Will du moulin/II

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Quelques années plus tard, les vieux moururent tous deux au cours d’un même hiver, soignés avec dévouement par leur fils adoptif qui les pleura fort paisiblement après leur mort. Ceux qui avaient entendu parler de ses fantaisies vagabondes s’imaginèrent qu’il allait vendre tout aussitôt le bien et descendre la rivière, en quête d’aventures. Mais Will ne manifesta pas la moindre velléité de ce genre. Au contraire, il remit l’auberge sur un meilleur pied, et prit un couple de domestiques pour l’aider. Ainsi donc s’établit définitivement cet homme jeune, aimable, causeur, impénétrable, de six pieds trois pouces sans ses souliers, doué d’une constitution de fer et d’une voix sympathique. Il ne tarda pas à être classé parmi les singularités de la région. Il avait déjà quelque bizarrerie au premier abord, car il était toujours plein d’idées et ne cessait de révoquer en doute les banalités du sens commun ; mais ce qui accrédita surtout cette opinion à son sujet fut l’étrange manière dont il fit sa cour à Marjory, la fille du pasteur.

Marjory du presbytère était âgée d’environ dix-neuf ans, alors que Will atteignait la trentaine. Elle avait bon air et avait reçu bien meilleure éducation que n’importe quelle autre jeune fille du pays, comme il seyait à son rang. Elle tenait la tête haute, et avait déjà refusé plusieurs partis, ce qui lui valait d’être qualifiée sévèrement par le voisinage. Malgré cela, c’était une excellente fille dont n’importe quel homme se serait contenté.

Will la connaissait peu. Bien que l’église et la cure fussent à deux milles au plus de sa porte, on ne le voyait guère aller par là que le dimanche. Il arriva néanmoins que la cure devint inhabitable et qu’il fallut la reconstruire ; et pour un mois environ, le pasteur et sa fille vinrent loger, à un prix très modéré, dans l’auberge de Will. Or, tant par l’auberge et le moulin que grâce aux économies du vieux meunier, notre ami avait du foin dans ses bottes et, de plus, il était renommé pour son bon caractère et sa clairvoyance, qualités si précieuses dans un ménage ; aussi le bruit courut bientôt, répandu par les mal intentionnés, que le pasteur et sa fille n’avaient pas choisi les yeux fermés leur habitation provisoire.

Will était bien le dernier au monde à se laisser marier par cajolerie ou par intimidation. Il suffisait de voir ses yeux, limpides et calmes comme l’eau des étangs, mais doués d’une sorte de clarté intérieure, pour comprendre tout de suite que cet homme savait ce qu’il voulait et qu’il s’y tiendrait immuablement. Marjory non plus n’avait pas l’air débile, avec son regard droit et assuré, et sa démarche placide et résolue. C’était un problème de savoir si, après tout, elle n’était pas l’égale de Will en fermeté, ou lequel des deux porterait les culottes dans leur ménage. Mais Marjory ne s’en était jamais préoccupée et elle accompagna son père avec l’indifférence et l’ingénuité les plus parfaites.

On était encore si tôt en saison que les clients de Will étaient rares et espacés ; mais les lilas étaient déjà en fleurs et le temps était si doux que le couple dînait sous la tonnelle, au bruit de la rivière et des bois d’alentour qui résonnaient de chants d’oiseaux. Will prit bientôt à ces repas un plaisir singulier. Le pasteur était un convive assez terne, avec son habitude de somnoler à table ; mais jamais une parole rude ni méchante ne sortait de ses lèvres. Quant à sa fille, elle s’accommodait à son entourage avec la meilleure grâce du monde, et tout ce qu’elle disait paraissait à Will si joli et si plein d’à-propos, qu’il conçut une haute idée de ses perfections.

