Woodstock/Chapitre X

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Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 126-139).


CHAPITRE X.

LE MAIRE ET LE MINISTRE.


Nous avons ici une tête sur deux corps… Votre bœuf à deux têtes n’est qu’un ânon, en comparaison d’un tel prodige. Ces deux corps n’ont qu’un vouloir, qu’une pensée, qu’un désir ; et quand la tête a parlé, les quatre pieds grattent pour applaudir.
Vieille Comédie.


Il y avait dans la bonne tournure de l’honnête maire un singulier mélange d’importance et d’embarras, qui lui donnait la contenance d’un homme qui, sentant qu’il a un rôle important à remplir, ne sait au juste en quoi il consiste ; mais à ces deux sentiments se mêlait le grand plaisir qu’il éprouvait de voir Éverard, et il recommença plusieurs fois ses compliments avant de pouvoir se résoudre à écouter ce que le colonel lui répondait.

« Bon et digne colonel, vous êtes, à coup sûr, en tout temps un bienfait désirable pour Woodstock ; car, avant habité si long-temps ce palais, vous pouvez presque passer pour un de nos concitoyens. Vraiment les choses commencent bien à dépasser ma capacité, quoique je sois chargé des affaires de cette petite ville depuis bien des années ; et vous arrivez à mon secours comme… comme… — Tanquam Deus ex machinâ, comme dit le poète païen, reprit maître Holdenough, quoique je ne puise pas souvent mes citations dans de pareils livres. Certainement, maître Markham Éverard, ou plutôt digne colonel, vous êtes assurément l’homme le mieux venu à Woodstock depuis les jours du vieux roi Henri. — Nous avons une affaire à régler ensemble, mon bon ami, » dit le colonel en s’adressant au maire, « et je serai charmé si par la même occasion je puis vous être de quelque utilité, ainsi qu’à votre digne pasteur. — Vous le pouvez assurément, mon cher monsieur, » reprit brusquement maître Holdenough ; « vous avez tout ce qu’il faut pour cela, et les conseils d’un homme comme vous sont généralement très estimés. Je sais, digne colonel, que vous et votre digne père vous avez toujours montré dans ces temps malheureux un esprit vraiment chrétien et modéré, cherchant à verser de l’huile sur les blessures du pays, tandis que d’autres les auraient voulu frotter de vitriol et de poivre ; et nous n’ignorons pas que vous êtes de fidèles enfants de l’Église que nous avons réformée en la purgeant des maximes du papisme et de l’épiscopat. — Mon bon et révérend ami, je respecte la piété et le savoir d’un grand nombre de vos prédicateurs ; mais je suis grand partisan de la liberté de conscience. Je ne fais point cause commune avec les sectaires, mais je ne désire pas les voir en butte à la violence — Monsieur, monsieur, » dit le presbytérien vivement, « tout cela est bel et bon ; mais je vous donne à penser quel beau pays et quelle belle église nous sommes à la veille d’avoir, au milieu des erreurs, des blasphèmes et des schismes qui tous les jours sont introduits dans l’Église et dans le royaume d’Angleterre ; au point que le digne maître Édouard, dans son Gangrena, déclare que notre pays natal est l’évier et l’égout de tous les schismes, hérésies, blasphèmes et confusions, comme l’armée d’Annibal était, dit-on, le rebut de toutes les nations… colluvies omnium gentium… Ah ! croyez bien, digne colonel, que ces messieurs de l’honorable chambre ne surveillent tout cela que légèrement et ferment un œil de connivence, comme le vieil Élie. Les instructeurs, les schismatiques expulsent les ministres orthodoxes de leurs chaires, s’introduisent dans les familles pour y porter le désordre, et bannissent des cœurs des hommes la foi établie. — Mon cher maître Holdenough, il y a bien à gémir sur ces malheureuses discordes, et je conviens avec vous que l’exaltation du moment actuel a entraîné les esprits hors des limites d’une religion sincère et modérée, au delà du décorum et du bon, sens ; mais la patience est le seul remède. L’enthousiasme est un torrent dont l’écume ne s’affaisse qu’avec le temps, tandis qu’à coup sûr il entraîne toute barrière qu’il rencontre sur son passage. Mais quel rapport ont les intrigues schismatiques avec le motif de notre réunion ? — Ma foi ! le voilà en partie développé, monsieur, dit Holdenough, quoique peut-être vous puissiez en prendre moins de souci que je ne l’aurais pensé avant d’avoir eu l’honneur de vous entretenir. J’ai été moi-même, moi Whennah Holdenough, » ajouta-t-il d’un air d’importance, « j’ai été arraché de ma propre chaire, comme un homme peut l’être de sa maison, par un étranger, un intrus, un loup qui n’a pas eu même la précaution de se couvrir de la peau de la brebis, et qui est venu comme un loup, couvert de buffle et portant bandoulière, prêcher à ma place mes ouailles, qui sont pour moi ce qu’un troupeau est pour un berger… Ce n’est que trop vrai, monsieur.. Monsieur