Woodstock/Chapitre I

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Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 19-31).


WOODSTOCK

ou
LE CAVALIER,
HISTOIRE DE L’ANNÉE 1652.



CHAPITRE PREMIER.

LE SERMON.


Quelques uns sont pour les ministres de l’Évangile ; d’autres pour des laïques en habits rouges, comme gens plus propres à annoncer la parole et à manier l’un et l’autre glaive.
Butler. Hudibras.


Il y a une belle église paroissiale dans la ville de Woodstock[1]… m’a-t-on dit, car je ne l’ai jamais vue, ayant à peine eu le temps, quand j’y allai, de visiter le magnifique château de Blenheim, ses salles ornées de peintures, ses appartements décorés de tapisseries, et de retourner à temps pour dîner en compagnie avec mon savant ami, le prévôt de… C’était une de ces occasions où un homme se fait le plus grand tort à lui-même, s’il permet à sa curiosité de l’emporter sur sa ponctualité. Je me suis fait décrire, dans le plus grand détail, ladite église, quand je pensai à cet ouvrage ; mais ayant quelque raison de douter que la personne qui me donna tous ces renseignements en ait même vu seulement l’extérieur, je me contenterai de dire que c’est maintenant un bel édifice, qui fut reconstruit en grande partie il y a quarante ou cinquante ans, mais où l’on voit encore quelques arcades de l’ancienne chantrerie, bâtie, dit-on, par le roi Jean. C’est à cette partie plus ancienne du bâtiment que mon histoire se rapporte.

Un matin de la fin de septembre ou du commencement d’octobre de l’année 1652, jour fixé pour rendre de solennelles actions de grâces au sujet de la victoire décisive de Worcester[2], un auditoire nombreux était rassemblé dans l’ancienne chantrerie, ou chapelle du roi Jean. L’état de l’église et l’aspect de l’auditoire attestaient suffisamment les fureurs de la guerre civile et l’esprit particulier du temps. Le saint édifice présentait de nombreuses marques de dévastation. Les fenêtres, autrefois garnies de vitraux peints, avaient été brisées à coups de lance et de mousquet, comme ayant appartenu et servi à un culte idolâtre. Les sculptures de la chaire étaient endommagées, et deux belles balustrades en magnifique bois de chêne ciselé avaient été détruites par la même raison. Le maître-autel avait été renversé ; les grilles dorées qui l’entouraient avaient été brisées et emportées. Les statues de plusieurs tombes étaient mutilées, et les débris en étaient répandus çà et là à travers l’église :

À leur niche enlevés, indigne récompense
De leurs sages conseils, de leur haute vaillance.

Le vent d’automne soufflait à travers les bas-côtés ou ailes désertes de l’église ; des restes de pieux, de traverses de bois grossièrement taillées, une quantité de foin épars et de paille foulée aux pieds, semblaient indiquer que la maison du Seigneur avait servi récemment de quartier à un corps de cavalerie.

L’auditoire, comme l’édifice, avait un aspect triste et désolé. On ne voyait alors dans leurs bancs sculptés aucun des anciens fidèles, habitués de la paroisse dans des temps pacifiques, la main appuyée sur le front, se recueillant pour prier où leurs pères avaient prié, et suivant les mêmes formes de culte. Les yeux du fermier et du paysan cherchaient en vain la taille gigantesque de sir Henri Lee de Dichtley, qui autrefois, enveloppé dans un manteau galonné, la barbe et les moustaches frisées avec soin, s’avançait lentement dans la nef, suivi de son fidèle dogue ou chien de chasse dont la fidélité avait jadis sauvé la vie à son maître, et qui ne manquait jamais de l’accompagner à l’église. Bevis méritait qu’on lui fît l’application du proverbe : « C’est un bon chien que celui qui va à l’église ; » car, comprimant l’envie qui lui venait quelquefois de joindre sa voix à celle de la congrégation, il se conduisait aussi décemment qu’aucun des assistants, et s’en retournait plus édifié peut-être que beaucoup d’entre eux. C’était en vain aussi que les jeunes filles de Woodstock cherchaient les manteaux galonnés, les éperons retentissants, les bottes tailladées, les hauts plumets des jeunes cavaliers de cette maison distinguée, et de plusieurs autres. Elles ne les voyaient plus, comme autrefois, parcourir les rues et le cimetière avec cette aisance insouciante qui peut-être n’indique qu’une présomption excessive, et qui pourtant ne manque pas de grâce quand elle est jointe à la bonne humeur et à la courtoisie. Où étaient les bonnes vieilles dames aussi, avec leurs coiffes blanches, leurs robes de velours noir… et leurs filles,

Astres brillants qui fixaient tous les yeux[3] !