Il voyait son visage, lorsqu’elle l’inclinait un peu, se détacher sur le fond d’une sapinière en pente ; ses yeux brillaient paisiblement ; la lumière auréolait sa chevelure comme une écharpe ; un imperceptible sourire passait sur ses joues pâles, et Will ne pouvait se retenir de la contempler avec une gêne délicieuse. Elle avait l’air, même sans faire un mouvement, si accomplie par elle-même et si pleine de vitalité jusqu’au bout des ongles et aux franges de son vêtement, que le reste de la création en perdait tout attrait. Si Will détournait d’elle son regard pour le porter sur ce qui l’environnait, les arbres avaient l’air inertes et insensibles, les nuages pendaient mornement du ciel, et jusqu’aux cimes des montagnes lui étaient indifférentes. Le spectacle de la vallée entière ne pouvait soutenir la comparaison avec celui de cette unique jeune fille.

Will, en la compagnie de ses frères humains, demeurait toujours observateur ; mais sa faculté d’observation s’exerçait avec une acuité presque douloureuse lorsqu’il l’appliquait à Marjory. Il était attentif à ses moindres paroles et lisait dans ses yeux, en même temps, leur muet commentaire. Maints propos d’amabilité simple et sincère éveillaient un écho dans son cœur. Il lui découvrit une âme d’un bel équilibre, sûre de soi, sans crainte, sans désir, drapée de sérénité. Impossible de dissocier ses pensées de son apparence extérieure. Le galbe de son poignet, le ton paisible de sa voix, l’éclat de ses yeux, les lignes de son corps, s’harmonisaient avec ses paroles graves et douces, comme les accords qui accompagnent et soutiennent la voix du chanteur. Son influence ne pouvait se raisonner ni se discuter, mais on l’éprouvait avec bonheur et gratitude. Will, devant elle, retrouvait quelque chose de son enfance, et la pensée de Marjory prit place dans son âme parmi celles de l’aurore, de l’eau courante, des premières violettes et des lilas. C’est le propre de ce que l’on voit pour la première fois, ou que l’on retrouve après un long intervalle, comme les fleurs au printemps, de réveiller en nous l’acuité des sens et cette impression vitale de mystérieuse nouveauté qui autrement s’abolit avec la venue de l’âge ; — mais c’est la vue d’un visage aimé qui renouvelle de fond en comble notre personnalité.

Un jour après dîner, Will s’en alla faire un tour sous les sapins ; une béatitude grave le possédait de pied en cap, et tout en marchant il souriait au paysage et à lui-même. La rivière coulait avec un joyeux murmure entre les pierres du gué ; un oiseau chantait dans le bois ; les montagnes paraissaient démesurément hautes ; il leur jetait de temps en temps un coup d’œil et croyait les voir suivre ses mouvements avec une curiosité aussi bienveillante que vénérable. Ses pas le conduisirent à l’éminence d’où l’on apercevait la plaine. Il s’y assit sur une pierre et s’enfonça dans une méditation délicieuse.

La plaine s’étalait au loin avec ses cités et sa rivière d’argent ; tout dormait, à part un grand tourbillon d’oiseaux qui s’élevaient et s’abaissaient et giroyaient dans l’air bleu, indéfiniment. Il prononça tout haut le nom de Marjory, dont les syllabes ravirent son oreille. Il ferma les yeux, et l’image de Marjory surgit devant lui, lumineuse et douce et accompagnée de suaves pensées. Ah ! la rivière pouvait couler à jamais, les oiseaux voler toujours plus haut, jusqu’aux étoiles. Tout cela, il le voyait bien, n’était qu’agitation vaine ; car, sans faire un pas et en attendant avec patience dans le creux de sa vallée natale, lui aussi avait rencontré la lumière bienheureuse.

Le lendemain, à table, tandis que le pasteur bourrait sa pipe, Will fit une sorte de déclaration.

