Wikisource:Extraits/2018/19

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Théodore de Banville, Ésope 1893


ÉSOPE

ACTE PREMIER


Le théâtre représente une cour intérieure dans le palais du roi Crésus. — Au fond, exhaussée de quelques marches, une terrasse couverte de vélums de couleur, très ensoleillée, où courent des plantes grimpantes. On aperçoit au loin la ville de Sardes.
Au lever du rideau, Crésus est assis sur un lit de repos. Rhodope, magnifiquement parée, est debout près de lui.



Scène première


CRÉSUS, RHODOPE
Crésus

Oui, Rhodope, visage en fleur au clair sourire,
Moi, Crésus, le Roi tout-puissant, je te désire.
Je te veux, je contemple ardemment, follement,
Tes yeux de flamme où brille un sombre diamant —
Cependant tu me hais, ou du moins tu me braves.

Rhodope

Je suis esclave, ainsi que tes autres esclaves.
Le Roi, qui pour l’avoir l’a payée assez cher,
Pour son plaisir fait ce qu’il veut de notre chair.
Ainsi qu’un Dieu savoure à son gré l’ambroisie.
Maître du monde, agis donc à ta fantaisie ;
Car tu peux, s’il te plaît, dénouer mes cheveux.

Crésus

Ah ! ce n’est pas cela que je veux ! Non, je veux
Que tu m’aimes, Rhodope au visage de rose.

Rhodope

Roi Crésus, tu veux ? Mais cela, c’est autre chose.
Que tes caresses, tes délires, tes baisers
Soient, comme des oiseaux, sur ma tête posés ;
Triomphe, emporte-moi dans l’air que tu respires,
C’est bien ; mais ton amas de trônes et d’empires,
La poudre d’or qui court dans ton Pactole frais,
Tes saphirs, tes rubis, si tu me les offrais,
Ne pourraient pas suffire à ma froideur farouche
Pour que le mot : Amour, frissonnât sur ma bouche.
Ah ! si je dois jamais prononcer rien de tel
Que ces mots : Je t’aime, à l’oreille d’un mortel,
C’est que me prenant toute, entre ses bras jetée,
Il me possédera sans m’avoir achetée.

Crésus

Ah ! cruelle, est-ce un titre à subir les affronts
Hélas ! que d’être grand par dessus tous les fronts,
Comme le mont neigeux que l’orage enveloppe ?
Car tu me fuis !

Rhodope

Car tu me fuis ! J’étais la fameuse Rhodope,
Délices de vingt rois, trésor des yeux mortels.
Plus d’un peuple dompté m’eut dressé des autels.
Dès que mon pied vainqueur se posa sur la terre
On me nomma : Vénus ! quand j’abordai Cythère.
Et plus tard, quand je vins en Égypte, Amasis
A cru voir, sous mes traits, la figure d’Isis.
J’y triomphai, j’y fis à mes frais bâtir une
Pyramide. Joyau de l’aveugle Fortune,
Possédant tout, je mis des vases radieux
Et des trépieds d’or pur dans les temples des Dieux.
Mais quand je partis, des pirates, par surprise,