Où étaient-elles maintenant, celles qui, lorsqu’elles entraient dans l’église, avaient coutume de partager avec le ciel les pensées des hommes ? « Mais, hélas ! Alice Lee, si douce, si séduisante, si aimable et si bonne (ainsi parle un chroniqueur contemporain dont nous avons déchiffré le manuscrit), pourquoi ne puis-je rappeler que ta grandeur déchue ? Pourquoi ne remonterais-je pas plutôt à cette époque où, quand tu descendais de ton palefroi, tu attirais sur toi autant d’yeux qu’un ange descendu du ciel… autant de bénédictions qu’un de ces êtres bienfaisants apportant à la terre les plus heureuses nouvelles ? Tu n’étais pas une créature inventée par l’imagination capricieuse d’un romancier… un être fantastique composé de perfections incompatibles… les qualités t’ont gagné mon affection… et tes défauts, si tu en avais, t’ont rendue encore plus aimable à mes yeux. »

Avec la maison de Lee, d’autres familles d’une origine illustre et d’un rang distingué avaient disparu de la chapelle du roi Jean… les Freemantle, les Winkle Combel, les Drycott, et d’autres encore… car l’air qu’on respirait aux environs des tours d’Oxford était défavorable à la propagation du puritanisme qui s’était répandu davantage dans les comtés limitrophes. Néanmoins, dans la congrégation on remarquait, à leur extérieur et à leurs manières, deux ou trois personnes qui ressemblaient à des gentilshommes campagnards, considérables par leur rang ; il s’y trouvait aussi quelques uns des notables de la ville de Woodstock, principalement des couteliers et des gantiers, à qui leur talent à travailler l’acier ou la peau avait donné de l’aisance. Ces dignitaires portaient de longs manteaux noirs, plissés autour du cou, et comme des bourgeois patriotes, à leurs ceintures, au lieu de poignard ou d’épée, leur bible ou leur livre-memorandum.

Cette partie respectable, mais peu nombreuse de l’auditoire, était composée de citoyens estimables qui avaient renoncé à la hiérarchie et à la liturgie de l’Église anglicane, pour embrasser le culte presbytérien, et qui vivaient sous le gouvernement religieux du révérend Nehemiah Holdenough, qui s’était acquis quelque célébrité par la longueur et l’éloquence de ses sermons. À côté de ces graves personnes étaient assises leurs pieuses épouses, en manchettes et gorgerettes, ressemblant à ces portraits qui, dans les catalogues des peintres, sont désignés comme : « Femme d’un bourgmestre. » Auprès d’elles on voyait leurs jolies filles qui, comme le médecin de Chaucer, n’étudiaient pas exclusivement la bible, mais qui, toutes les fois qu’un de leurs regards pouvait échapper à la surveillance de leurs vénérables mères, étaient distraites elles-mêmes, et un sujet de distraction pour les autres.

Indépendamment de ces personnes recommandables, il y avait dans l’église une nombreuse réunion de personnes appartenant à d’autres classes, attirées, quelques unes par la curiosité, mais la plupart artisans grossiers, égarés dans le labyrinthe des discussions théologiques de l’époque, et d’autant de sectes différentes qu’il y a de couleurs dans l’arc-en-ciel. La présomption de ces doctes Thébains[4] était en proportion avec leur ignorance, c’est-à-dire que l’une et l’autre étaient extrêmes. Leur conduite dans l’église n’était rien moins que respectueuse et édifiante. La plupart affectaient un mépris cynique pour tout ce qui n’était sacré que par une sanction humaine ; et pour ces hommes, l’église n’était qu’une maison surmontée d’un clocher ; le ministre, qu’une personne ordinaire ; ses instructions, une nourriture grossière et insipide, indigne du palais délicat des saints ; la prière, une invocation au ciel, à laquelle chacun se joignait, selon que les lumières de la raison le lui faisaient trouver convenable ou non.

