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Walden ou la vie dans les bois/Fabulet/6

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Fabulet.
Éditions de la Nouvelle revue française (p. 121-132).

VISITEURS


Je crois que tout autant que la plupart j’aime la société, et suis assez disposé à m’attacher comme une sangsue momentanément à n’importe quel homme plein de sang qui se présente à moi. Je ne suis pas un ermite de nature, et serais fort capable de sortir après le plus résolu client du bar, si c’était là que m’appelle mon affaire.

J’avais dans ma maison trois chaises : une pour la solitude, deux pour l’amitié, trois pour la société. Lorsque les visiteurs s’en venaient en nombre plus grand et inespéré, il n’y avait pour eux tous que la troisième chaise, mais généralement ils économisaient la place en restant debout. C’est surprenant la quantité de grands hommes et de grandes femmes que contiendra une petite maison. J’ai eu jusqu’à vingt-cinq ou trente âmes, avec leurs corps, en même temps sous mon toit, et cependant il nous est arrivé souvent de nous séparer sans nous rendre compte que nous nous étions très rapprochés les uns des autres. Beaucoup de nos maisons, à la fois publiques et privées, avec leurs pièces presque innombrables, leurs vestibules démesurés et leurs caves pour l’approvisionnement de vins et autres munitions de paix, me semblent d’une grandeur extravagante pour leurs habitants. Elles sont si vastes et magnifiques que ces derniers semblent n’être que la vermine qui les infeste. Je suis surpris lorsque le héraut lance son appel devant quelque Maison Trémont, Astor, ou Middlesex, de voir apparaître et se traîner d’un côté à l’autre de la véranda pour tous habitants une ridicule souris, qui tôt se redérobe dans quelque trou du trottoir.

Un inconvénient que parfois je constatai en une si petite maison, c’était la difficulté d’atteindre à une distance suffisante de mon hôte lorsque nous nous mettions à formuler les grandes pensées en grands mots. Il faut à vos pensées de l’espace pour mettre à pleines voiles, et courir une bordée ou deux avant d’entrer au port. Il faut, avant d’atteindre l’oreille de l’auditeur, que la balle de votre pensée, maîtrisant sa marche latérale et à ricochet, soit entrée dans sa dernière et constante trajectoire, sans quoi elle risque de ressortir par le côté de sa tête pour sillonner de nouveau les airs. En outre nos phrases demandaient du champ pour, dans l’intervalle, déployer et former leurs colonnes. Les individus, comme les nations, réclament entre eux de convenables bornes, larges et naturelles, voire un terrain neutre considérable. J’ai goûté une volupté singulière à causer à travers l’étang avec un compagnon de passage sur le bord opposé. Dans ma maison nous étions si près l’un de l’autre que pour commencer nous n’entendions rien, — nous ne pouvions parler assez bas pour nous faire entendre, comme lorsqu’on jette en eau calme deux pierres si rapprochées qu’elles entrebrisent leurs ondulations. Sommes-nous simplement loquaces et bruyant parleurs, qu’alors nous pouvons supporter de nous tenir tout près l’un de l’autre, côte à côte, et de sentir notre souffle réciproque ; mais le parler est-il réservé, réfléchi, qu’il demande plus de distance entre les interlocuteurs, afin que toutes chaleur et moiteur animales aient chance de s’évaporer. Si nous voulons jouir de la plus intime société avec ce qui en chacun de nous est au-delà, ou au-dessus, d’une interpellation, il nous faut non seulement garder le silence, mais généralement nous tenir à telle distance corporelle l’un de l’autre qu’en aucun cas nous ne nous trouvions dans la possibilité d’entendre notre voix réciproque. Envisagée sous ce rapport la parole n’existe que pour la commodité de ceux qui sont durs d’oreille ; mais il est maintes belles choses que nous ne pouvons dire s’il nous les faut crier. Dès que la conversation commençait à prendre un tour plus élevé et plus grandiloquent, nous écartions graduellement nos sièges au point qu’ils arrivaient à toucher le mur dans les coins opposés, sur quoi, en général, il n’y avait pas assez de place.

