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Jane Marcet, L’économie politique en vingt-deux conversations 1816

Traduction Caroline Cherbuliez 1837

CONVERSATION I.


INTRODUCTION.

Erreurs provenant de l’ignorance totale de l’économie politique. — Avantages qui résultent de la connaissance des principes de cette science. — Difficultés à surmonter dans cette étude.

MADAME B.

Nous jugeons si différemment le passage dont vous m’avez parlé ce matin, que je ne peux m’empêcher de soupçonner dans cette citation quelque inexactitude.

CAROLINE.

Permettez que je vous en fasse lecture. C’est immédiatement après le retour de Télémaque à Salente, quand il exprime son étonnement du changement qui s’est opéré depuis son départ de cette ville. « Est-il arrivé, dit-il, quelque calamité à Salente pendant mon absence ? D’où vient qu’on n’y remarque plus cette magnificence qui éclatait partout avant mon départ ? Je ne vois plus ni or, ni argent, ni pierres précieuses ; les habits sont simples ; les bâtiments qu’on fait sont moins vastes et moins ornés ; les arts languissent, la ville est devenue une solitude. — Mentor lui répondit en souriant : Avez-vous remarqué l’état de la campagne autour de la ville ? — Oui, reprit Télémaque ; j’ai vu partout le labourage en honneur et les champs défrichés. Lequel vaut mieux, ajouta Mentor, ou une ville superbe en marbre, en or et en argent, avec une campagne négligée et stérile, ou une campagne cultivée et fertile avec une ville médiocre et modeste dans ses mœurs ? Une grande ville fort peuplée d’artisans occupés à amollir les mœurs par les délices de la vie, quand elle est entourée d’un royaume pauvre et mal cultivé, ressemble à un monstre dont la tête est d’une grosseur énorme, et dont tout le corps exténué et privé de nourriture n’a aucune proportion avec cette tête. C’est le nombre du peuple, et l’abondance des aliments, qui font la vraie force et la vraie richesse d’un royaume. Idoménée a maintenant un peuple innombrable et infatigable dans le travail, qui remplit toute l’étendue de son pays : tout son pays n’est plus qu’une seule ville ; Salente n’en est que le centre. Nous avons transporté de la ville dans la campagne les hommes qui manquaient à la campagne et qui étaient superflus dans la ville. »

Hé bien, dois-je continuer, ou en ai-je lu assez pour vous faire convenir que Mentor a raison ?

MADAME B.

Je persiste dans mon opinion ; car bien qu’il y ait dans ce passage des remarques fort justes, le principe général sur lequel elles y sont fondées, savoir que la ville et la campagne prospèrent aux dépens l’une de l’autre, est, à mon avis, tout à fait faux. Je suis convaincue au contraire que les villes florissantes fécondent les campagnes qui les entourent. Voyez-vous quelque défaut de culture dans le voisinage de Londres ? Ou pourriez-vous me citer aucun pays florissant qui n’abonde pas en villes riches et populeuses ? D’un autre côté, qu’y a-t-il de plus commun que de voir autour des villes déchues, une campagne déserte et mal cultivée ? La pourpre et l’or de Tyr, au temps de la prospérité des Phéniciens, loin de priver la campagne de ses ouvriers, forçaient cette nation à fonder des colonies dans des pays nouveaux, pour y envoyer leur population excédante.

CAROLINE.

C’est remonter bien haut pour donner un exemple.

MADAME B.

Si vous voulez redescendre à des temps plus rapprochés, comparez l’ancien état florissant de la Phénicie, avec sa misère actuelle, que Volney a peinte avec tant de vérité dans ses voyages.

CAROLINE.

Cette misère n’est-elle pas l’effet des révolutions violentes, qui, pendant une suite de siècles, ont ruiné ces malheureuses contrées ; et n’est-elle pas maintenue par la détestable politique de ses dominateurs actuels ? Mais dans l’ordre naturel des choses, lorsque rien ne vient le troubler, n’est-il pas évident que plus il y aura d’ouvriers que le Souverain contraindra, à l’exemple d’Idoménée, de quitter la ville pour travailler aux champs, et mieux le pays sera cultivé ?

MADAME B.

Je ne le pense pas ; je crois, au contraire, que les gens, qui seraient contraints de la sorte à quitter la ville, ne trouveraient aux champs point d’ouvrage à faire.

CAROLINE.

Et pourquoi ?

MADAME B.

Parce qu’il y aurait déjà dans les campagnes autant d’ouvriers qu’elles peuvent en employer.

CAROLINE.

Peut-être en Angleterre ; mais en serait-il de même dans des pays mal cultivés ?

MADAME B.

Je crois qu’oui.

CAROLINE.

Entendez-vous dire que, si un pays actuellement mal cultivé était pourvu d’un plus grand nombre d’ouvriers, il ne serait pas mis en meilleur état ? Vous avouerez au moins que cela demande explication.

MADAME B.

Sans doute, et plus peut-être que vous ne pensez ; car vous ne pouvez bien résoudre cette question qu’en commençant par acquérir quelque connaissance des principes de l’économie politique.

CAROLINE.

J’en suis bien fâchée ; car je dois vous avouer que j’ai pour cette science une sorte d’antipathie.

MADAME B.

Êtes-vous sûre que vous entendez ce que signifie le mot d’économie politique ?

CAROLINE.

Je crois qu’oui, car c’est un sujet de conversation bien fréquent chez mon père, et, à mon avis, le moins intéressant de tous. Il