Les plus âgés étaient assis ou debout dans leurs bancs, leurs chapeaux en forme de clocher enfoncés sur leurs fronts sévères et renfrognés, attendant le ministre presbytérien, comme des dogues silencieux attendent le taureau qu’on va attacher au poteau. Les plus jeunes mêlaient à leurs hérésies plus d’audace et de licence dans leurs manières ; ils lorgnaient les femmes tour à tour, bâillaient, toussaient, causaient à demi-voix, mangeaient des pommes, cassaient des noix, comme des spectateurs dans la galerie d’un théâtre avant que la pièce commence.

La congrégation se composait encore de quelques soldats, les uns en corselet et le casque d’acier sur la tête ; les autres en justaucorps de buffle ; d’autres enfin en habits rouges. Ces hommes de guerre portaient en bandoulière des munitions, et s’appuyaient sur leurs hallebardes ou leurs mousquets. Eux aussi avaient leur doctrine particulière sur les points les plus épineux de la religion, et joignaient l’enthousiasme le plus extravagant au courage le plus déterminé sur un champ de bataille. Les bourgeois de Woodstock regardaient ces saints militaires avec crainte et respect ; car bien qu’ils ne se fussent pas souvent souillés par des actes de pillage et de cruauté, cependant il ne dépendait que d’eux d’en commettre, et les citoyens pacifiques n’avaient d’autre alternative que de se soumettre à tout ce qu’avait suggéré à leurs guides militaires une imagination enthousiaste et déréglée.

Après s’être fait attendre pendant quelque temps, M. Holdenough s’avança à travers les ailes de la chapelle, non avec cette démarche lente et majestueuse avec laquelle le docteur Rochecliffe avait coutume de rehausser la dignité du surplis, mais d’un pas précipité, comme quelqu’un qui arrive trop tard à un rendez-vous, et qui se hâte pour se faire attendre le moins possible. C’était un homme grand et maigre, au teint hâlé, dont l’œil vif indiquait un caractère assez irascible. Son habit n’était pas noir, mais d’une couleur brune ; et par dessus ses autres vêtements, il portait en l’honneur de Calvin un manteau de Genève, de couleur bleue, qui tombait de dessus ses épaules, pendant qu’il se hâtait d’arriver à la chaire. Ses cheveux étaient coupés aussi ras que possible, et couverts d’une calotte de soie noire, si bien collée à sa tête, que les deux oreilles sortaient de chaque côté comme deux anses à l’aide desquelles on aurait pu enlever toute la personne. Le digne ministre n’en portait pas moins une longue barbe grise et pointue ; il avait des lunettes, et tenait à la main une petite bible de poche avec un fermoir d’argent. Arrivé à la chaire, il s’arrêta un moment pour respirer, et ensuite monta les marches deux à deux.

Mais il fut arrêté par une main vigoureuse qui saisit son manteau : c’était celle d’un soldat qui s’était détaché de la petite troupe stationnée dans l’église. Il était robuste, de taille moyenne, l’œil brillant, et d’une physionomie qui, bien qu’elle n eût rien d’extraordinaire, attirait néanmoins l’attention. Son costume, quoique pas entièrement militaire, l’était en partie. Il portait un large pantalon de cuir de veau ; à sa gauche était suspendu un tuck[5], comme on disait alors, ou rapière d’une longueur effrayante, et parallèlement, à sa droite, une dague. Le ceinturon était de maroquin et garni de pistolets.

Le ministre, ainsi arrêté dans l’exercice de ses fonctions, se retourna vers celui qui l’avait saisi, et lui demanda d’un ton qui n’était pas fort amical le motif de cette interruption.

« L’ami, répondit l’audacieux soldat, te proposes-tu de prêcher à ces braves gens ? — Sans doute, répliqua le ministre, et c’est mon devoir. Malheur à moi si je n’annonçais pas la parole de l’Évangile ! Mais, je t’en prie, ne m’empêche pas de remplir mes obligations. — Ce n’est point mon intention, mais j’ai moi-même la pensée de prêcher ; ainsi, retire-toi, ou, si tu veux suivre mes conseils, reste dans l’auditoire, et nourris-toi avec ces pauvres oisons, des miettes de la doctrine salutaire que je vais leur donner. — Retire-toi, homme de Satan, » s’écria Holdenough hors de lui-même ; « respecte mon caractère… mon habit. — Je ne vois rien, dans la coupe ou l’étoffe de ton habit, qui exige plus de respect de ma part que tu n’en as eu toi-même pour le rochet de l’évêque. Lui était habillé de noir et de blanc, et toi tu l’es de brun et de bleu. Vous êtes tous des chiens couchants, rampants, aimant à dormir ; des bergers qui affament le troupeau, mais qui ne veillent point sur lui ; vous n’avez d’yeux que pour votre intérêt personnel… Eh bien !… »

