Walden ou la vie dans les bois/Fabulet/5

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Traduction par Louis Fabulet.
Éditions de la Nouvelle revue française (p. 112-120).
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SOLITUDE


Soir délicieux, où le corps entier n’est plus qu’un sens, et par tous les pores absorbe le délice. Je vais et viens avec une étrange liberté dans la Nature, devenu partie d’elle-même. Tandis que je me promène le long de la rive pierreuse de l’étang, en manches de chemise malgré la fraîcheur, le ciel nuageux et le vent, et que je ne vois rien de spécial pour m’attirer, tous les éléments me sont étonnamment homogènes. Les grenouilles géantes donnent de la trompe en avant-coureurs de la nuit, et le chant du whip-pour-will s’en vient de l’autre côté de l’eau sur l’aile frissonnante de la brise. La sympathie avec les feuilles agitées de l’aune et du peuplier me fait presque perdre la respiration ; toutefois, comme le lac, ma sérénité se ride sans se troubler. Ces petites vagues que le vent du soir soulève sont aussi étrangères à la tempête que la surface polie comme un miroir. Bien que maintenant la nuit soit close, le vent souffle encore et mugit dans le bois, les vagues encore brisent, et quelques créatures invitent de leurs notes au sommeil. Le repos jamais n’est complet. Les animaux très sauvages ne reposent pas, mais les voici en quête de leur proie ; voici le renard, le skunks, le lapin rôder sans crainte par les champs et les bois. Ce sont les veilleurs de la Nature, – chaînons qui relient les jours de la vie animée.

Lorsque je rentre dans ma maison je m’aperçois que des visiteurs sont venus, qui ont laissé leurs cartes – un bouquet de fleurs, une guirlande de verdure persistante, un nom au crayon sur une feuille de noyer jaunie ou sur un copeau de bois. Ceux qui viennent rarement en forêt prennent d’elle quelque petit morceau pour jouer avec, chemin faisant, lequel ils laissent, soit avec intention, soit par mégarde. L’un a pelé une baguette de saule, l’a tressée en anneau, et abandonnée sur ma table. J’eusse toujours pu dire s’il était venu des visiteurs en mon absence, aux menues branches et à l’herbe courbées, ou à l’empreinte de leurs souliers, et généralement leur sexe, âge ou qualité, à quelque légère trace de leur passage, telle une fleur penchée, une poignée d’herbe arrachée et rejetée, fût-ce aussi loin que le chemin de fer, distant d’un demi-mille, ou à l’odeur attardée d’un cigare, d’une pipe. Bien mieux, il m’arrivait fréquemment de me voir signaler le passage d’un voyageur le long de la grand-route à soixante verges de là par le parfum de sa pipe.

Il est d’ordinaire suffisamment d’espace autour de nous. Notre horizon n’est jamais tout à fait à nos coudes. L’épaisseur du bois n’est pas juste à notre porte, non plus que l’étang, mais il est toujours quelque peu d’éclaircie, familière et par nous piétinée, prise en possession et enclose de quelque façon, et réclamée de la Nature. À quoi dois-je de me voir abandonné par les hommes cette vaste étendue, ce vaste circuit, quelques milles carrés de forêt solitaire, pour ma retraite ? Mon plus proche voisin est à un mille de là, et nulle maison n’est visible que du sommet des collines dans le rayon d’un demi-mille de la mienne. J’ai tout à moi seul mon horizon borné par les bois ; d’un côté un aperçu lointain du chemin de fer, là où il touche à l’étang, et de l’autre la clôture qui borde la route forestière. Mais en grande partie c’est aussi solitaire là où je vis que sur les prairies. C’est aussi bien l’Asie ou l’Afrique que la Nouvelle-Angleterre. J’ai, pour ainsi dire, mon soleil, ma lune et mes étoiles, et un petit univers à moi seul. La nuit jamais un voyageur ne passait devant ma maison, ni ne frappait à ma porte, plus que si j’eusse été le premier ou dernier homme, à moins que ce ne fût au printemps, où, à de longs intervalles, il venait quelques gens du village pêcher le silure-chat – qui pêchaient évidemment beaucoup plus dans l’étang de Walden de leurs propres natures, et appâtaient leurs hameçons de ténèbres – mais ils ne tardaient pas à battre en retraite, d’habitude le panier peu garni, pour abandonner « le monde aux ténèbres et à moi »[1], et jamais le cœur noir de la nuit n’était profané par nul voisinage humain. Je crois que les hommes ont en général encore un peu peur de l’obscurité, malgré la pendaison de toutes les sorcières, et l’introduction du christianisme et des chandelles.