Ma pièce « de choix », cependant — mon salon — toujours prête aux visites, sur le tapis de laquelle le soleil tombait rarement, était le bois de pins situé derrière ma maison. C’est là, les jours d’été, lorsqu’il venait des hôtes distingués, que je les conduisais, et le serviteur qui balayait le parquet, époussetait les meubles, tenait les choses en ordre, en était un sans prix.

Venait-il rien qu’un hôte, un seul, qu’il partageait parfois mon frugal repas, et ce n’interrompait nullement la conversation de tourner la pâte de quelque pudding à la minute, ou de surveiller la levée et la maturation d’une miche de pain dans les cendres, en attendant. Mais s’il venait vingt personnes s’asseoir dans ma maison il ne pouvait être question de dîner, alors même qu’il pût y avoir assez de pain pour deux, plus que si manger eût été un usage désuet. C’est naturellement que nous pratiquions l’abstinence ; et ce n’était jamais pris pour une offense aux lois de l’hospitalité, mais pour le plus convenable et sage des procédés. La dépense et l’affaiblissement de vie physique, qui si souvent demandent réparation, semblaient en tel cas miraculeusement retardées, et la force vitale ne perdait pas un pouce de terrain. J’eusse pu recevoir de la sorte mille personnes aussi bien que vingt ; et s’il arrivait jamais qu’on quittât ma maison désappointé ou la faim aux dents lorsqu’on m’avait trouvé chez moi, on pouvait du moins être assuré de toute ma sympathie. Tant il est facile, quoique nombre de maîtres de maison en doutent, d’établir de nouvelles et meilleures coutumes en guise des anciennes. Quel besoin de fonder sa réputation sur les dîners que l’on donne ? Pour ma part jamais nul cerbère ne me détourna plus sûrement de fréquenter une maison que l’étalage fait pour m’offrir à dîner, que toujours je pris pour un avis poli et détourné de n’avoir plus à causer pareil ennui. Je crois que jamais plus je ne revisiterai ces scènes-là. Je serais fier d’avoir pour devise de ma case ces lignes de Spenser qu’un de mes visiteurs inscrivît sur une feuille dorée de noyer pour carte :

« Arrived there, the little house they fill,
  Ne looke for entertainment where none was ;
Rest is their feast, and all things at their will ;
 The noblest mind the best contentment has. »[1]

Winslow, plus tard gouverneur de la colonie de Plymouth, étant allé avec un compagnon à pied par les bois faire une visite de cérémonie à Massasoit, arriva fatigué et mourant de faim à sa hutte ; bien reçus par le roi, point ne fut question pour eux cependant de manger ce jour-là. À l’arrivée de la nuit, ici je cite leurs propres paroles : « Il nous coucha sur le lit avec lui et sa femme, eux à un bout et nous à l’autre, ce lit ne se composant que de planches, placées à un pied du sol, et d’une mince natte étendue dessus. Deux autres de ses dignitaires, par manque de place, se pressèrent contre et sur nous ; si bien que le gîte fut pire fatigue que le voyage. » À une heure, le jour suivant, Massasoit « apporta deux poissons qu’il avait tués au fusil », environ trois fois gros comme une brème ; « ceux-ci étant bouillis, il y eut au moins quarante regards à se les partager. Presque tout le monde en mangea. Ce fut notre seul repas en deux nuits et un jour ; et n’eût l’un de nous acheté une gelinotte, que notre voyage se fût accompli dans le jeûne. » Craignant de se trouver la tête affaiblie par le manque de nourriture et aussi de sommeil, ceci dû aux « chants barbares des sauvages (car ces derniers avaient coutume de chanter pour s’endormir) », et afin de pouvoir rentrer tandis qu’ils avaient la force de voyager, ils se retirèrent. Pour ce qui est du logis, ils furent, c’est vrai, pauvrement reçus, quoique ce qu’ils trouvèrent une incommodité fût sans nul doute destiné à leur faire honneur ; mais en tant que nourriture, je ne vois pas comment les Indiens eussent pu faire mieux. Ils n’avaient eux-mêmes rien à manger, et ils étaient trop avisés pour croire que des excuses à leurs hôtes suppléeraient au manque de vivres ; aussi serrèrent-ils d’un cran leurs ceintures sans souffler mot là-dessus. Lors d’une autre visite de Winslow, la saison pour eux en étant une d’abondance, rien ne manqua à cet égard.