Ces scènes indécentes étaient si communes à cette époque, que personne ne songea à intervenir pour mettre fin à la querelle ; la congrégation regardait en silence ; la classe supérieure était scandalisée, et parmi la classe inférieure, les uns riaient, d’autres soutenaient ou le soldat ou le ministre, chacun selon son goût. Cependant, comme le débat s’animait, M. Holdenough[6] demanda du secours à grands cris.

« Monsieur le maire de Woodstock, disait-il, serez-vous un de ces magistrats maudits qui ne portent l’épée que par forme ?… Citoyens, ne soutiendrez-vous pas votre pasteur ?… Digne alderman, me verrez-vous étrangler sur les marches de la chaire, par cet homme habillé de buffle, cet homme de Bélial ?… Mais non ! je le vaincrai, je briserai les liens dont il m’enchaîne. »

Holdenough, en parlant ainsi, se débattait pour monter les marches, saisissant la rampe de toutes ses forces. Son ennemi le retenait toujours par le pan de son manteau, qui serrait si étroitement le cou du prédicateur, qu’il prononça ces derniers mots d’une voix à demi étouffée. Mais M. Holdenough détacha si adroitement le cordon qui fixait son manteau autour de son cou, que le vêtement céda sur-le-champ, et le soldat tomba à la renverse au bas de l’escalier. Le ministre, délivré, s’élança dans sa chaire et entonna un cantique de triomphe pour célébrer la victoire qu’il venait de remporter sur son adversaire en l’étendant à terre. Mais un grand tumulte qui s’éleva dans l’église troubla la joie de sa victoire, et quoique lui et son clerc continuassent à chanter l’hymne d’allégresse, leurs voix ne se faisaient entendre que par intervalle, comme le sifflement du courlieu pendant les mugissements de l’orage.

Voici la cause de ce tumulte : le maire était un presbytérien zélé, et dès le commencement il avait vu l’audacieuse tentative du soldat avec la plus grande indignation, quoiqu’il hésitât à prendre parti contre lui tant qu’il le vit sur ses jambes, et en état d’opposer de la résistance. Mais il n’aperçut pas plutôt le champion de l’indépendance renversé sur le dos, le manteau de guerre du prédicateur flottant dans sa main, que, magistrat intrépide, il s’élança en criant que tant d’insolence ne pouvait être tolérée, et il ordonna à ses constables de saisir le soldat, ajoutant dans un sublime transport d’indignation : Je ferai arrêter de pareilles gens jusqu’au dernier… Oui je le ferai arrêter, fût-ce Noll Cromwell lui-même[7]. »

L’indignation du digne maître[8] avait étouffé sa raison quand il fit entendre cette menace inopportune ; car trois soldats qui jusque là étaient restés immobiles firent un pas en avant et se trouvèrent entre les officiers municipaux et le soldat qui se relevait. Faisant alors le mouvement pour poser les armes, conformément à la manœuvre alors en usage, les crosses de leurs mousquets tombèrent brusquement sur les dalles de l’église, à un pouce des pieds goutteux du maire. L’intrépide magistrat, ainsi interrompu dans ses efforts pour rétablir l’ordre, jeta sur ses partisans un regard qui indiquait suffisamment que la force n’était pas de son côté. Tous avaient battu en retraite, et il fut réduit à s’abaisser à une explication.