— Mademoiselle Marjory, dit-il, je n’ai jamais aimé personne autant que vous. Je suis un homme assez froid et peu communicatif, non par manque de cœur, mais par une anomalie dans ma façon de penser ; et tout le monde me paraît étranger. C’est comme s’il existait autour de moi un cercle qui me sépare de chacun, sauf de vous : j’entends bien les autres parler et rire, mais vous, vous êtes toute proche… Est-ce que cela vous déplaît ?

Marjory ne répondit rien.

— Parlez, ma fille, dit l’ecclésiastique.

— Non, pasteur, reprit Will, ne l’influençons pas. Je me sens moi-même la langue liée, contre mon habitude ; et Marjory n’est qu’une femme, et encore presque une enfant. Mais, pour ma part, autant que je puis comprendre ce que signifie le mot, il me semble que je suis amoureux d’elle. Je ne veux pas trop m’avancer, car je puis me tromper ; mais voilà, je pense, où j’en suis. Et si Mlle Marjory a, de son côté, d’autres sentiments, je la prierai de vouloir bien nous le signifier.

Marjory resta silencieuse, comme si elle n’avait pas entendu.

— Qu’en dites-vous, pasteur ? demanda Will.

— Ma fille doit parler, répondit l’ecclésiastique, en posant sa pipe. Notre voisin ici présent dit qu’il vous aime, Madge. L’aimez-vous, oui ou non ?

— Je crois que oui, dit Marjory, d’une voix faible.

— Eh bien alors, tout est pour le mieux ! s’écria Will, chaleureusement. Et il prit la main de Marjory par-dessus la table, et la garda un moment dans les siennes avec un parfait bonheur.

— Il faudra vous marier, remarqua le pasteur, en remettant sa pipe à la bouche.

— Est-ce vraiment ce qu’il convient de faire, à votre avis ? demanda Will.

— C’est indispensable.

— Très bien, dit le soupirant.

Deux ou trois jours se passèrent en grande joie pour Will, bien qu’un observateur ne s’en fût guère douté. Il continuait à prendre ses repas en face de Marjory, à causer avec elle et la contempler en présence de son père ; mais il ne tenta point de la voir seule à seule, ni ne modifia en rien sa conduite avec elle et demeura tel qu’il était depuis le début.

La jeune fille fut peut-être un peu déçue, et peut-être avec raison ; mais s’il lui eût suffi de figurer dans toutes les pensées d’un autre, et par là d’envahir et altérer sa vie entière, elle avait de quoi être entièrement satisfaite. Car pas une minute elle n’était absente de l’esprit de Will. Il s’asseyait au bord de la rivière, à considérer le remous et les évolutions des poissons et les roseaux ondulants ; il errait seul sous le crépuscule violet, tandis que les merles sifflaient autour de lui dans les bois ; le matin, il se levait tôt pour voir le ciel passer du gris au vermeil et la lumière jaillir sur les cimes ; et tout le temps il ne cessait de se demander s’il n’avait jamais vu ces choses, ou comment il se faisait que leur aspect actuel fut si différent. Le tic-tac de son moulin, le bruit du vent parmi les arbres, l’ébahissaient et le charmaient. Les pensées les plus enchanteresses se présentaient spontanément à son esprit. Il était si heureux qu’il n’en dormait plus, et si inquiet qu’il ne pouvait tenir en place lorsqu’il n’était pas avec elle. Et néanmoins on eût dit qu’il l’évitait, au lieu de la rechercher.

Un jour, comme il rentrait d’une longue promenade, Will trouva Marjory en train de cueillir des fleurs dans le jardin. Arrivé à sa hauteur, il ralentit le pas et continua de marcher à son côté.

— Vous aimez les fleurs ? demanda-t-il.

— Oui, je les aime beaucoup, répondit Marjory. Et vous ?

— Ma foi non, pas tellement. Ce n’est pas grand-chose, après tout. J’admets volontiers qu’on ait du goût pour elles, mais pas en les traitant comme vous faites ici.