Quant aux hommes, ce n’est jamais ce qui, n’importe où, manquera. J’eus plus de visiteurs pendant que j’habitais dans les bois qu’en nulle autre période de mon existence ; je veux dire que j’en eus quelques-uns. Il s’en présenta là plusieurs dans des circonstances plus favorables que je n’eusse pu espérer partout ailleurs. Mais il en vint peu me voir pour des choses insignifiantes. À cet égard, ma compagnie se trouva triée par mon seul éloignement de la ville. Je m’étais retiré si loin dans le grand océan de la solitude, où se perdent les rivières de la société, qu’en général, autant qu’il en allait de mes besoins, seul le plus fin sédiment s’en trouva déposé autour de moi. En outre, jusqu’à moi vinrent flotter les preuves de continents inexplorés et incultes de l’autre côté.

Qui se présenterait à ma hutte ce matin sinon quelque homme vraiment homérique ou paphlagonien, – il portait un nom si approprié et si poétique[2] que je regrette de ne pouvoir l’imprimer ici, – un Canadien, un bûcheron, et fabricant de poteaux, capable de trouer cinquante poteaux en un jour, qui fit son dernier souper d’une marmotte que prit son chien. Lui, aussi, a entendu parler d’Homère, et « s’il n’y avait pas les livres », ne saurait « que faire les jours de pluie », quoique peut-être il n’en ait pas lu un seul jusqu’au bout depuis bon nombre de saisons de pluie. Quelque prêtre qui savait parler le grec dans la langue lui apprit à lire son verset dans le Testament quelque part bien loin en sa paroisse natale ; et me voici obligé de lui traduire, tandis qu’il tient le livre, le reproche d’Achille à Patrocle sur son air attristé. « Pourquoi es-tu en larmes, Patrocle, telle une jeune fille ? »

« Ou bien aurais-tu seul des nouvelles de Phthie ?
On dit que Menœtius vit encore, fils d’Actor,
Et Pélée, fils d’Eaque, parmi les Myrmidons ;
L’un desquels fût-il mort, serions à grand grief. »

Il dit : « Voilà qui est bien. » Il a sous le bras un gros paquet d’écorce de chêne blanc pour un malade, récoltée ce dimanche matin. « Je suppose qu’il n’y a pas de mal à aller chercher pareille chose aujourd’hui », dit-il. Pour lui Homère était un grand écrivain, quoiqu’il ne sût pas bien de quoi il retournait dans ses écrits. Il serait difficile de trouver homme plus simple et plus naturel. Le vice et la maladie, qui jettent sur le monde un si sombre voile de tristesse morale, semblaient pour ainsi dire ne pas exister pour lui. Il était âgé de vingt-huit ans environ, et avait quitté le Canada ainsi que la maison de son père une douzaine d’années auparavant pour travailler dans les États, y gagner de quoi acheter enfin une ferme, peut-être dans son pays natal. Il était coulé dans le moule le plus grossier ; un corps solide mais indolent, d’un port toutefois non dépourvu de grâce, le cou épais et bronzé, les cheveux noirs en broussaille, et des yeux bleus éteints, endormis, qu’à l’occasion une lueur allumait. Il portait une casquette plate de drap gris, un pardessus pisseux couleur de laine, et des bottes en peau de vache. Grand consommateur de viande, il emportait habituellement à son travail, à une couple de milles passé ma maison – car il fendait du bois tout l’été – son dîner dans un seau de fer-blanc : viandes froides, souvent des marmottes froides, et du café dans une bouteille de grès pendue par une ficelle à sa ceinture ; et il lui arrivait de m’offrir à boire. Il s’en venait de bonne heure, tout à travers mon champ de haricots, quoique sans préoccupation ou hâte d’arriver à son travail, comme le montrent les Yankees. Il n’allait pas se fouler. Il se moquait du reste pourvu qu’il gagnât de quoi payer sa pension. Souvent lui arrivait-il de laisser son dîner dans les buissons, si son chien avait attrapé en route quelque marmotte, et de retourner d’un mille et demi sur ses pas pour la dépouiller et la laisser dans la cave de la maison où il prenait pension, après avoir d’abord passé une demi-heure à se demander s’il ne pouvait la plonger à l’abri dans l’étang jusqu’à l’arrivée de la nuit – aimant à s’appesantir longuement sur ces thèmes. Je l’entends me dire en passant, le matin : « Quelle nuée de pigeons ! Si mon métier n’était pas de travailler chaque jour, la chasse me procurerait tout ce qu’il me faudrait de viande : pigeons, marmottes, lapins, gelinottes – pardi ! je pourrais en une journée me procurer tout ce qu’il me faudrait pour une semaine. »