« Que voulez-vous, mes maîtres ? dit-il. Convient-il à de braves soldats, et qui craignent Dieu, à des soldats qui ont bien mérité de la patrie, d’exciter le désordre et la confusion dans une église, de se déclarer les soutiens, les défenseurs d’un profane, qui, un jour d’actions de grâces solennelles, exclut le ministre de sa chaire ? — Nous n’avons rien à démêler avec ton église, comme tu l’appelles, » répondit un militaire, qu’à une petite plume placée sur le devant de son morion on pouvait reconnaître pour le caporal du détachement. « Nous ne voyons pas pourquoi les hommes inspirés par la Divinité ne seraient pas entendus dans les citadelles de la superstition aussi bien que ceux qui autrefois portaient des soutanes et qui ont pris aujourd’hui le manteau. Nous jetterons donc ce Jack-Presbyter en bas de sa guérite de bois : notre sentinelle le relèvera de garde, montera à sa place, criera sans se ménager. — Eh bien ! messieurs, si telle est votre intention, dit le maire, il serait inutile de vous en empêcher, nous qui ne sommes, comme vous le voyez, que de paisibles bourgeois. Mais laissez-moi d’abord parler à ce digne ministre Nehemiah Holdenough, pour l’engager à vous céder la place pour le moment, sans plus de scandale. »

Le pacifique magistrat interrompit les chants de maître Holdenough et de son clerc, et les pria tous deux de se retirer, pour éviter qu’on n’employât la violence.

« La violence, » répondit le ministre presbytérien avec mépris ; « elle n’est pas à craindre chez des hommes qui n’osent pas témoigner contre cette profanation scandaleuse de l’Église et cette audacieuse prétention de l’hérésie. Vos voisins de Banbury souffriraient-ils une telle insolence ? — Allons, allons, monsieur Holdenough, reprit le maire, ne provoquez pas une émeute, et ne nous réduisez pas à crier aux bâtons[9]. Je vous le dis encore une fois, nous ne sommes pas des hommes de guerre, et n’aimons pas le sang. — Vous n’en avez pas autant qu’on en pourrait faire sortir avec la pointe d’une épingle, » répondit le prédicateur avec dédain. « Vous, tailleur de Woodstock[10] ; car, qu’est-ce qu’un gantier, sinon un tailleur qui travaille en peau ?… Je vous pardonne par pitié pour la faiblesse de votre cœur et de vos mains ; et je chercherai ailleurs un troupeau qui n’abandonnera pas son berger lorsqu’il entendra braire le premier âne sauvage sorti du grand désert. »

Il avait à peine prononcé ces mots, qu’il descendit de la chaire avec dépit, et secouant la poussière de ses habits, il sortit de l’église avec autant de précipitation qu’il y était entré, quoique pour un motif bien différent. Les bourgeois le virent partir avec chagrin et avec ce sentiment intérieur qui leur disait qu’ils ne s’étaient pas montrés très courageux. Le maire et quelques autres quittèrent l’église pour le suivre et l’apaiser.

L’orateur indépendant, renversé à terre il n’y a qu’un moment, maintenant triomphant, monta en chaire sans plus de cérémonie. Il tira une bible de sa poche et prit son texte dans le quarante-cinquième psaume… « Ceins ton glaive sur ta cuisse, ô Tout Puissant, avec ta gloire et ta majesté, et élève-toi en prospérant dans ta majesté… » Sur ce thème, il commença une de ces déclamations extravagantes, communes à cette époque, où les hommes étaient accoutumés à tourner en dérision l’Écriture sainte, en l’appliquant à des événements modernes. Ces paroles qui, dans leur sens littéral, étaient relatives au roi David, et dans leur sens allégorique à la venue du Messie, étaient, selon l’opinion de l’orateur militaire, une prédiction évidente en faveur d’Olivier Cromwell, général victorieux d’une république naissante qui n’était pas destinée à atteindre l’âge viril. « Ceins ton glaive, s’écria le prédicateur d’une voix emphatique ; et n’était-ce pas une aussi bonne lame d’acier qu’aucune de celles qui ont jamais été suspendues à un corselet ou attachées à une selle de fer ? Oui, vous prêtez maintenant une oreille attentive, couteliers de Woodstock, comme si vous saviez ce que c’est qu’une bonne épée. Était-ce vous qui l’aviez forgée, je ne le pense pas ?… Est-ce de l’acier trempé dans l’eau de la fontaine de Rosemonde[11] ? la lame a-t-elle été bénite par le vieux imbécile de prêtre de Godstow[12] ? Vous seriez enchantés que nous fussions assez fous de croire que c’est par vous qu’elle fut trempée, affilée, polie, tandis qu’elle n’est jamais venue dans la ville de Woodstock. Vous étiez tous trop occupés à faire des couteaux pour les fainéants porteurs de soutane d’Oxford, ces prêtres orgueilleux dont les yeux étaient tellement enfoncés dans la graisse qu’ils ne purent voir la destruction avant qu’elle les eût saisis à la gorge. Mais je puis vous dire où il a été forgé, trempé, affilé, émoulu et poli. Pendant que vous étiez, comme je viens de le dire, occupés à fabriquer des couteaux pour des prêtres menteurs, et des dagues pour des cavaliers, fieffés libertins, qui devaient s’en servir pour assassiner le peuple d’Angleterre… il fut forgé à Long-Marston-Moor[13], où les coups tombèrent… plus rapidement que le marteau sur l’enclume… Il fut trempé à Naseby[14] dans le plus pur sang des cavaliers… Il fut soudé en Irlande contre les murs de Drogheda… et émoussé sur les poitrines écossaises à Dunbar… Et tout récemment il fut poli à Worcester, jusqu’à ce qu’il devînt brillant comme le soleil au milieu du ciel, et il n’est pas de lumière en Angleterre qui pusse lui être comparée. »