Encore l’expérience m’a-t-elle appris quelquefois que la société la plus douce et tendre, la plus innocente et encourageante, peut se rencontrer dans n’importe quel objet naturel, fût-ce pour le pauvre misanthrope et le plus mélancolique des hommes. Il ne peut être de mélancolie tout à fait noire pour qui vit emmi la Nature et possède encore ses sens. Jamais jusqu’alors n’y eut telle tempête, mais à l’oreille saine et innocente ce n’était que musique éolienne. Rien ne peut contraindre justement homme simple et vaillant à une tristesse vulgaire. Pendant que je savoure l’amitié des saisons j’ai conscience que rien ne peut faire de la vie un fardeau pour moi. La douce pluie qui arrose mes haricots et me retient au logis aujourd’hui n’est ni morne ni mélancolique, mais bonne pour moi aussi. M’empêche-t-elle de les sarcler, qu’elle l’emporte en mérite sur le travail de mon sarcloir. Durât-elle assez longtemps pour faire se pourrir les semences dans le sol et pour détruire les pommes de terre en terrain bas, qu’elle serait encore bonne pour l’herbe sur les plateaux, et qu’étant bonne pour l’herbe elle serait bonne pour moi. Parfois, si je me compare aux autres hommes, c’est comme si j’étais plus favorisé qu’eux par les dieux, par-delà tout mérite à ma connaissance – comme si je tenais de leur faveur une garantie et une sécurité dont sont privés mes semblables, et me trouvais l’objet d’une direction et d’une protection spéciales. Je ne me flatte pas, mais s’il est possible, ce sont eux qui me flattent. Je ne me suis jamais senti solitaire, ou tout au moins oppressé par un sentiment de solitude, sauf une fois, et cela quelques semaines après ma venue dans les bois, lorsque, l’espace d’une heure, je me demandai si le proche voisinage de l’homme n’était pas essentiel à une vie sereine et saine. Être seul était quelque chose de déplaisant. Mais j’étais en même temps conscient d’un léger dérangement dans mon humeur, et croyais prévoir mon rétablissement. Au sein d’une douce pluie, pendant que ces dernières pensées prévalaient, j’eus soudain le sentiment d’une société si douce et si généreuse en la Nature, en le bruit même des gouttes de pluie, en tout ce qui frappait mon oreille et ma vue autour de ma maison, une bienveillance aussi infinie qu’inconcevable tout à coup comme une atmosphère me soutenant, qu’elle rendait insignifiants les avantages imaginaires du voisinage humain, et que depuis jamais plus je n’ai songé à eux. Pas une petite aiguille de pin qui ne se dilatât et gonflât de sympathie, et ne me traitât en ami. Je fus si distinctement prévenu de la présence de quelque chose d’apparenté à moi, jusqu’en des scènes que nous avons accoutumé d’appeler sauvages et désolées, aussi que le plus proche de moi par le sang comme le plus humain n’était ni un curé ni un villageois, que nul lieu, pensai-je, ne pouvait jamais plus m’être étranger.

« Mourning untimely consumes the sad ;
Few are their days in the land of the living,
Beautiful daughter of Toscar.[2]».