C’était un adroit bûcheron, qui ne dédaignait ni la fantaisie ni l’ornement dans son art. Il coupait ses arbres bien de niveau et au ras du sol, pour que les rejetons qui poussaient ensuite fussent plus vigoureux et qu’il fût possible à un traîneau de glisser par-dessus les souches ; et au lieu de laisser l’arbre entier fournir à son bois de corde, il le réduisait pour finir, en frêles échalas ou éclats que vous n’aviez plus qu’à casser à la main.

Il m’intéressa, tant il était tranquille et solitaire, et heureux en même temps ; un puits de bonne humeur et de contentement, lequel affleurait à ses yeux. Sa gaieté était sans mélange. Il m’arrivait parfois de le voir au travail dans les bois, en train d’abattre des arbres ; il m’accueillait alors par un rire d’indicible satisfaction. Et une salutation en français canadien, quoiqu’il parlât anglais aussi bien. Approchais-je qu’il suspendait son travail, et dans un accès de gaieté à demi réprimé, s’étendait le long du tronc de quelque pin abattu par lui, qu’il pillait de son écorce pour en faire une boule, laquelle il mâchait tout en riant et causant. Tel était chez lui l’exubérance des esprits animaux qu’il lui arrivait de tomber de rire et rouler sur le sol à la moindre chose qui le fît penser et chatouillât. Regardant autour de lui les arbres il s’exclamait : « Ma parole ! cela suffit bien à mon bonheur de fendre ici du bois ; je n’ai pas besoin d’autre distraction. » Parfois, en temps de loisir, il s’amusait toute la journée dans les bois avec un pistolet de poche, se saluant lui-même d’une décharge à intervalles réguliers au cours de sa marche. En hiver il avait du feu grâce auquel à midi il faisait chauffer son café dans une bouillotte ; et tandis qu’il était là assis sur une bille de bois à prendre son repas, les mésanges parfois s’en venaient en faisant le tour s’abattre sur son bras et becqueter la pomme de terre qu’il tenait dans les doigts ; ce qui lui faisait dire qu’il « aimait avoir les petits camaraux autour de lui ».

