Wikisource:Extraits/2015/46

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Édouard Rod, L’Innocente 1897



I


Philippe commença en ces termes :

Je t’ai dit déjà que cette jeune femme fut ma marraine. Elle est gracieusement mêlée à mes meilleurs souvenirs d’enfance. Elle a joué un grand rôle dans ma petite vie, le rôle qu’on prête, dans certains contes, aux bonnes fées ou aux belles princesses. Mon père était un homme laborieux et grave, qui ne s’occupait guère de moi : non par indifférence, mais par manque de loisir. Ma mère, souvent malade, m’aimait en tristesse, si je peux dire : c’était un être doux et craintif, d’une bonté trop timide pour être bien efficace, très inquiète d’observer les caprices de l’opinion, très sujette à s’effrayer de dangers imaginaires. Si mon père n’eût trouvé quelquefois le temps d’intervenir, elle m’aurait toujours gardé dans ses jupes en tremblant pour moi. Ma marraine fut donc le sourire, la grâce, la gaieté de mes premières années.

Les figures chères que la mort a emportées me reviennent toujours en une attitude déterminée. Elle, quand je cherche à me la rappeler autrement qu’à travers son portrait, je la revois les mains chargées de fleurs, descendant le sentier qui ramène du bois à la ville, en passant devant la grille de notre jardin, en toilette claire, sur un fond de printemps, de lumière, de prés semés de boutons d’or. Les fleurs qu’elle portait, c’était une touffe de reines-des-prés, dont les grappes pâles affectionnent l’ombre de nos bois et la fraîcheur de nos ruisseaux. Le jour où je la vis ainsi, elle ne s’arrêta pas, comme elle faisait volontiers, pour m’embrasser ou pour dire à ma mère quelques paroles affectueuses. J’étais sur le balcon : elle se contenta de m’envoyer un sourire, en agitant vers moi son beau bouquet blanc. Et son image se photographia dans mes yeux, où je la retrouve avec une surprenante netteté : sans doute parce que, très peu de temps après, le lendemain ou le surlendemain, pendant que je pensais encore à ma belle marraine revenant de la forêt comme une princesse de conte, le printemps dans les mains et dans les yeux, éclata le drame qui, comme un coup de baguette d’un enchanteur mauvais, la changea en une pauvre créature de souffrance et de deuil.

Après ce préambule, Philippe s’arrêta un instant, comme s’il eût cherché la meilleure manière de poursuivre son récit, dont j’attendais la suite. Il reprit :

Tu ne saurais comprendre sa destinée qu’après quelques explications sur notre milieu, que tu ignores. Nous n’avons pas encore traversé la ville ensemble. Cependant, il a dû te suffire de la parcourir cet après-midi pour acquérir une idée assez exacte de ce qu’en est la population. La province se ressemble toujours à elle-même. Pourtant, il y a des nuances : ici, l’on est avant tout tranquille et travailleur.