Parmi mes heures les plus agréables je compte celles durant lesquelles avaient lieu, au printemps et à l’automne, les longs orages qui me confinaient dans la maison pour l’après-midi aussi bien que l’avant-midi, bercé par leur grondement et leur assaut incessants ; lorsqu’un crépuscule prématuré était l’avant-coureur d’un long soir au cours duquel maintes pensées avaient le temps de prendre racine et de se développer. Durant ces pluies chassantes de nord-ouest qui éprouvaient si fort les maisons du village, et où les servantes se tenaient balai et seau en main dans les entrées de devant, prêtes à repousser le déluge, je me tenais assis dans ma petite maison derrière la porte, qui en était toute l’entrée, et jouissais pleinement de sa protection. En un fort orage accompagné de tonnerre, la foudre frappa un grand pitchpin de l’autre côté de l’étang, le sillonnant du haut en bas en une spirale fort nette et parfaitement régulière, profonde d’un pouce au moins, et large de trois ou quatre, comme on entaillerait une canne. Je passai encore devant l’autre jour, et fus frappé de terreur en levant les yeux et contemplant cette empreinte, aujourd’hui plus distincte que jamais, souvenir d’un terrible et irrésistible coup de foudre descendu du ciel innocent il y a huit ans. Bien souvent je m’entends dire : « J’aurais pensé que vous vous sentiriez seul là-bas, et seriez pris du besoin de vous rapprocher des gens, surtout les jours et nuits de pluie et de neige. » Je suis tenté de répondre à cela : Cette terre tout entière que nous habitons n’est qu’un point dans l’espace. À quelle distance l’un de l’autre, selon vous, demeurent les deux plus distants habitants de l’étoile là-haut, dont le disque ne peut voir apprécier sa largeur par nos instruments ? Pourquoi me sentirais-je seul ? notre planète n’est-elle pas dans la Voie Lactée ? Cette question que vous posez là me semble n’être pas la plus importante. Quelle sorte d’espace est celui qui sépare un homme de ses semblables et le rend solitaire ? Je me suis aperçu que nul exercice des jambes ne saurait rapprocher beaucoup deux esprits l’un de l’autre. Près de quoi désirons-nous le plus habiter ? Sûrement pas auprès de beaucoup d’hommes, de la gare, de la poste, du cabaret, du temple, de l’école, de l’épicerie, de Beacon Hill[3], ou de Five Points[4], lieux ordinaires d’assemblée, mais près de la source éternelle de notre vie, d’où en toute notre expérience nous nous sommes aperçus qu’elle jaillissait, comme le saule s’élève près de l’eau et projette ses racines dans cette direction. La susdite variera selon les différentes natures, mais elle est l’endroit où un sage creusera sa cave… Un soir je rejoignis sur la route de Walden certain de mes concitoyens, qui a, comme on dit, « amassé du bien », – quoique je n’aie jamais aperçu de cela nettement le bien, – conduisant une paire de bœufs au marché, et il voulut savoir comment je pouvais faire pour renoncer à tant de commodités de la vie. Je répondis que j’étais très sûr de l’aimer assez telle qu’elle était ; je ne plaisantais pas. Sur quoi je rentrai pour me coucher, le laissant se frayer un chemin à travers l’obscurité et la boue vers Brighton, – ou Bright-town[5], – lieu qu’il atteindrait Dieu sait quand dans la matinée.

Toute perspective de réveil ou venue à la vie pour un homme mort rend indifférente la question de temps et de lieu. Le lieu où cela peut survenir est toujours le même, et indescriptiblement agréable à tous nos sens. La plupart du temps ce n’est qu’aux circonstances extérieures et passagères que nous permettons d’inspirer nos actions. Elles sont, en fait, la cause de notre distraction. Très près de toutes choses est ce pouvoir qui en façonne l’existence. Près de nous les plus grandes lois sont continuellement en état d’exécution. Près de nous n’est pas l’ouvrier que nous avons loué, avec lequel nous aimons si fort causer, mais l’ouvrier dont nous sommes la tâche.