En lui c’était l’homme animal surtout qui se trouvait développé. Il se montrait, en fait d’endurance et de contentement physiques, cousin du pin et du roc. Je lui demandai une fois s’il ne se sentait jamais fatigué le soir, après avoir travaillé tout le jour ; il me répondit, la sincérité et le sérieux dans le regard : « Du diable si jamais de ma vie je me suis senti fatigué. » Mais l’homme intellectuel et ce qu’on appelle spirituel en lui sommeillaient comme en un petit enfant. Il n’avait reçu que cette instruction innocente et vaine que donnent les prêtres catholiques aux aborigènes, à laquelle l’écolier ne doit jamais d’être élevé jusqu’au degré de conscience, mais seulement jusqu’au degré de foi et de vénération, et qui ne fait pas de l’enfant un homme, mais le maintient à l’état d’enfant. Lorsque la Nature le créa, elle le dota, avec un corps solide, du contentement de son lot, et l’étaya de tous côtés de vénération et de confiance, afin qu’il pût vivre enfant ses soixante-dix années de vie. Il était si naturel et si ingénu que nulle présentation n’eût servi à le présenter, plus que si vous eussiez présenté une marmotte à votre voisin. Celui-ci fût arrivé à le découvrir tout comme vous aviez fait. Il ne jouait aucun rôle. Les hommes lui payaient un salaire de travail, et contribuaient ainsi à le nourrir et vêtir ; mais jamais il n’échangeait d’opinions avec eux. Il était si simplement et naturellement humble – si l’on peut appeler humble qui n’a jamais d’aspirations – que l’humilité n’était pas plus une qualité distincte en lui qu’il ne la pouvait concevoir. Les hommes plus éclairés étaient à son sens des demi-dieux. Lui disiez-vous qu’un de ces hommes allait venir, qu’il faisait comme s’il pensait que quelque chose de si considérable n’attendrait rien de lui, et prendrait toute la responsabilité sur soi, pour le laisser là oublié bien tranquille. Il n’entendait jamais le bruit de la louange. Il révérait particulièrement l’écrivain et le prédicateur. Leurs exploits étaient des miracles. Lui ayant raconté que j’écrivais beaucoup, il crut longtemps qu’il s’agissait tout simplement de l’écriture, attendu que lui-même avait une fort belle main. Il m’arrivait parfois de trouver le nom de sa paroisse natale écrit en caractères superbes dans la neige, sur le bord de la grand-route, y compris les dus accents français, et je savais ainsi qu’il était passé par là. Je lui demandai si jamais il avait eu le désir d’écrire ses pensées. Il répondit qu’il avait lu et écrit des lettres pour ceux qui ne le pouvaient pas, mais qu’il n’avait jamais essayé d’écrire des pensées, – non, il ne pourrait pas, il ne saurait pas par où commencer, cela le tuerait, et puis il y avait l’orthographe à surveiller en même temps !

J’appris qu’un homme aussi distingué que sage et réformateur lui avait demandé s’il ne voulait pas voir le monde changer ; à quoi il répondit en étouffant un rire de surprise, en son accent canadien, ignorant que la question eût jamais été auparavant traitée : « Non, je l’aime tel qu’il est. » Un philosophe eût tiré nombre d’idées de ses rapports avec lui. Aux yeux d’un étranger il semblait ne rien connaître aux choses en général ; encore qu’il m’arrivât parfois de voir en lui un homme que je n’avais pas encore vu, et de me demander s’il était aussi sage que Shakespeare ou tout aussi simplement ignorant qu’un enfant – s’il fallait le soupçonner d’une fine conscience poétique ou de stupidité. Un citadin me dit que lorsqu’il le rencontrait flânant par le village sous sa petite casquette étroitement ajustée, en train de siffler pour lui tout seul, il le faisait penser à un prince déguisé.

