme c’est gai d’en entendre parler ! Lorsque les fermiers ne pouvant atteindre les bois ni les marais avec leurs attelages, étaient obligés d’abattre les arbres servant d’ombrage à leurs maisons, et la croûte devenue plus dure, coupaient les arbres dans les marais à dix pieds du sol, comme il apparut au printemps suivant.

En temps de fortes neiges, le sentier que je suivais pour venir de la grand-route à ma maison, long d’un demi-mille environ, eût pu se représenter par une ligne pointillée et sinueuse, avec de larges intervalles entre les points. Pendant une semaine de temps invariable je fis exactement le même nombre de pas, et de la même longueur, au retour et à l’aller, posant le pied de propos délibéré et avec la précision d’un compas dans mes propres et profondes traces, – à telle routine l’hiver nous ramène, – encore que souvent elles fussent remplies du propre bleu du ciel. Mais nul temps ne mettait un arrêt fatal à mes promenades, ou plutôt mes sorties, car il m’arrivait fréquemment de faire huit ou dix milles dans la plus profonde neige pour être exact au rendez-vous avec un hêtre, ou un bouleau jaune, ou quelque vieille connaissance parmi les pins ; lorsque la glace et la neige faisant s’affaisser leurs branches, et de la sorte aiguisant leurs cimes, avaient changé les pins en sapins ; me frayant un chemin jusqu’aux sommets des plus hautes collines lorsque la neige avait près de deux pieds d’épaisseur en terrain plat, et me faisant choir sur la tête une nouvelle avalanche à chaque pas ; ou parfois rampant et pataugeant jusque-là sur les mains et les genoux lorsque les chasseurs avaient gagné leurs quartiers d’hiver. Un après-midi je m’amusai à guetter une chouette barrée (Strix nebulosa) perchée sur l’une des basses branches mortes d’un pin Weymouth, près du tronc, en plein jour, moi debout à moins d’une verge d’elle. Elle pouvait m’entendre remuer et faire craquer la neige avec mes pieds, mais non distinctement me voir. À un summum de bruit, elle allongeait le cou, en hérissait les plumes et ouvrait tout grands les yeux ; mais leurs paupières ne tardaient pas à retomber, et elle se mettait à sommeiller. Moi aussi me sentis soumis à une influence soporifique après l’avoir épiée une demi-heure, tandis qu’elle restait là les yeux à demi ouverts, comme un chat, frère ailé du chat. Il ne restait qu’une étroite fente entre les paupières, par laquelle elle conservait un rapport péninsulaire avec moi ; là, les yeux mi-clos, regardant du pays des rêves, et tâchant de se faire une idée de moi, vague objet ou atome qui interrompait ses visions. À la fin, sur quelque bruit plus accusé ou mon approche plus prononcée, la voici tourner avec malaise et indolence sur son perchoir, comme impatientée de voir ses rêves troublés ; et lorsqu’elle prit le large, battit des ailes à travers les pins, donnant à celles-là une envergure inattendue, je ne pus en entendre sortir le moindre bruit. C’est ainsi que guidée à travers les grosses branches des pins plutôt par un sentiment délicat de leur voisinage que par la vue, tâtant d’une aile sensible, pour ainsi dire son chemin crépusculaire, elle trouva un nouveau perchoir, où pouvoir attendre en paix l’aurore de son jour à elle.

En marchant le long de la longue chaussée construite pour le chemin de fer à travers les marais, il m’arriva plus d’une fois d’aller à l’encontre d’un vent impétueux et mordant, car nulle part n’a-t-il plus libre carrière ; et le gel m’avait-il frappé sur une joue, que, tout païen que je fusse, je lui présentais l’autre aussi. Il n’en allait pas mieux le long de la route carrossable qui vient du Mont Brister. Car je me rendais à la ville, comme un Indien ami, encore que le contenu des grands champs découverts fût amoncelé entre les murs de la route de Walden, et qu’il suffît d’une demi-heure pour effacer les traces du dernier voyageur. Et quand je m’en revenais, de nouveaux amas s’étaient formés, à travers quoi je peinais, là où le vent actif du nord-ouest était venu déposer la neige poudreuse autour de quelque angle aigu de la route, sans qu’une trace de lapin, pas même la fine empreinte, le petit caractère, d’une souris des champs, fût visible. Encore m’arrivait-il rarement de ne pas trouver, même au cœur de l’hiver, quelque marais tiède et tout jaillissant de sources, où le gazon et le chou-putois[7] croissaient encore avec une perpétuelle fraîcheur, où il se pouvait qu’un oiseau plus intrépide attendît le retour du printemps.

