Wikisource:Extraits/2023/24

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Pierre Loti, Discours de réception à l’Académie française 1895


Le soleil baissant, je redescendis vers le port, pour regagner mon navire où m’appelait un service de nuit ; avant de rentrer cependant, je voulus aller au bureau de la marine, où l’on porte les dépêches qui nous sont destinées, pensant bien que quelque ami aurait pris soin de me dire quel était l’élu nouveau et combien de vos voix, Messieurs, s’étaient égarées sur le marin errant que j’étais. — Alors, pour me faire conduire à ce quartier solitaire du vieux port où le bureau de la marine est établi, je pris une barque sur le quai, une lilliputienne barque, la seule qui se trouvait là, menée par deux rameurs comiques, que je vois encore, et qui étaient de tout petits enfants. — Il était déjà fermé, ce bureau, quand j’arrivai ; un matelot, qui montait la garde aux environs, après avoir trouvé à grand’-peine une clef pour l’ouvrir, chercha, dans l’étagère des lettres, la case réservée à mon navire : elle était remplie d’un monceau de petits papiers bleus qui, depuis deux heures, n’avaient cessé d’arriver à mon adresse, — et, au lieu d’une dépêche que j’attendais, ce matelot, très étonné, m’en remit de quoi remplir mes deux mains.

J’avais compris, avant même d’avoir déchiré la première. Et une sorte d’éblouissement me vint, qui était plutôt mélancolique et ressemblait presque à de l’effroi…

Je remontai sans mot dire dans ma très petite barque à équipage d’enfants, qui en vérité était maintenant bien modeste pour porter ma fortune nouvelle, et tant que dura le trajet jusqu’à mon navire, tout en glissant sur l’eau tranquille, je déchirai un à un les papiers bleus, lisant de près, aux dernières lueurs rouges du jour, dans le beau crépuscule commençant, ces félicitations qui m’arrivaient de toutes parts, et où les mots joie, bonheur, revenaient toujours à côté du mot gloire. Dans ce calme du jour de printemps qui finissait, cet instant me semblait solennel — comme chaque fois qu’un grand pas vient d’être franchi dans la vie ; je sentais même une sorte d’angoisse étrange, comme si un manteau trop magnifique, — mais en même temps trop lourd, trop immobilisant eût été tout à coup jeté sur mes épaules. Et puis, je songeais à celui dont le départ m’avait ouvert ses portes, et qui précisément avait été, dans le monde des lettres, le premier déclaré de tous mes amis intellectuels ; il me semblait qu’en prenant sa place, je le plongeais plus avant dans la grande nuit où nous allons tous.

Il fallut mon arrivée à bord, la bonne et franche joie du très charmant amiral qui nous commandait, la fête que me firent mes chers camarades du carré, pour me donner enfin à entendre que cette gloire un peu effrayante était vraiment une chose heureuse ; — et j’avoue, par exemple, que je finis très gaiement la soirée au milieu d’eux.

À beaucoup de gens superficiels, il doit sembler que nous représentions, Octave Feuillet et moi, deux extrêmes, ne pouvant être aucunement rapprochés. Je crois au contraire qu’au fond notre conformité de goût était complète.

Il est vrai, nous avons peint des scènes et des figures essentiellement différentes ; mais cela ne suffit point pour établir que nous n’avons pas aimé les mêmes choses, les mêmes compagnies, — les mêmes femmes. Bien loin de là, je pense que nous étions faits tous deux pour nous laisser charmer par les mêmes simplicités sauvages autant que par les mêmes élégances ; un commun dégoût nous unissait d’ailleurs contre tout ce qui est grossier ou seulement vulgaire — et peut-être aussi, il faut l’avouer, un commun éloignement trop dédaigneux, pas assez tolérant, à peine justifiable, pour ce qui tient le milieu de l’échelle humaine, pour les demi-éducations et les banalités bourgeoises.

Je garde précieusement, comme d’un peu étranges reliques, des lettres de ce mondain exquis, me disant à quel point le berçaient ces récits lointains où n’apparaissent que mes matelots rudes et mes très petites amies à peine plus compliquées de civilisation que des gazelles ou des oiseaux.

Quant à ses femmes à lui, marquises ou duchesses, — grandes dames toujours, et non par le titre seul, mais par la haute fierté de cœur et par l’affinement extrême, — de ce que, jamais encore, on ne les a vues passer dans mes livres, il serait bien inexact de conclure que je les méconnais et que leur charme m’échappe.

Non, les milieux de prédilection d’Octave Feuillet étaient au contraire les miens. Et j’incline fort à penser que, si les hasards de la mer l’avaient mis comme moi en contact habituel avec les rudes et les simples, qui ont leur haute noblesse, eux aussi, et ne sont presque jamais vulgaires, il les aurait aimés.

En notant ainsi nos tendances communes, j’ai l’impression que