le maire l’a vu et a fait tous ses efforts pour empêcher le mal, et, » ajouta-t-il en se tournant vers lui, « je pense que vous auriez pu mieux faire encore. — En voilà assez, mon cher monsieur Holdenough, dit le maire ; ne parlons plus de cela. Guy de Warwick ou Bévis de Hampton pourraient faire quelque chose avec ces gens qui nous étaient opposés ; mais, en vérité, ils sont trop nombreux et trop forts pour le maire de Woodstock. — Je trouve que monsieur le maire a parfaitement raison, répliqua le colonel ; si on ne laisse pas aux Indépendants la permission de prêcher, tout me porte à croire qu’ils ne se battront pas… et puis s’il vous arrivait une nouvelle levée de Cavaliers ? — Il y a des gens qui sont plus à craindre que des Cavaliers, dit Holdenough. — Comment ! monsieur, répliqua le colonel ; permettez-moi de vous rappeler que ce langage est dangereux dans le moment actuel. — Je dis, » reprit aussitôt le presbytérien, « qu’il peut se lever des gens pires que les Cavaliers, et je vais le prouver. Le diable est pire que le plus mauvais Cavalier qui porta jamais une santé ou lança un jurement… et cependant le diable s’est montré à la Loge de Woodstock. — Oui, c’est la vérité, dit le maire… corporellement et visiblement, sous sa figure et sa forme… Dieu ! dans quel temps nous vivons ! — Messieurs, je ne puis réellement vous comprendre, dit Éverard. — Mais, ma foi, c’est bien du diable que nous avions l’intention de vous parler, dit le maire ; mais le digne ministre est toujours si ardent contre les sectaires… — Qui sont ses enfants et par conséquent le touchent de près, ajouta maître Holdenough ; mais il est certain que l’accroissement de ces sectes a produit le mauvais esprit sur la surface de cette terre, pour qu’il veille à ses intérêts où il les voit le mieux prospérer. — Maître Holdenough, reprit le colonel, si vous parlez au figuré, je vous ai déjà dit que je n’avais ni les moyens ni le talent nécessaire pour modérer le feu de ces discordes religieuses ; mais si vous soutenez qu’il y a eu une apparition réelle du diable, je suis fondé à croire que vous, avec votre doctrine et votre science, seriez contre lui un adversaire plus convenable qu’un soldat comme moi. — C’est vrai, monsieur, et j’ai assez de confiance dans la mission que j’ai reçue pour oser, sans perdre un moment, descendre dans l’arène contre le malin ennemi, dit Holdenough ; mais comme c’est à Woodstock qu’il est apparu, et que cet endroit est rempli de ces impies et dangereuses personnes dont je me plaignais il y a un instant, sans craindre d’entamer une argumentation avec leur grand-maître lui-même, pourtant, sans votre protection, très digne colonel, je ne vois pas que je puisse avec prudence m’approcher de ce bœuf furieux et menaçant Desborough, ou de cet ours cruel et sanguinaire Harrison, ou de ce froid et venimeux serpent Bletson… ni de tous ces coquins qui occupent à cette heure la Loge, y vivant à plaisir, et regardant comme leur propriété tout ce qui leur tombe sous la main, et où, comme tout le monde dit, le diable est venu leur servir de quatrième. — Tout ce que vient de dire maître Holdenough, digne et noble monsieur, reprit le maire, est l’exacte vérité : nos privilèges sont déclarés nuls, nos troupeaux nous sont pris dans les pâturages mêmes. Ils parlent d’abattre et de détruire le beau parc qui fit si long-temps les délices de tant de rois, et de ne pas plus respecter Woodstock qu’un chétif village ! Je vous avoue que nous avons appris votre arrivée avec joie, et que nous étions étonnés de voir que vous restassiez ainsi renfermé chez vous. Nous ne connaissions personne, excepté votre père et vous, qui pût défendre de pauvres bourgeois dans cette extrémité, puisque la plupart des nobles d’alentour sont malveillants, et leurs biens séquestrés. Nous espérons donc que vous interviendrez chaudement en notre faveur. — Certainement ; monsieur le maire, » dit le colonel, qui se vit avec plaisir déjà prévenu, « mon intention était d’intervenir dans cette affaire ; et je ne me suis tenu à l’écart que pour attendre les instructions du lord général. — Un pouvoir du lord général ! » dit le maire en poussant le coude du ministre… « Entendez-vous cela ?… quel coq osera combattre contre lui ? Nous ne les craignons plus maintenant, et Woodstock sera toujours le beau Woodstock. — Ne m’enfoncez donc pas votre coude dans le côté, l’ami, » dit Holdenough incommodé du geste dont le maire avait accompagné ces paroles ; « et puisse le Seigneur faire que Cromwell ne soit pas aussi dur pour le peuple anglais que vos os pour mon pauvre corps ! Cependant je suis d’avis que nous usions de son autorité pour mettre un frein à la licence de ces brigands. — Eh bien ! partons donc sur-le-champ, dit Éverard, et j’espère que nous trouverons ces messieurs raisonnables et obéissants. »