Ses seuls livres étaient un almanach et une arithmétique, en laquelle il était fort expert. Le premier était pour lui une sorte d’encyclopédie, qu’il supposait contenir un résumé de toutes les connaissances humaines, comme il fait, d’ailleurs, à un point considérable. J’aimais à le sonder sur les différentes réformes du moment, et jamais il ne manqua de les envisager sous le jour le plus simple et le plus pratique. Il n’avait jamais encore entendu parler de choses pareilles. Pouvait-il se passer de fabriques ? demandai-je. Il avait porté le Vermont gris de ménage, répondit-il, et c’était du bon. Pouvait-il se dispenser de thé et de café ? Ce pays procurait-il d’autre breuvage que l’eau ? Il avait fait tremper des feuilles de sapin noir[3] dans de l’eau, avait bu la chose, et jugeait cela préférable à l’eau en temps de chaleur. Lui ayant aussi demandé s’il pouvait se passer d’argent, il fit de la commodité de l’argent une démonstration susceptible de suggérer les exposés les plus philosophiques de cette institution à son origine, la dérivation même du mot pecunia, et de s’accorder avec eux. Un bœuf fût-il en sa possession, et désirât-il se procurer des aiguilles et du fil à la boutique, il pensait devoir être incommode, bientôt impossible, de continuer à hypothéquer chaque fois à cet effet quelque partie de la bête. Il était en mesure de défendre nombre d’institutions mieux que nul philosophe, attendu qu’il donnait, en les décrivant selon l’intérêt qu’il y attachait, la véritable raison de leur existence, et que la méditation ne lui en avait suggéré d’autre. Une fois encore, apprenant la définition que Platon a faite de l’homme, – un bipède sans plumes, – qu’on exposa un coq plumé et l’appela l’homme de Platon, il trouva qu’il y avait une grande différence en ce que les genoux pliaient à l’envers. Il lui arrivait de s’écrier : « Comme j’aime causer ! Ma parole, je causerais toute la journée ! » Je lui demandai une fois, alors que je ne l’avais pas vu depuis des mois, s’il lui était venu quelque nouvelle idée cet été : « Bon sang ! » répondit-il, « un homme qui a à travailler comme moi, s’il n’oublie pas les idées qu’il a eues, c’est déjà bien beau. Il se peut que l’homme avec lequel vous sarclez soit disposé à voir qui fera le plus vite ; alors, pardi ! il faut que votre esprit soit là ; vous pensez aux herbes. » Il était quelquefois le premier, en ces occasions, à s’informer si j’avais fait un progrès quelconque. Un jour d’hiver je lui demandai s’il était toujours satisfait de lui-même, dans le désir de suggérer un remplaçant en lui au prêtre hors de lui, et quelque motif plus élevé de vivre. « Satisfait ! » répondit-il, « les uns sont satisfaits d’une chose, les autres, d’une autre. Tel homme, peut-être, s’il a gagné assez, sera satisfait de rester assis toute la journée le dos au feu et le ventre à table, ma parole ! » Toutefois je ne pus jamais, de quelque façon que je m’y prisse, obtenir qu’il vît le côté spirituel des choses ; tout ce qu’il en parut concevoir, fut un simple avantage, ce qu’on pourrait attendre de l’appréciation d’un animal ; et cela, dans la pratique, est vrai de la plupart des hommes. Si je lui suggérais l’idée de quelque perfectionnement dans sa manière de vivre, il se contentait de répondre, sans exprimer de regret, qu’il était trop tard. Encore croyait-il à fond en l’honnêteté et telles vertus de ce genre.

On pouvait découvrir en lui, toute légère qu’elle fût, une certaine originalité positive, et j’observai parfois qu’il pensait par lui-même et exprimait son opinion personnelle – phénomène si rare que je ferais dix milles n’importe quel jour pour l’observer ; cela se réduisait à la régénération de nombre des institutions sociales. Bien qu’il hésitât, et peut-être n’arrivât pas à s’exprimer clairement, il avait toujours en dessous une pensée présentable. Toutefois son jugement était si primitif, à ce point noyé dans son existence animale, que, tout en promettant plus que celui d’un homme simplement instruit, il était rare qu’il atteignît à la maturité de rien qu’on puisse rapporter. Il donnait à penser qu’il pouvait y avoir des hommes de génie dans les plus basses classes, tout humbles et illettrés qu’ils demeurent, lesquels gardent toujours leur propre façon de voir, ou bien ne font pas semblant de voir du tout – aussi insondables que passait pour l’être l’étang de Walden lui-même, quoique, il se peut, enténébré et bourbeux.