« Qu’immense et profonde est l’influence des pouvoirs subtils du Ciel et de la Terre ! »

« Nous cherchons à les découvrir, et nous ne les voyons pas ; nous cherchons à les entendre, et nous ne les entendons pas ; identifiés à la substance des choses, ils ne peuvent en être isolés. »

« Ils font que dans tout l’univers les hommes purifient et sanctifient leurs cœurs, et revêtent les habits de fête pour offrir sacrifices et oblations à leurs ancêtres. C’est un océan de subtiles intelligences. Ils sont partout, au-dessus de nous, à notre gauche, à notre droite ; ils nous environnent de toutes parts. »

Nous sommes les sujets d’une expérience qui n’est pas de petit intérêt pour moi. Ne pouvons-nous quelque temps nous passer de la société de nos compères en ces circonstances, – avoir nos propres pensées pour nous tenir compagnie ? Confucius dit avec raison : « La vertu ne reste pas là comme un orphelin abandonné ; il lui faut de toute nécessité des voisins. »

Grâce à la pensée nous pouvons être à côté de nous-mêmes dans un sens absolument sain. Par un effort conscient de l’esprit nous pouvons nous tenir à distance des actions et de leurs conséquences ; sur quoi toutes choses, bonnes et mauvaises, passent près de nous comme un torrent. Nous ne sommes pas tout entiers confondus dans la nature. Je peux être ou le bois flottant du torrent, ou Indra dans le ciel les yeux abaissés dessus. Je peux être touché par une représentation théâtrale ; d’autre part je peux ne pas être touché par un événement réel qui paraît me concerner beaucoup plus. Je ne me connais que comme une entité humaine ; la scène, pour ainsi dire, de pensées et passions ; et je suis convaincu d’un certain dédoublement grâce auquel je peux rester aussi éloigné de moi-même que d’autrui. Quelque opiniâtreté que je mette à mon expérience, je suis conscient de la présence et de la critique d’une partie de moi, que l’on dirait n’être pas une partie de moi, mais un spectateur, qui ne partage aucune expérience et se contente d’en prendre note, et qui n’est pas plus moi qu’il n’est vous. Lorsque la comédie, ce peut être la tragédie de la vie, est terminée, le spectateur passe son chemin. Il s’agissait d’une sorte de fiction, d’un simple travail de l’imagination, autant que sa personne était en jeu. Ce dédoublement peut facilement faire de nous parfois de pauvres voisins, de pauvres amis.

Je trouve salutaire d’être seul la plus grande partie du temps. Être en compagnie, fût-ce avec la meilleure, est vite fastidieux et dissipant. J’aime à être seul. Je n’ai jamais trouvé de compagnon aussi compagnon que la solitude. Nous sommes en général plus isolés lorsque nous sortons pour nous mêler aux hommes que lorsque nous restons au fond de nos appartements. Un homme pensant ou travaillant est toujours seul, qu’il soit où il voudra. La solitude ne se mesure pas aux milles d’étendue qui séparent un homme de ses semblables. L’étudiant réellement appliqué en l’une des ruches serrées de l’université de Cambridge est aussi solitaire qu’un derviche dans le désert. Le fermier peut travailler seul tout le jour dans le champ ou les bois, à sarcler ou fendre, et ne pas se sentir seul, parce qu’il est occupé ; mais lorsqu’il rentre le soir au logis, incapable de rester assis seul dans une pièce, à la merci de ses pensées, il lui faut être là où il peut « voir les gens », et se récréer, selon lui se récompenser de sa journée de solitude ; de là s’étonne-t-il que l’homme d’études puisse passer seul à la maison toute la nuit et la plus grande partie du jour, sans ennui, ni « papillons noirs » ; il ne se rend pas compte que l’homme d’études, quoique à la maison, est toutefois au travail dans son champ à lui, et à brandir la cognée dans ses bois à lui, comme le fermier dans les siens, pour à son tour rechercher la même récréation, la même société que fait l’autre, quoique ce puisse être sous une forme plus condensée.