Les deux fonctionnaires, le laïque et l’ecclésiastique, y consentirent avec joie ; et le colonel pria Wildrake, qui ne s’y refusa point, de lui donner son manteau et sa rapière, comme s’il eût été réellement son valet. Le Cavalier eut pourtant l’adresse, en exécutant cet ordre, de lui pincer le bras pour maintenir secrètement le niveau de l’égalité entre eux.

En traversant les rues, le colonel fut salué par un grand nombre d’habitants inquiets, qui semblaient considérer son intervention comme la seule chance de sauver leur beau parc, ainsi que leurs droits communaux et particuliers, de la ruine et de la confiscation.

« De quelle apparition voulez-vous donc parler ? » demanda le colonel à ses compagnons en entrant dans le parc.

« Mais, colonel, dit le ministre, vous savez bien vous-même que Woodstock, a toujours été fréquenté par des esprits ! — J’y ai vécu bien des années cependant, et je sais que je n’en ai jamais vu la moindre apparence, quoique les oisifs parlassent de la Loge comme ils le font de tous les vieux châteaux, et qu’ils évoquent des esprits et des spectres pour tenir la place des grands personnages qui les ont jadis habités. — Ah ! ah ! cher colonel, reprit le ministre, j’espère que vous n’êtes pas entaché du péché dominant aujourd’hui, et que vous ne vous montrez pas incrédule lorsque des apparitions vous sont si clairement démontrées, surtout lorsque tout le monde, à l’exception des athées et des défenseurs de la sorcellerie, y croit sincèrement. — Je ne voudrais pas révoquer en doute ce qu’on croit si généralement, dit le colonel ; mais je suis, par caractère, peu disposé à écouter les histoires de ce genre que l’on m’a contées, et que ma propre expérience n’est jamais venue confirmer. — Bah ! vous pouvez cependant m’en croire, dit Holdenough ; il y eut toujours dans ce Woodstock un démon d’une espèce ou d’une autre. Il n’est pas un homme, pas une femme dans la ville qui n’ait entendu parler des apparitions qui ont eu lieu dans la forêt ou à l’entour du vieux château. Parfois c’est une même de chiens que l’on entend ; les ohé ! les holà ! d’un chasseur ; le son des cors ; le galop d’un cheval qui retentit d’abord dans le lointain, et puis tout près de vous… et de temps à autre, c’est un chasseur solitaire qui vous demande si vous pouvez lui dire de quel côté le cerf s’est retiré. Il est toujours habillé de vert ; mais la coupe de ses vêtements était à la mode il y a bien cinq cents ans. C’est ce que nous appelons Dœmon meridianum… le Spectre du Midi. — Mon digne et révérend monsieur, répondit le colonel, j’ai passé bien du temps à Woodstock, et j’ai traversé le parc à toute heure. Croyez-moi, ce que vous en disent les paysans n’est que le résultat de leur oisive folie et de leur superstition. — Colonel, répliqua Holdenough, une négation ne prouve rien. Je vous demande pardon, mais, parce que vous ne vîtes jamais rien, est-ce une raison pour rejeter le témoignage d’une vingtaine de personnes qui l’ont vu ?… et de plus, le Dœmon nocturmum, le démon qui marche dans les ténèbres… D’ailleurs, il a visité ces indépendants et ces schismatiques la nuit dernière… Oui, colonel, faites l’étonné ; la chose n’en est pas moins vraie… Ils verront, les profanes, s’il aura égard à leurs prétendus dons du ciel ! à leurs dons d’interprétation et de prière. Oui, monsieur, je le crois, pour dompter ce malin ennemi, il faut une connaissance compétente de la théologie, une longue habitude des lettres humaines, et surtout une éducation cléricale dans les formes, avec une vocation toute spéciale à cet effet. — Je ne mets nullement en doute, dit le colonel, vos qualités efficaces pour terrasser le démon ; mais je crois encore que quelque singulière méprise a occasionné cette confusion parmi eux, si elle a jamais réellement existé. Desborough est assez entêté, et Harrison assez fanatique pour tout croire. Mais, d’un autre côté, il y a Bletson qui ne croit rien… Que savez-vous de cette affaire, monsieur le maire ? — On vous a dit la vérité, et ce fut maître Bletson qui donna le premier l’alarme, répondit le magistrat, ou le premier, du moins, qui la donna distinctement. Il faut que vous sachiez, monsieur, que j’étais au lit avec ma femme ; je dormais aussi profondément qu’un homme peut le désirer à deux heures après minuit, quand on vint frapper à la porte de ma chambre à coucher pour me dire qu’il y avait une alarme à Woodstock, et que la cloche de la Loge sonnait, à cette heure terrible de la nuit, aussi fort qu’on l’entendît jamais pour avertir la cour que le