Quelquefois, en dépit de la neige, quand je m’en revenais de ma promenade le soir, je croisais les traces profondes d’un bûcheron, partant de ma porte, trouvais sa pile de copeaux sur le foyer, et ma maison remplie de l’odeur de sa pipe. Ou quelque après-midi de dimanche, étais-je par hasard au logis, que j’entendais le croquant de la neige sous les pas d’un fermier de bon sens, lequel, venu de loin par les bois, cherchait ma maison, en quête d’un « bout de causette » – un des rares de son métier qui soient « hommes sur leurs fermes », qui revêtit la blouse au lieu de la robe du professeur, et est tout aussi prêt à extraire la morale de l’Église ou de l’État qu’à haler une charretée de fumier de sa cour. Nous causions des temps rudes et simples où les hommes, l’esprit lucide, s’asseyaient autour de grands feux par le froid tonifiant ; et tout autre dessert fît-il défaut, que nous exercions nos dents sur mainte noix depuis longtemps abandonnée par les prudents écureuils, attendu que celles qui ont les coquilles les plus épaisses sont généralement vides.

Celui qui venait de plus loin à ma hutte, bravant les plus épaisses neiges et les plus lugubres tempêtes, était un poète[8]. Un fermier, un chasseur, un soldat, un reporter, voire un philosophe, peuvent se déconcerter ; mais rien n’arrête un poète, car ce qui le pousse, c’est le pur amour. Qui saurait prédire ses allées et venues ? Son affaire l’appelle dehors à toute heure, même à celle où dorment les médecins. Nous fîmes retentir cette petite maison de bruyante gaieté et résonner du murmure de maint entretien sérieux, dédommageant alors la vallée de Walden des longs silences. Broadway[9] était muette et déserte en comparaison. À de convenables intervalles partaient des salves régulières de rire, qu’on eût pu tout aussi bien rattacher à la dernière plaisanterie lâchée qu’à celle qui allait venir. Nous faisions, « tout battant neuve », mainte théorie de la vie par-dessus un plat de gruau, lequel unissait les avantages de la convivialité à la clarté d’esprit que requiert la philosophie.

Je ne devrais pas oublier que durant mon dernier hiver à l’étang je connus un autre et bienvenu visiteur[10], qui à travers le village, à travers neige, pluie, ténèbres, jusqu’à ce qu’il vît ma lampe à travers les arbres, vint à certain moment partager avec moi de longues soirées d’hiver. Un des derniers philosophes – le Connecticut le donna au monde, – il commença par en colporter les marchandises, après quoi, suivant ce qu’il déclare, sa propre cervelle. Cette dernière, il la colporte encore, insufflant Dieu et faisant honte à l’homme, ne portant pour fruit que cette cervelle, telle la noix son amande. Je le prends pour l’homme de plus de foi qui soit au monde. Ses paroles comme son attitude toujours supposent un meilleur état de choses que celui dont les autres hommes sont instruits, et ce sera le dernier homme à décevoir au cours des siècles. Il n’a aucun enjeu dans le présent. Mais quoique relativement dédaigné aujourd’hui, quand son heure viendra, des lois insoupçonnées de la plupart s’accompliront, et les chefs de famille comme les gouvernants viendront à lui en quête de conseil.