Ici les militaires qui faisaient partie de la congrégation firent entendre un bourdonnement approbateur qui, analogue aux « Écoutez ! écoutez ! » de la chambre des communes en Angleterre, ne pouvait manquer d’exciter encore l’enthousiasme de l’orateur, en lui révélant qu’il avait éveillé la sympathie de son auditoire. « Ainsi donc, » continua le prédicateur redoublant d’énergie en voyant que l’auditoire partageait ses sentiments, « que dit le texte ?… Élève-toi dans la prospérité… Ne t’arrête pas… Ne fais pas halte… Ne quitte pas la selle… Poursuis les fuyards épars… Sonne de la trompette… Que ce soit non un chant joyeux, non une fanfare, mais une marche guerrière… Sonne de la trompette ; allons, à cheval, cavaliers, et en avant !… Qu’on charge l’ennemi… Poursuis le jeune homme[15]… Qui vous intéressera pour lui ? Frappe, pille, ravage, partage les dépouilles… La bénédiction est sur toi, Olivier, à cause de ton honneur… Ta cause est on ne peut plus légitime, et ta vocation incontestable… La défaite n’approcha jamais de ton bâton de commandement, et le mauvais destin ne suivit jamais ta bannière… Levez-vous, fleur des soldats de l’Angleterre… Lève-toi, général choisi des champions de Dieu. Ceins tes reins de résolution, et marche d’un pas rapide sur le terme de haute vocation. »

Un murmure sourd et général d’approbation, qui retentit sous les voûtes profondes de la vieille chapelle, lui permit de se reposer quelques minutes : il reprit bientôt, et les habitants de Woodstock l’entendirent, non sans crainte, diriger le torrent de son éloquence vers un autre point.

« Mais pourquoi, peuple de Woodstock, vous entretenir de tout cela, vous qui ne prétendez à aucune part de l’héritage de notre David, qui ne prenez nul intérêt au fils de Jessé de l’Angleterre ?… vous qui combattiez de toutes vos forces (et elles n’étaient pas bien redoutables) sous les ordres d’un sir Jacob Aston, papiste altéré de sang, et pour qui ? pour un homme qui n’est plus[16]… Ne complotez-vous pas en ce moment, ou n’êtes-vous pas prêts à le faire, pour rétablir sur le trône le jeune homme, fils impur du tyran mis à mort… le fugitif que poursuivent en ce moment tous les cœurs vraiment anglais pour s’emparer de sa personne et le tuer ?… Comment votre général tournerait-il sa bride de notre côté ? vous dites en vous-mêmes : Nous ne voulons pas de lui… Si vous pouviez vous sauver, vous prendriez plutôt le parti de vous rouler dans la fange de la monarchie, même après la truie. Écoutez, hommes de Woodstock ; je vous ferai une question, et vous me répondrez. Êtes-vous toujours affamés des potées de chair des moines de Godstow ? Vous me direz : Non, sans doute. Mais pourquoi ? parce que les pots sont fendus et brisés, et que le feu qui chauffait le four est éteint. Et je vous le demande, allez-vous toujours vous désaltérer à la fontaine des fornications de la belle Rosemonde ?… Encore non… Et pourquoi ? »