dîner était servi. — Eh bien ! et la cause de cette alarme ? demanda le colonel. — Vous allez la connaître, digne colonel ; vous allez la connaître, » répondit le maire agitant la main avec dignité ; car il était de ces gens qu’il est impossible de faire aller plus vite que leur pas ordinaire : « ma femme voulait me persuader, dans son amour et dans son affection, la pauvre chère femme ! que me lever à pareille heure de la nuit, quitter un bon lit chaud, c’était m’exposer à un renouvellement de mon ancienne douleur de lumbago ; elle voulait que j’envoyasse les plaignants à l’alderman Dutson — À l’alderman de diable, mistress ! répondis-je… (je prie Votre Révérence de me pardonner une telle phrase…) croyez-vous que je puisse rester au lit quand la ville est en feu, les Cavaliers sur pied, et qu’il y a le diable à confondre ? (pardon encore une fois, maître Holdenough.)… Mais nous voici devant la porte du palais, ne vous plairait-il pas d’y entrer, colonel ? — Je voudrais d’abord connaître la fin de votre histoire, monsieur le maire, si toutefois elle en a une. — Toute chose a un bout, répondit-il, et ce que nous appelons un poudding en a deux… Votre Seigneurie me pardonnera la plaisanterie. Où en étais-je ? ah ! je m’élançai du lit, et je mis ma culotte de pluche rouge et mes bas bleus (car je me fais toujours un point d’honneur d’être vêtu convenablement à ma dignité, nuit et jour, été comme hiver, colonel Éverard) ; j’emmenai le constable avec moi, en cas que l’alarme fût occasionnée par des rôdeurs de nuit ou des filous, et j’allai tirer du lit le digne maître Holdenough, en cas que le vacarme fût l’œuvre du diable. Ainsi j’étais en mesure… Nous partîmes donc ; et le long de la route nous rencontrâmes des soldats venus à la ville avec maître Tomkins, qui avaient reçu l’ordre de prendre les armes, et qui se dirigeaient vers Woodstock aussi vite que possible ; je fis alors signe à ma troupe de les laisser courir devant et nous dépasser, et ce pour une double raison. — Une seule, interrompit le colonel, une seule, pourvu qu’elle soit bonne, me suffira. Vous désiriez que les habits rouges essuyassent le premier feu ? — Précisément, monsieur, précisément ; et aussi pour qu’ils essuyassent le dernier, attendu que se battre est leur principale affaire. Pourtant nous approchâmes à pas lents, comme des hommes déterminés à faire leur devoir sans crainte ni indulgence, lorsque tout-à-coup nous aperçûmes un objet blanchâtre se diriger en toute hâte vers l’avenue qui mène à la ville, et six de nos constables avec les spectateurs prirent aussitôt la fuite, croyant sans doute que c’était l’apparition qu’on nomme la Femme blanche de Woodstock. — Entendez-vous cela, colonel ? dit maître Holdenough ; je vous ai prévenu qu’il y avait des démons de plus d’une espèce qui fréquentent cet ancien théâtre des débauches et des cruautés royales. — J’espère que vous avez su maintenir votre terrain, monsieur le maire ? dit le colonel. — Je… oui… oh ! assurément… c’est-à-dire, non, rigoureusement parlant, je ne maintins pas mon terrain ; car le clerc de la ville et moi nous avons battu en retraite… en retraite, colonel, sans désordre ni déshonneur, et nous nous sommes retranchés derrière le digne maître Holdenough, qui, avec le courage d’un lion, barra le chemin au prétendu spectre, et l’attaqua avec une telle canonnade de latin que le diable lui-même en eût été épouvanté, et nous fit aussi découvrir qu’il n’y avait ni diable, ni femme blanche, ni femme d’aucune couleur, mais bien l’honorable maître Bletson, membre de la chambre des communes et l’un des commissaires envoyés ici pour mettre le malheureux séquestre sur la forêt, le parc et la Loge de Woodstock. — C’est ainsi que vous prétendez avoir vu le diable ? — Vraiment oui ! et je n’avais pas envie d’en voir davantage. Pourtant nous reconduisîmes, comme notre devoir l’exigeait, maître Bletson à la Loge, et il marmottait tout le long du chemin qu’il avait rencontré une troupe de diables écarlates incarnés, se dirigeant vers la Loge ; mais selon moi, ce devaient être les dragons indépendants qui venaient de nous dépasser. — Et des diables plus incarnés que l’on n’en ait jamais pu voir, » dit Wildrake qui ne pouvait rester plus long-temps sans parler. Sa voix, qui se fit entendre subitement, montra combien les nerfs du maire étaient encore affectés, car il tressaillit, et fit un saut du côté avec une vitesse dont il était impossible, au premier coup d’œil, de croire capable un homme d’une pareille corpulence. Éverard imposa silence