La société est en général trop médiocre. Nous nous rencontrons à de très courts intervalles, sans avoir eu le temps d’acquérir de nouvelle valeur l’un pour l’autre. Nous nous rencontrons aux repas trois fois par jour, pour nous donner réciproquement à regoûter de ce vieux fromage moisi que nous sommes. Nous avons dû consentir un certain ensemble de règles, appelées étiquette et politesse, afin de rendre tolérable cette fréquente rencontre et n’avoir pas besoin d’en venir à la guerre ouverte. Nous nous rencontrons à la poste, à la récréation paroissiale et autour du foyer chaque soir ; nous vivons en paquet et sur le chemin l’un de l’autre, trébuchons l’un sur l’autre, et perdons ainsi, je crois, du respect de l’un pour l’autre. Moins de fréquence certainement suffirait pour toutes les communications importantes et cordiales. Voyez les jeunes filles dans une fabrique, – jamais seules, à peine en leurs rêves. Il serait mieux d’un seul habitant par mille carré, comme là où je vis. La valeur d’un homme n’est pas dans sa peau, pour que nous le touchions.

J’ai ouï parler d’un homme perdu dans les bois, mourant de faim et d’épuisement au pied d’un arbre, et dont l’abandon trouva un soulagement dans les visions grotesques qu’en raison de la faiblesse physique son imagination malade créa autour de lui, visions qu’il prit pour la réalité. Tout aussi bien, en raison de la santé et de la force tant physiques que mentales, pouvons-nous recevoir l’encouragement continu d’une égale société, mais plus normale et plus naturelle, et arriver à savoir que nous ne sommes jamais seuls.

J’ai de la compagnie tant et plus dans ma maison ; surtout le matin, quand il ne vient personne. Laissez-moi suggérer des comparaisons, afin que quelqu’une puisse donner une idée de ma situation. Je ne suis pas plus solitaire que le plongeon dans l’étang et dont le rire sonne si haut, ou que l’étang de Walden lui-même. Quelle compagnie ce lac solitaire a-t-il, je vous le demande ? Et cependant il n’a pas de « papillons noirs », mais des papillons bleus en lui, en l’azur de ses eaux. Le soleil est seul, sauf en temps de brume, où parfois l’on dirait qu’il y en a deux, dont l’un n’est qu’un soleil pour rire. Dieu est seul, – mais le diable, lui, est loin d’être seul ; il voit grand-compagnie ; il est légion. Je ne suis pas plus solitaire qu’une simple molène ou un simple pissenlit dans la prairie, ou une feuille de haricots, une oseille, un taon, un bourdon. Je ne suis pas plus solitaire que le Mill Brook[6], ou une girouette, ou l’étoile du nord, ou le vent du sud, ou une ondée d’avril, ou un dégel de janvier, où la première araignée dans une maison neuve.

Je reçois de temps à autre, au cours des longs soirs d’hiver, quand la neige tombe épaisse et que le vent hurle dans les bois, la visite d’un vieux colon et propriétaire originel, qui passe pour avoir creusé l’étang de Walden, et empierré, et bordé de bois de pins ; qui me raconte les histoires du vieux temps et de l’éternité neuve ; et nous nous arrangeons tous deux pour passer une soirée de bonne et franche gaieté, en devisant plaisamment sur ses choses, même sans pommes ni cidre, – un ami d’on ne peut plus grande sagesse et d’esprit on ne peut plus fin, que j’aime fort, qui se tient plus discret que firent jamais Goffe ou Whalley[7] ; et que, bien qu’il passe pour mort, nul ne saurait montrer où il est enterré[8]. Une dame d’un certain âge, aussi, demeure dans les entours, invisible à la plupart, et dans le potager odorant de laquelle j’aime à flâner parfois, cueillant des simples et l’oreille ouverte à ses fables ; car son génie est d’une fertilité sans égale, sa mémoire remonte plus loin que la mythologie, et elle peut me dire l’origine de chaque fable, comme sur quel fait chacune est fondée, car les événements se passèrent au temps où elle était jeune. Une vieille dame, robuste et vermeille, qui se délecte de tous les temps et de toutes les saisons, et semble devoir encore survivre à tous ses enfants[9].