Ici l’orateur, avant d’avoir pu répondre à sa manière à cette question, fut interrompu par la réplique énergique d’une personne de l’auditoire : « Parce que vous et vos pareils ne nous avez pas laissé même une goutte d’eau-de-vie pour mêler à cette eau. »

Tous les yeux se tournèrent vers l’audacieux interrupteur ; il était debout à côté d’un de ces piliers d’architecture saxonne, lourd et massif, qui avait avec lui quelque ressemblance, étant petit de stature, mais d’une complexion robuste, trapu, enfin un véritable Petit-Jean[17]. Il portait à la main un énorme bâton ; son justaucorps, quoique bien vieux et d’une couleur flétrie, avait évidemment été de drap vert de Lincoln ; on y apercevait même des traces de broderies. Toute sa personne avait un air d’audace insouciante et de bonne humeur ; et malgré la terreur que leur inspirait la présence des soldats, quelques bourgeois ne purent s’empêcher de lui crier : « Bien dit, Jocelin Joliffe ! — Jocelin Joliffe, l’appelez-vous ? » continua le prédicateur sans témoigner ni confusion ni déplaisir de cette interruption… « Je le ferai jocelin de la prison s’il m’interrompt encore une fois. C’est un de vos gardes du parc, à ce que je vois ; ils ne peuvent jamais oublier qu’ils ont porté un C. R.[18] sur leurs plaques et leurs cors de chasse, comme un chien porte sur son collier le nom de son maître… Bel emblème pour un chrétien. Mais le chien a plus de quoi s’enorgueillir… Il porte un habit qui lui appartient, tandis que l’esclave méprisable porte celui de son maître ; j’ai vu plus d’une fois l’un de ces misérables pendu au bout d’une corde… Où en étais-je ?… Je vous reprochais votre apostasie, hommes de Woodstock… Oui, vous me direz que vous avez renoncé au papisme, au prélatisme, et vous essuyez votre bouche comme des pharisiens que vous êtes ; il n’y a que vous qui soyez purs en religion. Mais je vous le dis, vous êtes comme Jéhu, fils de Nimshi, qui renversa la maison de Baal, et qui ne se sépara pas des fils de Jéroboam. De même vous ne mangez pas de poisson le vendredi avec les aveugles papistes, des pâtés de Noël avec des prélats fainéants ; mais vous vous gorgez de vin chaque soir avec votre garde aveugle, le ministre presbytérien ; vous parlez mal de ceux qui ont un rang un peu élevé, et vous déclamez contre la république ; vous vous glorifiez vous-mêmes de votre parc de Woodstock, et vous dites : « N’a-t-il pas été entouré de murs avant tout autre en Angleterre, et par Henri, fils de Guillaume appelé le Conquérant ? » Vous avez donc une loge de prince que vous appelez la loge royale ; et vous avez un chêne que vous appelez le chêne du roi ; vous dérobez et vous mangez le gibier du parc, en disant : « C’est la venaison du roi : nous l’arroserons en buvant un coup à sa santé ; nous sommes plus dignes de la manger que ces scélérats de têtes-rondes, les républicains. « Mais écoutez-moi, et tenez-vous pour avertis ; nous sommes venus pour disputer avec vous sur toutes ces choses ; notre nom sera un coup de canon qui fera tomber en ruine cette loge où vous allez prendre vos ébats sous d’agréables ombrages ; nous servirons de coins pour fendre le chêne du roi, comme des bûches pour chauffer le four d’un boulanger ; nous démolirons les murs de votre parc ; nous tuerons vos daims ; nous les mangerons, et vous n’en aurez pas même un morceau. Vous ne pourrez pas faire un manche de couteau de vingt sous avec leurs bois, ni couper une paire de culottes avec leur peau ; vous ne trouverez ni secours ni appui chez le traître Henri Lee, dont les biens sont séquestrés, lui qui s’était donné le nom de capitaine de Woodstock ; car ils viennent ici ceux qu’on appellera Maher-Shalal-Hash-Baz, pour s’emparer du butin. »