à son indiscret compagnon ; et, curieux d’entendre la fin de cette histoire, il supplia le maire de lui dire comment la chose s’était terminée, et s’ils avaient arrêté le spectre supposé. — Vraiment oui, mon digne monsieur ! maître Holdenough fut assez audacieux pour regarder en quelque sorte le diable en face et le forcer à se montrer sous la forme réelle de maître Joshua Bletson, membre du parlement pour le bourg de Littlerath. — En vérité, monsieur le maire, ce serait étrangement méconnaître ma mission et mes privilèges si j’allais me faire valoir parce que j’ai attaqué Satan, ou bien un indépendant qui lui ressemblait, monstres que, au nom du Dieu que je sers, je défie tous, monstres auxquels je crache au visage et que je foule aux pieds. Mais comme monsieur le maire n’est pas très amusant dans sa narration, je dirai brièvement à Votre Honneur que cette nuit-là nous ne vîmes de l’ennemi que ce qu’il plut à maître Bletson de nous en dire dans le premier instant de sa frayeur, et ce que nous avons pu juger d’après l’air effaré de l’honorable colonel Desborough et du major-général Harrison. — Et dans quel état les avez-vous trouvés, je vous prie ? demanda le colonel. — Ma foi, mon digne monsieur, la moitié d’un œil suffirait pour voir qu’ils avaient combattu sans avoir l’honneur de la victoire, car le général Harrison arpentait ! le Sillon dans tous les sens, son épée nue à la main, se parlant à lui-même, son pourpoint déboutonné, ses aiguillettes détachées, ses jarretières dénouées, manquant de tomber toutes les fois qu’il marchait dessus ; enfin, grimaçant et ricanant comme un fou de comédie. Desborough était assis devant une bouteille de vin sec, qu’il venait de vider, et qui, bien qu’elle fût le spécifique qu’il lui fallait, ne lui avait rendu ni la force de parler, ni le courage de regarder par dessus son épaule. Il tenait une bible à la main, comme si ce livre dût livrer bataille au malin esprit ; mais je regardai par dessus son épaule, et, hélas ! le bon homme la tenait à l’envers. C’était absolument comme si un de vos mousquetaires, noble et respectable monsieur, eût présenté à l’ennemi la crosse de son fusil au lieu du canon… Ha, ha, ha ! c’était un spectacle d’après lequel on pouvait juger des schismatiques pour la tête et la présence d’esprit, comme pour l’instruction, le courage… Oh, colonel ! quelle belle occasion ce fut pour moi de reconnaître le véritable caractère de ces malheureux hommes qui, sautant dans la bergerie sans autorité ni motif légitime, osent en vérité prêcher, enseigner, exhorter, et poussent le blasphème jusqu’à appeler doctrine de l’Église un potage sans sel et un morceau de viande sèche ! — Je ne doute pas que vous ne fussiez prêt à affronter le péril, mon révérend monsieur ; mais je voudrais savoir un peu quel il était, et de quel côté il pouvait venir. — Ne fallait-il pas que je prisse des renseignements ? » dit l’ecclésiastique d’un air de triomphe. » Un brave soldat doit-il compter ses ennemis ou s’informer par où ils sont venus ? Non, monsieur, j’étais là, mèche allumée, le boulet dans ma bouche, mon arquebuse sur l’épaule pour faire face à tous les diables que l’enfer pourrait vomir, fussent-ils aussi innombrables que les atomes aux rayons du soleil, vinssent-ils des quatre parties du monde. Les papistes parlent de la tentation de saint Antoine… Bah ! qu’ils doublent les millions de diables sortis de la folle imagination d’un peintre hollandais, et vous trouverez encore un pauvre prêtre presbytérien… je réponds d’un du moins… qui, plein de confiance, non dans sa propre force, mais en celle de son maître, recevra l’assaut de telle façon que, loin de revenir à l’attaque contre lui, comme ils y sont revenus contre cette pauvre créature, jour après jour, nuit après nuit, il les repoussera du premier coup et à outrance, jusqu’aux extrémités de l’Assyrie. — Encore une fois, reprit le colonel, dites-moi, je vous prie, si vous avez, en cette occasion, trouvé le moyen d’exercer votre pieux savoir ? — Je n’ai rien vu, répondit le ministre ; non, vraiment, je n’ai rien vu, je n’ai rien aperçu du tout, et de même que les voleurs n’attaquent pas les voyageurs bien armés, de même les diables et les malins esprits ne s’élancent pas davantage contre celui qui porte en son sein la parole de vérité dans la langue même où elle fut dictée pour la première fois. Non, monsieur ; mais ils fuiront un théologien capable de comprendre les textes saints, comme un corbeau, dit-on, s’éloigne à tire d’aile d’un, fusil chargé de gros plomb. »