— Qu’est-ce que je fais ? interrogea-t-elle en s’arrêtant et levant les yeux vers lui.

— Vous les cueillez. Elles sont beaucoup mieux à leur place, et y font plus bel effet, si vous voulez savoir.

— Je veux les avoir à moi, répliqua-t-elle, les emporter sur mon cœur et les garder dans ma chambre. Cela me tente, de les voir pousser. Elles semblent me dire : Allons, faites quelque chose de nous… Mais dès que je les ai cueillies et que je les tiens, le charme est rompu et je les regarde sans désir.

— Vous voulez les posséder, reprit Will, afin de n’y plus penser. C’est un peu comme de tuer la poule aux œufs d’or. C’est un peu comme ce que je voulais faire quand j’étais petit. Car j’aimais beaucoup à regarder la plaine, d’ici, et je souhaitais descendre jusqu’à son niveau, — où je ne l’aurais plus vue. N’était-ce pas bien raisonné ? Mon amie, si les gens y réfléchissaient, tous feraient comme moi ; et vous laisseriez les fleurs tranquilles, tout comme je reste dans la montagne.

Mais soudain il s’interrompit : « Seigneur ! » s’écria-t-il. Et comme elle lui demandait ce qu’il avait, il éluda la question et rentra chez lui portant sur son visage une expression presque amusée.

Il fut silencieux à table ; et après la tombée de la nuit et l’apparition des étoiles, il se promena de long en large durant des heures et d’un pas inégal dans la cour et le jardin. Il y avait encore de la lumière dans la chambre de Marjory, dont la fenêtre découpait un petit carré long d’orangé dans un paysage de montagnes bleu foncé et de clair d’étoiles d’argent.

L’imagination de Will divagua beaucoup à propos de cette fenêtre ; mais ses pensées n’étaient pas d’un amoureux. « La voilà dans sa chambre, songeait-il, et voilà le ciel éclairé, là-haut : bénédiction sur l’un et l’autre ! » L’un et l’autre avaient sur sa vie une heureuse influence ; l’un et l’autre lui donnaient apaisement, réconfort, et entière satisfaction du monde. Que pouvait-il leur demander de plus ?

Le jeune homme gras et la conversation qu’il avait eue avec lui revinrent à sa mémoire, au point qu’il rejeta la tête en arrière et, se faisant un porte-voix de ses mains, poussa des appels vers les cieux innombrables. Soit à cause de la position de sa tête, ou bien par suite de l’effort qu’il fit, il lui sembla voir se trémousser les étoiles et une traînée de lumière givrée passer de l’une à l’autre tout autour du ciel. En même temps, un coin du rideau se souleva, pour retomber aussitôt.

Will eut un éclat de rire. « L’un et l’autre ! pensa-t-il. Les étoiles se trémoussent et le rideau se soulève. Allons, je suis devant Dieu un grand magicien ! En vérité, si j’étais un sot, ne serais-je pas en bonne voie ? » et il alla se coucher, ricanant tout bas : « Oui, si j’étais un sot ! »

Le lendemain matin, de très bonne heure, il la revit dans le jardin et s’en fut à sa rencontre.

— J’avais songé à me marier, commença-t-il à brûle-pourpoint ; mais, toute réflexion faite, j’ai conclu que ce n’était pas la peine.

Elle ne lui jeta qu’un bref regard ; mais son aspect de radieuse candeur eût, en l’occurrence, intimidé un ange, et elle abaissa aussitôt les yeux vers le sol sans rien dire. Il la vit frissonner.

— J’espère que cela ne vous déplaît pas, poursuivit-il, un peu troublé. Il ne faut pas. J’ai bien réfléchi et, sur mon âme, la chose est sans intérêt. Nous n’en serions pas du tout plus proches que nous ne sommes à cette heure, ni même, si j’y vois clair, aussi heureux.