Ici se termina ce sermon extraordinaire : la fin remplit d’alarme les pauvres bourgeois de Woodstock, en leur confirmant un bruit fâcheux qui avait couru depuis peu. Les communications avec Londres étaient lentes, et les nouvelles qui en arrivaient, incertaines ; les temps eux-mêmes n’étaient pas moins variables, et les bruits qui circulaient étaient exagérés par les craintes ou les espérances des diverses factions. Mais les dernières nouvelles relatives à Woodstock étaient toutes uniformes. On avait appris successivement d’un jour à l’autre qu’une résolution fatale avait été prise par le parlement pour vendre le parc royal de Woodstock, détruire sa Loge, démolir les murs de son parc, et détruire entièrement les traces de son ancienne gloire. Beaucoup d’habitants devaient souffrir de ces mesures ; la plupart jouissaient, soit légitimement, soit par faveur, de différents priviléges avantageux, tels que de faire paître leurs troupeaux, de couper du bois, etc., dans le domaine royal. D’ailleurs tous les habitants de cette petite ville pensaient avec peine que toute la beauté du lieu qu’ils habitaient allait disparaître ; que les monuments en seraient détruits, la splendeur anéantie. Un pareil sentiment patriotique se retrouve souvent dans les petites villes que d’anciens monuments et des souvenirs antiques long-temps chéris rendent si différentes des villes d’une date plus récente. Ce sentiment, les habitants de Woodstock l’éprouvaient au dernier point. L’annonce seule de ce malheur les avait remplis d’effroi ; et il n’y avait plus à en douter, depuis l’arrivée de ces soldats, sombres, fanatiques et tout-puissants ; et l’ayant entendu proclamer par un de leurs prédicateurs militaires, ils regardaient ce désastre comme inévitable. Les dissensions qui les divisaient furent pour le moment oubliées, et les assistants, congédiés sans psalmodie ni bénédiction, sortirent lentement et tristement, et se retirèrent chacun chez soi.


  1. Petite ville à quatre lieues d’Oxford. a. m.
  2. Bataille où Cromwell défit Charles II. Elle fut livrée le 3 septembre 1651 ; déjà celle de Dunbar l’avait été le 3 septembre, et comme s’il y avait eu pour Cromwell une destinée attachée au 3 septembre, c’est le même jour qu’il mourut. a. m.
  3. The cynosure of neighbouring eyes dit le texte ; la cynosure des yeux du voisinage. Le lecteur se souvient que cynosure est le nom de la Constellation de la Petite-Ourse, dont fait partie l’étoile polaire. a. m.
  4. Expression de Shakspeare dans le roi Lear, employée ici dans un sens ironique. a. m.
  5. Mot anglais pour épée, lequel répond au vieux mot estoc, nom d’une épée longue et étroite, qui ne servait qu’à percer. Estoc se prend aussi pour la pointe d’une épée, et de là le proverbe : Frapper d’estoc et de taille. a. m.
  6. Holdenbough, mot composé de hold, tenir, et de enough, assez, est ici un nom de l’imagination de Walter Scott. Il indique assez bien le caractère du personnage qui le porte. Holdforth, en anglais, veut dire prêcheur. a. m.
  7. Noll est une abréviation familière d’Olivier. a. m.
  8. The worthy mayor’s, dit en effet le texte. a. m.
  9. Allusion à l’esprit de corps des apprentis de Londres, dont un seul en querelle avait besoin, sous Élisabeth, que de crier aux bâtons ! pour voir accourir à son secours ses compagnons ou acolytes, armés de gourdins. a. m.
  10. Le nom de tailleur fut long-temps un terme de honte ou d’opprobre en Angleterre, parce que les gens de cette profession y passaient pour voleurs, comme en d’autres contées ; ici notre interlocuteur fait à cette opinion vraie ou fausse une allusion toute directe pour les gantiers de Woodstock, ville encore aujourd’hui renommée par ses fabriques de gants. a. m.
  11. Woodstock fut le séjour de la belle Rosemonde. a. m.
  12. Petite ville près de Woodstock. a. m.
  13. Plaine du comté d’York, où la cause de Charles Ier essuya un si rude échec en 1644. a. m.
  14. Village du comté de Northampton, près duquel fut livrée, en 1615, une sanglante bataille où Cromwell et Charles Ier combattirent en personne. a. m.
  15. C’est ainsi que les républicains désignaient quelquefois Charles II, qui se réfugia en France, après le désastre de Worcester, en 1651. a. m.
  16. Charles Ier, décapité le 30 janvier 1649. a. m.
  17. Un des compagnons de Robin Hood. a. m.
  18. Charles-Roi. a. m.