Ils étaient revenus un peu sur leurs pas pour se donner le temps de continuer cette conversation, et le colonel, s’apercevant qu’en définitive elle ne lui apprendrait pas la cause réelle de l’alarme survenue la nuit précédente, retourna en observant qu’il était temps d’entrer à la Loge : à cet effet, il se dirigea de ce côté avec ses trois compagnons.

Il commençait à faire nuit, et les tours de Woodstock s’élevaient bien au dessus du sombre dôme de verdure que la forêt étendait autour de l’ancien et vénérable château. L’une des plus hautes tourelles, qu’on pouvait encore distinguer sur le fond bleu d’un ciel pur, envoyait une clarté semblable à la lumière d’une chandelle à l’intérieur de l’édifice. Le maire s’arrêta tout court, et saisissant fortement le ministre, puis le colonel Éverard, s’écria d’un ton tremblant et vif, mais à voix basse : « Voyez-vous cette lumière ? — Oui vraiment, je la vois, répondit Éverard. Eh bien ! après… Une lumière dans un château comme Woodstock ne doit pas étonner, je pense ? — Mais on doit l’être d’en voir une dans la tour de Rosemonde ! dit le maire. — Oui, » reprit le colonel un peu surpris, quand, après avoir regardé attentivement, il eut reconnu que les conjectures du digne magistrat étaient véritables. « C’est bien la tour de Rosemonde ; et comme le pont-levis qui y conduisait est détruit depuis des siècles, il n’est pas facile de deviner quel hasard peut avoir mis une lumière dans un endroit si inaccessible. — Cette lumière n’est pas alimentée par des matières terrestres, dit le maire ; elle ne l’est ni par l’huile de baleine ou d’olive, ni par la cire, ni par la graisse de mouton. Je débitais de toutes ces denrées, colonel, avant d’être revêtu de ma nouvelle dignité, et je puis vous assurer que je distinguerais l’une de l’autre, les espèces de lumière qu’elles donnent, à une plus grande distance que celle où nous sommes de cette tourelle… Regardez, ce n’est pas une flamme terrestre ; ne voyez-vous pas sur les côtés du bleu et du rouge ?… Ceci indique assez d’où elle vient… Colonel, à mon avis, nous ferions mieux de retourner souper en ville et de laisser les habits rouges et le diable s’arranger ensemble cette nuit ; et quand nous redescendrons demain matin, nous souhaiterons le bonjour au parti qui sera resté maître du champ de bataille. — Vous agirez comme il vous plaira, monsieur le maire, mais mon devoir exige que je voie les commissaires cette nuit. — Et le mien veut que je voie cet ennemi malin, dit Holdenough, s’il ose se présenter à mes yeux. Je ne m’étonne pas que, sachant qui s’approche, il se réfugie dans la citadelle même qui est la plus haute et la dernière défense de ce vieux château. Il est friand, je vous assure, et il préfère pour se loger des appartements qui respirent la luxure et qui sentent le meurtre. Dans cette tourelle