— Inutile d’user de circonlocutions avec moi, dit-elle. Je me souviens fort bien que vous avez refusé de vous trop avancer ; et je vois à présent que vous vous trompiez et qu’en réalité vous ne vous êtes jamais soucié de moi ; je regrette seulement d’avoir été ainsi dupée.

— Je vous demande pardon, dit Will avec force, vous ne comprenez pas ce que je veux dire. Quant à savoir si je vous ai aimée ou non, je laisse la question à d’autres. Sauf en un point, mes sentiments n’ont pas changé ; et par ailleurs, vous pouvez vous vanter d’avoir modifié du tout au tout ma vie et ma personnalité. Je le dis littéralement. Je ne crois pas que ce soit la peine de nous marier. Je préférerais vous voir continuer à vivre avec votre père, de façon à ce que je puisse aller vous rendre visite une fois ou deux par semaine, comme on va à l’église, et entre temps nous serions très heureux l’un et l’autre. Telle est mon idée… D’ailleurs, je vous épouserai si vous y tenez.

— Savez-vous bien que vous m’outragez ? s’exclama-t-elle.

— Non pas, Marjory, non pas, si une conscience pure n’est pas un vain mot. Je vous offre de tout mon cœur une affection parfaite. Vous pouvez la prendre ou la laisser, quoique je soupçonne qu’il est au-delà de votre pouvoir ou du mien de changer ce qui existe et de me libérer l’esprit. Je vous épouserai, si vous voulez ; mais je le répète, ce n’est pas la peine, et il vaut mieux que nous restions bons amis. Bien que je sois un homme paisible, j’ai vu beaucoup de choses dans ma vie. Fiez-vous-en à moi et acceptez ce que je vous propose ; ou sinon, dites-le, et je vous épouse sur-le-champ.

Il y eut un silence prolongé, et Will, qui commençait à se sentir mal à l’aise, s’irrita en conséquence.

— On dirait que vous êtes trop fière pour dire ce que vous en pensez, reprit-il. Croyez-moi, c’est regrettable. S’expliquer franchement simplifie la vie. Un homme peut-il être plus loyal envers une femme que je ne l’ai été avec vous ? J’ai dit ma pensée, et vous laisse le choix. Voulez-vous que je vous épouse ? ou voulez-vous, comme je le crois préférable, accepter mon amitié ? ou en avez-vous assez de moi définitivement ? Dites-le, pour l’amour de Dieu ! Votre père, vous le savez, vous a dit qu’une jeune fille doit donner son avis sur ces matières.

À ces mots, elle sembla se ressaisir, s’éloigna sans un mot, traversa rapidement le jardin et disparut dans la maison laissant Will assez penaud de ce dénouement. Il se mit à arpenter le jardin, en sifflotant. Parfois il s’arrêtait et contemplait le ciel et les sommets ; parfois il descendait jusqu’à l’extrémité du barrage et s’y asseyait, à regarder stupidement couler l’eau. Tout ce tracas et cette perplexité étaient si étrangers à son caractère et à la vie qu’il s’était délibérément choisie, qu’il commença de regretter la venue de Marjory. « Après tout, songeait-il, j’étais aussi heureux qu’on peut l’être. Je pouvais venir ici regarder mes poissons tout le long du jour si je le désirais ; j’étais aussi stable et satisfait que mon vieux moulin. »

Marjory descendit pour dîner, l’air très calme et réservé ; et ils ne furent pas plus tôt attablés tous les trois que, les yeux fixés sur son assiette, mais sans laisser voir d’autre signe d’embarras ou de tristesse, elle tint ce discours à son père :

— Père, M. Will et moi avons examiné les choses. Nous reconnaissons que nous nous sommes tous deux mépris sur la nature de nos sentiments, et il consent, sur ma proposition, à abandonner toute idée de mariage et à n’être plus rien que mon excellent ami, comme par le passé. Vous le voyez, il n’y a pas entre nous l’ombre de querelle, et j’espère que nous le verrons souvent à l’avenir, car il sera toujours le bienvenu chez nous. C’est naturellement à vous de décider, père, mais peut-être ferions-nous mieux de quitter la maison de M. Will. Je crois, après ce qui s’est passé, que nous ne serions pas des hôtes bien agréables ces jours-ci.