Plus d’un voyageur se détourna de sa route pour me voir, moi et l’intérieur de ma maison, et comme excuse à sa visite, demanda un verre d’eau. Je leur dis que je buvais à l’étang, et le désignai du doigt, offrant de leur prêter une cuiller à pot. Tout au loin que je vécusse, je ne fus pas exempté de cette tournée annuelle de visites qui a lieu, il me semble, vers le premier avril, époque où tout le monde est en mouvement ; et j’eus ma part de bonheur, malgré quelques curieux spécimens parmi mes visiteurs. Des gens aux trois quarts ramollis sortant de l’hospice et d’ailleurs vinrent me voir ; mais je tâchai de les faire exercer leur quatrième quart de cervelle, et se confesser à moi ; en telle occurrence faisant de la cervelle le thème de notre conversation ; ainsi me trouvai-je dédommagé. À vrai dire, je m’aperçus que certains d’entre eux étaient plus avisés que ce qu’on appelle les surveillants des pauvres et enquêteurs de la ville, et pensai qu’il était temps que les choses changent de face. En fait de cervelle, j’appris qu’il n’y avait guère de différence entre le quart et le tout. Certain jour, en particulier, un indigent inoffensif, simple d’esprit, que j’avais souvent vu employé avec d’autres comme une sorte de clôture, debout ou assis sur un boisseau dans les champs pour empêcher le bétail et lui-même de vagabonder, me rendit visite, et exprima le désir de vivre comme moi. Il m’avoua avec une simplicité et une loyauté extrêmes, bien supérieures, ou plutôt inférieures, à tout ce qu’on appelle humilité, qu’il « péchait du côté de l’intellect ». Ce furent ses paroles. Le Seigneur l’avait fait ainsi, encore supposait-il que le Seigneur s’inquiétait tout autant de lui que d’un autre. « J’ai toujours été comme cela », ajoutait-il, « depuis mon enfance ; je n’ai jamais eu grand esprit ; je n’étais pas comme les autres enfants ; j’ai la tête faible. Ainsi l’a voulu le Seigneur, j’imagine. » Et il était là pour prouver la véracité de son dire. Ce fut pour moi une énigme métaphysique. Rarement ai-je rencontré un de mes semblables sur un terrain si plein de promesses – c’était si simple et si sincère, et si vrai, tout ce qu’il disait. Et, à vrai dire, au fur et à mesure qu’il semblait s’abaisser, il ne faisait que s’élever. Je ne vis pas tout d’abord que c’était le pur résultat d’une sage politique. Il semblait que d’une base de loyauté et de franchise comme celle qu’avait posée le pauvre indigent à tête faible, notre commerce pourrait en venir à quelque chose de meilleur que le commerce des sages.

J’eus quelques hôtes du nombre des gens qu’en général on ne compte pas parmi les pauvres de la ville, mais qui devraient être – qui sont parmi les pauvres du monde, en tout cas – hôtes qui font appel, non pas à votre hospitalité, mais à votre hospitalalité ; qui désirent ardemment qu’on les aide, et font précéder leur prière de l’avis qu’ils sont résolus, entre autres choses, à ne jamais s’aider eux-mêmes. Je requiers d’un visiteur qu’il ne soit pas pour de bon mourant de faim, aurait-il le meilleur appétit du monde, de quelque façon qu’il l’ait contracté. Les buts de charité ne sont pas des hôtes. Des gens qui ne savaient pas quand leur visite était terminée, quoique j’eusse repris le train de mes occupations, leur répondant de plus en plus dans l’éloignement. Des gens de presque tous les degrés de génie passèrent chez moi en la saison d’émigration. Certains qui avaient de ce génie à revendre – esclaves fugitifs, aux manières polies de la plantation, qui de temps en temps dressaient l’oreille, à l’exemple du renard de la fable, comme s’ils entendaient les chiens aboyer sur leurs talons, et me jetaient des regards suppliants, comme pour dire :

« O Christian, will you send me back ? »[4]

Un véritable esclave fugitif entre autres, dont j’avais aidé la marche vers l’étoile du nord. Des gens à une seule idée, comme une poule qui n’a qu’un poussin, poussin qui est un caneton ; des gens à mille idées, et à têtes mal peignées, comme ces poules faites pour veiller sur cent poussins, tous à la poursuite d’un seul insecte, une douzaine d’entre eux perdus chaque matin dans la rosée, – et devenus frisés et galeux en conséquence ; des gens à idées au lieu de jambes, sorte de centipède intellectuel à vous donner la chair de poule. Quelqu’un parla d’un livre dans lequel les visiteurs inscriraient leurs noms, comme aux Montagnes Blanches ; mais hélas ! j’ai trop bonne mémoire pour que ce soit nécessaire.

