Wikisource:Extraits/2016/31

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Charles-Joseph de Ligne, Au Roi de Pologne dans Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne (anthologie par Madame de Staël) 1809



LETTRES
ET PENSÉES
DU PRINCE DE LIGNE.


LETTRES.


Au Roi de Pologne, pendant l’année 1785.

Vous m’avez ordonné, Sire, de vous entretenir d’un des plus grands hommes de ce siècle. Vous l’admirez quoique son voisinage vous ait fait assez de mal ; et, vous plaçant à la distance de l’histoire, tout ce qui tient à ce génie extraordinaire vous inspire une noble curiosité. Je vais donc vous rendre un compte exact des moindres paroles que j’ai entendu dire moi-même au grand Frédéric. Rien n’est indiffèrent dans un tel récit, puisque tout sert à peindre le caractère. L’homme dont je parle, et celui à qui je m’adresse donneront de l’intérêt à tout ce que je raconterai.

Je n’aime pas à parler de moi, et je m’est odieux quand je m’en sers : à plus forte raison quand il faut le supporter des autres. Si je le prononce quelquefois dans ce récit, c’est que je suis obligé de parler de moi, en racontant ce que le Roi de Prusse m’a dit. Voici tout ce que je me rappelle, et qui ne seroit peut-être pas digne d’être écrit s’il s’agissoit d’un autre. Un autre, à la vérité, ne diroit pas de ces choses-là : d’ailleurs, je le répète, les moindres petites paroles d’un homme comme celui-ci doivent être recueillies.

Par un hasard extraordinaire, en 1770 l’Empereur put se livrer à l’admiration personnelle qu’il avoit conçue pour le Roi de Prusse ; et ces deux grands Souverains furent assez bien ensemble pour se faire des visites. L’Empereur me permit d’y assister, et me présenta au Roi : c’étoit au camp de Neustadt, en Moravie. Je ne puis point me souvenir si j’eus, ou si je pris l’air embarrassé ; ce que je me rappelle fort bien, c’est que l’Empereur, qui s’en aperçut, dit au Roi, en parlant de moi : Il a l’air timide, ce que je ne lui ai jamais vu : il vaudra mieux tantôt. Il mit à dire cela de la grâce et de la gaîté, et ils sortirent ensemble du quartier-général pour aller, je crois, au spectacle.