Will qui s’était dès l’abord contenu avec difficulté, fit entendre, à ces derniers mots, un son inarticulé et leva le bras d’un air véritablement malheureux, comme s’il allait interrompre et contredire Marjory. Mais elle l’en empêcha par un simple coup d’œil, qu’elle lui lança d’un air irrité, en disant :

— Vous aurez, j’espère, l’obligeance de me laisser expliquer l’affaire moi-même.

Will fut absolument décontenancé par son expression et par le ton de sa voix. Il se tint tranquille et conclut qu’il y avait en cette jeune fille des choses dépassant sa compréhension, ce qui était tout à fait exact.

Le pauvre pasteur restait la tête basse. Il tenta de démontrer qu’il s’agissait d’une simple pique d’amoureux et qu’il n’en serait plus question avant le soir ; et quand il fut délogé de cette position, il s’efforça de soutenir que là où il n’y a pas de différend, il n’y a nulle nécessité de séparation ; car le bonhomme aimait à la fois son confort et son hôte.

C’était un spectacle curieux de voir la jeune fille les mener tous deux, sans presque rien dire, sinon très calmement, et malgré cela, en venir à ses fins et les conduire où elle voulait, grâce à son tact féminin et par des généralités. On eût dit qu’elle n’avait rien fait, — on eût dit que les choses s’étaient simplement rencontrées ainsi, — lorsque son père et elle partirent l’après-midi même, dans une carriole de paysan, et descendirent la vallée jusqu’à un autre hameau pour y attendre que leur maison fût en état de les recevoir.

Mais Will avait observé de près la jeune fille, dont l’adresse et la résolution ne lui échappaient point. En se retrouvant seul, il eut à ruminer divers sujets curieux. Il était fort triste et esseulé, pour commencer. Tout attrait avait disparu de sa vie, et il avait beau regarder les étoiles indéfiniment, il ne trouvait en elles ni appui ni réconfort. Ensuite c’était un tourbillon dans son esprit, au souvenir de Marjory. La conduite de celle-ci l’avait stupéfié et irrité, et néanmoins il ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Certes, un bel ange pervers se révélait dans l’âme paisible qu’il n’avait pas soupçonnée jusqu’alors ; mais cette âme, dont l’influence cadrait si mal avec la sérénité voulue de sa vie, il ne pouvait s’empêcher de désirer sa possession avec ardeur. Tel celui qui a vécu parmi les ombres et qu’éblouit soudain le soleil, il souffrait et jouissait à la fois.

À mesure que les jours s’écoulaient, il passait d’un extrême à l’autre : se félicitant de sa vigoureuse détermination, puis bafouant sa timorée et sotte prévoyance. De ces deux points de vue, le premier était peut-être le plus vrai selon son cœur et répondait au cours normal de sa pensée ; mais le second se faisait jour de temps à autre avec une violence incoercible. Il perdait alors tout respect humain, et ne faisait plus que monter et descendre par la maison et le jardin, ou se promener dans la sapinière, comme un homme affolé de remords.