L’innocence et la générosité indescriptibles de la Nature, – du soleil et du vent et de la pluie, de l’été et l’hiver, – quelle santé, quelle allégresse, elles nous apportent à jamais ! et telle à jamais est leur sympathie avec notre race, que toute la Nature serait affectée, que la clarté du soleil baisserait, que les vents soupireraient humainement, que les nuages verseraient des pleurs, que les bois se dépouilleraient de leurs feuilles et prendraient le deuil au cœur de l’été, s’il arrivait qu’un homme s’affligeât pour une juste cause. N’aurai-je pas d’intelligence avec la terre ? Ne suis-je moi-même en partie feuilles et terre végétale ?

Quelle est la pilule qui nous tiendra bien portants, contents et sereins ? Ni celle de mon ni celle de ton arrière-grand-père, mais les remèdes universels, végétaux, botaniques de notre arrière-grand-mère la Nature, grâce auxquels elle s’est toujours conservée jeune, a survécu à tant de vieux Parrs[10] en son temps, et a nourri sa santé de leur embonpoint dépérissant. Pour panacée, en guise d’une de ces fioles de charlatan contenant une mixture puisée à l’Achéron et la mer Morte, qui sortent de ces longs wagons noirs à cloisons basses et à l’aspect de goélettes auxquels nous voyons parfois qu’on fait porter des bouteilles, permettez que je prenne une gorgée d’air matinal non coupée d’eau. L’air matinal ! Si les hommes ne veulent boire de cela à la source du jour, eh bien, alors, qu’on en mette, fût-ce en bouteille, et le vende en boutique, pour le profit de ceux qui ont perdu leur bulletin d’abonnement à l’heure du matin en ce monde. Toutefois, rappelez-le-vous, il ne se conservera pas jusqu’à midi tapant, fût-ce dans le plus frais cellier, et bien avant cela fera sauter les bouchons pour s’en aller vers l’ouest sur les pas de l’Aurore. Je ne suis pas un adorateur d’Hygie, laquelle était la fille de ce vieux docteur ès-herbes Esculape, et qu’on représente sur les monuments un serpent dans une main, dans l’autre une coupe à laquelle boit parfois le serpent ; mais plutôt d’Hébé, échanson de Jupiter, laquelle, fille de Junon et de la laitue sauvage[11], avait le pouvoir de rendre aux dieux et aux hommes la vigueur de la jeunesse. C’est probablement la seule jeune fille tout à fait bien bâtie, bien portante et robuste, qui jamais arpenta le globe, et où parût-elle, c’était le printemps.

  1. Allusion à la célèbre élégie de Thomas Gray : Dans un cimetière de campagne.

  2. La douleur avant le temps consume les tristes ;
    Rares leurs jours au pays des vivants,
    Charmante fille de Toscar.
    ________Ossian.
  3. Colline où s’élève le palais du Gouvernement à Boston.
  4. Carrefour de New York.
  5. Bright est le nom familier que l’on donne aux bœufs en Amérique. Town veut dire ville.
  6. Mill Brook, nom du ruisseau qui traverse Concord.
  7. Personnages accusés d’avoir trempé dans la mort de Charles Ier et qui vécurent cachés dans le Massachusetts.
  8. Sans doute le dieu Pan.
  9. Sans doute Dame Nature.
  10. Thomas Parr, qui mourut à Londres en 1635, âgé, dit-on, de cent cinquante-deux ans.
  11. Hébé, suivant certains récits, passe pour avoir dû sa naissance à ce que Junon, sa mère, avait mangé avec appétit de la laitue sauvage à un banquet donné par Jupiter.