Je ne pus que noter quelques-unes des particularités de mes visiteurs. Filles, garçons et jeunes femmes généralement semblaient contents d’être dans les bois. Ils regardaient dans Walden, puis reportaient leurs yeux sur les fleurs, et mettaient à profit leur temps. Les hommes d’affaires, même les fermiers, ne pensaient qu’à la solitude et aux occupations, à la grande distance à laquelle je demeurais de ceci ou de cela ; et s’ils déclaraient ne pas être ennemis d’une promenade de temps à autre dans les bois, il était évident que ce n’était pas vrai. Des gens inquiets, compromis, dont le temps était tout entier pris par le souci de gagner leur vie ou de la conserver ; des ministres qui parlaient de Dieu comme si leur était octroyé le monopole du sujet, et ne pouvaient supporter toutes espèces d’opinions ; docteurs, jurisconsultes, inquiètes maîtresses de maison qui fourraient le nez dans mon buffet et mon lit lorsque j’étais sorti – comment Mrs *** arriva-t-elle à savoir que mes draps n’avaient pas la blancheur des siens ? – jeunes gens qui avaient cessé d’être jeunes, et avaient conclu que le plus sûr était de suivre le sentier battu des professions, – tous ceux-ci généralement déclaraient qu’il n’était pas possible de faire autant de bien dans ma position. Oui ! c’était là le chiendent. Les vieux, les infirmes et les timides, de n’importe quel âge ou quel sexe, pensaient surtout à la maladie, à un accident imprévu, à la mort ; pour eux la vie était pleine de danger, – quel danger y a-t-il si vous n’en imaginez pas ? – et ils croyaient qu’un homme prudent choisirait avec soin la plus sûre position, celle où le Dr B… serait là sous la main au premier signal. Pour eux le village était à la lettre une com-munauté[5], une ligue pour la mutuelle défense, et vous les supposeriez incapables d’aller cueillir l’airelle sans pharmacie de poche. Le fin mot de l’affaire, c’est que, si l’on est en vie, il y a toujours danger de mourir, quoique le danger doive être reconnu pour moindre en proportion de ce que l’on commence par être demi-mort. Un homme assoit autant de risques qu’il en court. Pour finir il y avait les soi-disant réformateurs, les plus grands raseurs de tous, qui croyaient que je passais le temps à chanter :

C’est la maison que j’ai bâtie,
C’est l’homme qui habite la maison que j’ai bâtie[6] ;

sans savoir que la troisième ligne était :

Ce sont les gens qui obsèdent l’homme
Qui habite la maison que j’ai bâtie.

Je ne craignais pas les « hen-harriers »[7], attendu que je n’entretenais pas de poulets, mais c’était les « men-harriers »[8] que je craignais.

J’avais des visiteurs plus consolants que les derniers. Enfants venus à la cueillette des baies, hommes du chemin de fer en promenade du dimanche matin sous une chemise propre, pêcheurs et chasseurs, poètes et philosophes ; en un mot, tous honnêtes pèlerins, qui s’en venaient dans les bois en quête de liberté, et laissaient pour de bon le village derrière eux, que j’étais prêt à saluer d’un « Soyez les bienvenus, Anglais ! soyez les bienvenus, Anglais »[9] attendu que j’avais été en relations avec cette race.


  1. « Arrivés, les voici remplir la maisonnette
    Nul regard au festin où n’est pas de festin ;
    Tout paraît à leur gré, le repos est leur fête :
    Au plus noble esprit de le plus louer son destin. »
    ________The Faerie Queene, ch. XXXV.
  2. Alexandre Thérien (Terrien), dont le nom revient souvent dans le Journal de Thoreau.
  3. Avec l’essence duquel on fait la bière au Canada.
  4. « Ô chrétien, vas-tu me renvoyer ? »
  5. En anglais : com-munity, du latin cum = avec, munire = fortifier (jeu de mots).
  6. Allusion à une vieille scie anglaise, que chantent les enfants, intitulée : The house that Jack built.
  7. Busards des marais. Mot à mot : tourmenteurs de poules.
  8. Tourmenteurs d’hommes.
  9. Mots par lesquels l’Indien Samoset accueillit les pèlerins à Plymouth (Massachusetts).