Will, avec son esprit égal et pondéré, trouvait cet état de choses insupportable ; il résolut d’y mettre fin à tout prix. Donc, par une chaude après-dînée d’été, il revêtit ses plus beaux habits, empoigna son bâton d’épine, et descendit la vallée, au long de la rivière. À peine eut-il pris cette détermination, qu’il recouvra toute sa sérénité habituelle et qu’il s’intéressa au temps radieux et aux paysages variés, sans aucun mélange d’inquiétude ou d’impatience désagréable. De quelque façon que l’affaire tournât, c’était à peu près la même chose pour lui. Si elle consentait, il lui faudrait l’épouser, cette fois, et tout serait pour le mieux, peut-être. Si elle refusait, il n’aurait rien à se reprocher, et pourrait à l’avenir suivre sa voix propre, en tout repos de conscience. Il espérait, en somme, qu’elle refuserait ; mais lorsqu’il revit entre les saules, à un tournant de la rivière, le toit roux qui l’abritait, il fut à demi tenté de faire le souhait opposé, et plus qu’à demi honteux de se voir aussi peu ferme dans ses résolutions.

Marjory eut l’air contente de le voir et lui tendit aussitôt la main sans affectation.

— J’ai réfléchi à ce mariage, commença-t-il.

— Moi aussi, répondit-elle. Et j’admire de plus en plus votre sagesse. Vous me comprenez mieux que je ne me comprends ; et me voilà tout à fait persuadée que les choses sont très bien comme elles sont.

— Toutefois… hasarda Will.

— Vous devez être fatigué, interrompit-elle. Prenez un siège et acceptez un verre de vin. L’après-midi est très chaud ; je tiens à ce que vous ne soyez pas mécontent de votre visite. Il vous faut venir souvent ; une fois par semaine, si cela vous arrange ; j’ai toujours grand plaisir à voir mes amis.

— Oh oh ! cela va bien, se dit Will à part. Je vois que j’avais raison, après tout.

Et il fit une très agréable visite, retourna chez lui en excellentes dispositions et ne se préoccupa plus de l’affaire.

Pendant près de trois ans, Will et Marjory demeurèrent sur ce pied, se voyant une ou deux fois la semaine sans qu’il y eût une parole d’amour prononcée ; et tout ce temps Will fut, je crois, aussi heureux que possible. Il restreignait un peu son plaisir de la voir ; et souvent il-allait se promener jusqu’à mi-chemin de la cure et s’en retournait, comme pour se mettre en appétit. Car il y avait sur la route un tournant d’où il pouvait voir le clocher de l’église encadré dans une ouverture de la vallée, entre des pentes de sapins, avec un bout de plaine en guise de fond. Il affectionnait beaucoup cet endroit et s’y asseyait pour moraliser avant de retourner chez lui. Les paysans s’habituèrent si bien à le rencontrer là vers le crépuscule, qu’ils appelèrent l’endroit : « le tournant de Will du moulin ».

Au bout des trois ans, Marjory lui joua le mauvais tour d’épouser, sans crier gare, quelqu’un d’autre. Will supporta le coup en brave, et remarqua simplement que, pour si peu « qu’il connût les femmes, il avait agi en toute prudence, de ne l’épouser point, trois ans plus tôt. Évidemment elle se connaissait fort peu i elle-même et, en dépit d’apparences trompeuses, elle était aussi légère et volage que les autres. Il pouvait se vanter de l’avoir échappé belle, disait-il ; et il prit en conséquence une plus haute opinion de sa sagesse. Mais au fond du cœur il fut passablement contrit, se rongea de mélancolie durant un mois ou deux, et perdit de son embonpoint, ce qui étonna ses serviteurs.

Ce fut environ un an après ce mariage que Will fut réveillé au milieu de la nuit par un galop de cheval sur la route, que suivirent des coups précipités à la porte de l’auberge. Il ouvrit sa fenêtre et vit un garçon de ferme, monté et tenant un second cheval par la bride. Cet homme le pria de venir avec lui en toute hâte, car Marjory se mourait et désirait instamment le voir à son chevet. Will était mauvais cavalier et fit le trajet si lentement que la pauvre jeune dame était bien proche de sa fin lorsqu’il arriva. Mais ils purent s’entretenir quelques minutes en particulier, et il fut présent et versa des larmes amères lorsqu’elle rendit le dernier soupir.


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