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Henry James, Les Papiers de Jeffrey Aspern dans le Journal des débats, 1920 (p. 1-105) 1888

Traduction Jean-Maurice Le Corbeiller


Les Papiers de Jeffrey Aspern



I

J’avais mis Mrs Prest dans ma confidence : à la vérité, sans elle, j’aurais bien peu avancé mes affaires, car l’idée féconde qui conduisit toute l’entreprise me vint par ses lèvres amies.

Ce fut elle qui découvrit le raccourci et trancha le nœud gordien.

En général, on ne croit pas qu’il soit facile aux femmes de s’élever à une vue large et libre des choses — des choses à faire — mais elles lancent parfois telle conception hardie (devant laquelle un homme aurait reculé) avec une sérénité singulière : « Faites-vous tout simplement prendre chez elles en qualité de pensionnaire. » Je crois que, livré à moi-même, j’aurais reculé devant cela. Je battais les buissons, m’essayant à être ingénieux, rêvant aux combinaisons qui me permettraient de faire leur connaissance, quand elle suggéra si heureusement que le moyen de faire leur connaissance était de pénétrer dans leur intimité. Elle n’en savait guère plus long que moi sur les demoiselles Bordereau ; je puis même dire que j’avais acquis en Angleterre plusieurs renseignements précis qu’elle ignorait. Leur nom avait été associé, bien des années auparavant, à l’un des plus grands noms du siècle — et maintenant elles vivaient obscurément à Venise, avec de très modestes ressources, sans relations, volontairement séquestrées dans un vieux palais croulant et solitaire : telle était, en résumé, l’impression que mon amie avait d’elles.

Elle-même était établie à Venise depuis une quinzaine d’années et y avait fait beaucoup de bien ; mais le rayonnement de sa bienfaisance n’avait jamais atteint les deux timides, mystérieuses et, ainsi qu’on se permettait de le supposer — tout juste respectables, — Américaines qui ne demandaient pas de faveurs et ne souhaitaient pas attirer l’attention.

On semblait croire qu’elles avaient, au cours de leur long exil, perdu toute attache avec leur pays, étant d’ailleurs, comme l’impliquait leur nom, de lointaine filiation française. Dans les premiers temps de son séjour, Mrs Prest avait une fois tenté de les voir, mais n’avait réussi à approcher que la « petite », ainsi qu’elle appelait la nièce ; (bien qu’en fait, je découvris ensuite qu’elle était, du point de vue de la taille, la plus grande des deux). Elle avait entendu dire que Miss Bordereau était malade et, la soupçonnant dans le besoin, elle s’était rendue au vieux palais pour offrir son aide afin que s’il y avait là quelque souffrance, spécialement quelque souffrance américaine, sa conscience n’eût rien à lui reprocher. La « petite » l’avait reçue dans la grande sala vénitienne froide et ternie, pièce centrale de la maison, au pavé de marbre et au plafond de poutres à peine visibles, et ne lui avait même pas demandé de s’asseoir. Ceci n’était pas encourageant pour moi qui désirais fréquenter ce foyer, et j’en fis la remarque à Mrs Prest. Elle répondit, toutefois, avec profondeur : « Ah ! mais il y a une grande différence : j’allais leur imposer mes faveurs, et vous allez leur en demander une. Si elles sont fières, vous tenez le bon bout. » Et pour commencer, elle m’offrit de me montrer leur maison, de m’y mener dans sa gondole. Je lui laissai entendre que j’avais déjà été la voir une demi-douzaine de fois ; mais j’acceptai son invitation, car c’était un enchantement pour moi de hanter ces lieux.

J’en avais trouvé le chemin le lendemain de mon arrivée à Venise ; la description m’en avait été faite auparavant, en Angleterre, par l’ami auquel je devais des renseignements précis concernant la possession des papiers. Je l’avais assiégée de tous mes yeux, tout en dressant mes plans de campagne. Jeffrey Aspern, à ma connaissance, n’y avait jamais mis les pieds ; mais, par la grâce d’une hypothèse alambiquée, j’y croyais entendre quelque écho mourant de sa voix.

Mrs Prest ne savait rien des papiers, mais s’intéressait à ma curiosité, comme à toutes les joies et tous les chagrins de ses amis. Tandis que nous allions, glissant dans sa gondole, l’étincelant tableau vénitien s’encadrant à droite et à gauche dans la petite fenêtre mobile, je vis que mon ardeur l’amusait vraiment beaucoup et qu’elle considérait mon intérêt dans un butin possible comme un beau cas de monomanie. « À vous voir, on croirait que vous vous attendez à tirer de là la solution du problème de l’univers », disait-elle ; et je repoussais cette accusation en répliquant seulement que, si j’avais à choisir entre cette solution précieuse et un paquet des lettres de Jeffrey Aspern, je savais ce qui me paraîtrait le gain le plus précieux.

Elle affecta de traiter légèrement son génie et je ne pris aucune peine pour le défendre. On ne défend pas son dieu : son dieu est par soi-même sa propre défense. D’ailleurs, aujourd’hui, après sa longue période d’obscurité relative, il brille haut au firmament de notre littérature, ainsi que chacun peut le voir ; il est une part de la lumière qui éclaire notre chemin. Tout ce que j’en dis fut que, sans doute, ce n’était pas un poète de femmes ; ce à quoi elle répondit assez heureusement qu’il avait été au moins celui de miss Bordereau. Ce qui m’avait paru le plus étrange, en Angleterre, avait été de découvrir qu’elle vivait encore : c’était comme si on m’en avait dit autant de Mrs Siddons, de la reine Caroline, ou de la fameuse Lady Hamilton, car il me semblait qu’elle appartenait à une génération aussi totalement éteinte que celle-là.

« Mais elle doit être fabuleusement vieille, au moins centenaire », avais-je dit tout d’abord ; ayant ensuite compulsé les dates, je me rendis compte qu’elles ne l’y obligeaient pas rigoureusement, qu’elles lui permettaient en somme de ne pas excéder de beaucoup la commune mesure. Néanmoins, elle était d’âge vénérable, et ses relations avec J. A. dataient de sa première jeunesse. « C’est son excuse », dit Mrs Prest légèrement sentencieuse et cependant, aussi, comme honteuse de proférer une phrase si peu dans le véritable ton de Venise ! Comme si une femme avait besoin d’excuse pour avoir aimé le divin poète ! Il n’avait pas seulement été un des esprits les plus brillants de son temps (et dans son temps, quand le siècle était jeune, il y en avait, comme chacun sait, un grand nombre), mais l’un des hommes de plus de génie, et l’un des plus beaux.

Sa nièce, d’après Mrs Prest, était d’une antiquité moins reculée et nous risquâmes la conjecture qu’elle n’était peut-être que petite-nièce. C’était possible. Je n’avais que tout juste ma part dans la maigre somme de connaissances du sujet possédée par mon coreligionnaire anglais John Cumnor, qui n’avait jamais vu le couple. Le monde, ainsi que je l’ai dit, avait reconnu le talent de Jeffrey Aspern, mais Cumnor et moi l’avions reconnu davantage. Aujourd’hui les foules affluaient à son temple, mais, de ce temple, lui et moi nous nous considérions les prêtres consacrés. Nous maintenions, et justement, je le crois, que nous avions fait plus que quiconque pour sa mémoire, et nous l’avions fait simplement en ouvrant des fenêtres sur quelques phases de son existence. Il n’avait rien à craindre de nous, n’ayant rien à craindre de la vérité, qui seule, après tant d’années écoulées, était intéressante à établir.