How blind that cannot see serenity.[11]

Un véritable ami de l’homme – presque le seul ami du progrès humain. Une Vieille Mortalité[12] – dites plutôt, une Immortalité – doué d’une patience et d’une foi inlassables rendant évidente l’image imprimée dans le corps des hommes, le Dieu de qui ils sont, mais en monuments dégradés et penchants. De son intelligence hospitalière il embrasse enfants, gueux, déments, savants, et accueille la pensée de tous, y ajoutant d’ordinaire ampleur et élégance. Je crois qu’il devrait tenir sur la grand’route du monde un caravansérail, où les philosophes de toutes nations pourraient descendre, et que sur son enseigne devrait être imprimé : « On reçoit l’homme, mais non sa bête. Entrez, vous de loisir et de quiet esprit, qui cherchez sérieusement la vraie route. » C’est peut-être l’homme le plus sain d’esprit, et le moins affligé de lubies, de tous ceux que je me trouve connaître – le même hier et demain. Au temps jadis nous avions flâné et jasé, et mis une fois pour toutes le monde derrière nous ; car il n’y était engagé vis-à-vis d’aucune institution, né libre, ingenuus. De quelque côté que nous nous tournions, il semblait que les cieux et la terre se fussent rencontrés, puisqu’il rehaussait la beauté du paysage. Un homme enrobé de bleu, ayant pour toit véritable le ciel dont la voûte reflète sa sérénité. Je ne vois pas comment il pourrait mourir – la Nature ne peut se passer de lui.

En possession chacun de quelques bardeaux de pensée bien secs, nous nous asseyions pour les tailler, éprouvant nos couteaux, et admirant le beau grain jaunâtre du pin citrouille. Nous avancions si doucement et avec tant de révérence, ou ramions de conserve avec tant d’aisance, que les poissons de pensée ne fuyaient pas effarouchés le courant plus que ne craignaient de pêcheur à la ligne sur la rive, mais circulaient noblement, comme les nuages qui flottent dans le ciel du couchant, et les flocons nacrés qui parfois s’y forment et dissolvent. Là nous travaillions, revoyant la mythologie, arrondissant une fable par-ci par-là, et bâtissant dans les airs des châteaux pour lesquels la terre n’offrait pas de dignes fondations. Grand Spectateur ! Grand Attendeur ! avec qui l’entretien était un Conte des Mille et Une Nuits de la Nouvelle-Angleterre ! Ah ! la conversation que nous avions, ermite et philosophe, et le vieux colon dont j’ai parlé, – nous trois, – elle élargissait et faisait craquer ma petite maison ; je n’oserais dire le poids qu’avait à supporter la pression atmosphérique par pouce circulaire ; elle ouvrait ses jointures au point qu’il fallait après cela les calfater à renfort de torpeur pour arrêter la filtration consécutive ; – mais j’avais en suffisance de ce genre d’étoupe déjà épluchée.

Il en était un autre[13] avec qui je passai de « solides moments », à se rappeler longtemps, dans sa maison du village, et à qui il arrivait d’entrer chez moi en passant ; mais c’était tout, comme société là.

Là aussi, comme partout, j’attendis parfois le Visiteur qui ne vient pas. Le Purana de Vichnou dit : « Le maître de maison doit rester le soir dans sa cour le temps que demande une vache à traire, ou plus longtemps s’il lui plaît pour attendre l’arrivée d’un hôte. » Je me suis souvent acquitté de ce devoir d’hospitalité, ai attendu le temps de traire tout un troupeau de vaches, mais n’ai point vu l’homme s’en venir de la ville.

  1. Shakespeare, Jules César, Act. III, Sc. ii.
  2. L’Ecclésiaste, ch. XII, vers. 7.
  3. Personnage désigné par la cour pour administrer les biens d’une personne morte.
  4. Milton, Paradis perdu.
  5. La laine arrachée à la peau des moutons morts a moins de valeur que celle qui provient de la tonte des moutons vivants.
  6. Ésaïe, ch. XXXV, v. 1.
  7. Le symplocarpe fétide.
  8. Channing.
  9. Broadway, la grand-rue de New York.
  10. Amos Bronson Alcott, philosophe et conférencier.
  11. Qu’aveugle qui ne peut voir la sérénité !
  12. Allusion au personnage des Puritains d’Écosse, de Walter Scott, vieillard qui parcourt l’Écosse, nettoyant et rendant lisibles les inscriptions des tombes abandonnées et qui porte ce surnom.
  13. Ralph Waldo Emerson.