pécha Rosemonde, et ce fut dans cette tourelle qu’elle périt… et là, assure-t-on, elle se montre encore, ou plutôt c’est l’ennemi sous ses traits, comme je l’ai entendu dire ici à des personnes véridiques de Woodstock… Je vous accompagne, mon cher colonel… Monsieur le maire fera comme il lui plaira. Un homme fort s’est retranché dans cette maison ; mais il y en aura bientôt un plus fort que lui. — Pour moi, dit le maire, qui suis aussi mauvais théologien qu’inhabile soldat, je ne livrerai pas bataille ni aux puissances de la terre ni au prince de celles de l’air, et je retournerai à Woodstock… Mon brave ami, » dit-il à Wildrake en lui frappant sur l’épaule, « écoute : si tu veux m’accompagner, je te donnerai un shelling mouillé et un shelling sec. — Corbleu ! maître maire, » répondit Wildroke, qui n’était ni flatté du ton familier que prenait avec lui le magistrat, ni séduit par sa munificence… « je ne sais qui diable nous a rendus si camarades. Et d’ailleurs, croyez-vous que je pense à retourner à Woodstock avec votre respectable tête de morue quand, en agissant comme il faut, je puis lancer un regard à la belle Rosemonde, et voir de mes yeux si elle était réellement un si brillant et incomparable joyau, comme le disaient les rimeurs et faiseurs de ballades ? — Parle moins légèrement, ami, moins inconsidérément, dit le ministre ; nous devons résister au diable afin de l’expulser loin de nous, et ne pas demeurer avec lui ni entrer dans ses conseils, ni trafiquer des marchandises de sa grande Foire de Vanité. — Fais attention à ce que dit le digne homme, Wildrake, reprit le colonel, et tâche qu’une autre fois ton esprit ne mette pas ta discrétion en déroute. — Je remercie bien le révérend ministre de ses bons conseils, » répondit Wildrake à qui il était impossible de fermer la bouche, même quand sa propre sûreté lui imposait silence ; « mais, corbleu ! malgré toute l’expérience qu’il peut avoir pour combattre le diable, il n’en a jamais vu un si noir que celui auquel j’eus affaire… il n’y a pas cent ans. — Comment, l’ami, » dit le ministre, qui prenait tout à la lettre dès qu’il s’agissait d’apparition, « avez-vous eu depuis si peu une visite de Satan ? Alors, en vérité, je ne m’étonne plus que tu oses prononcer son nom si souvent et si légèrement. Mais quand et où as-tu donc vu le malin esprit ? »

Éverard intervint au plus vite, de peur qu’une allusion encore plus directe à Cromwell, faite comme pure fanfaronnade par son imprudent écuyer, ne trahît le secret de son entrevue avec le général. « Ce jeune homme extravague, dit-il ; il se rappelle qu’il rêva la nuit dernière que nous couchions ensemble dans la chambre de Victor Lee, dépendante des appartements du conservateur de la Loge. — Grand merci de l’à-propos, cher patron, » dit Wildrake en se penchant à l’oreille d’Éverard qui cherchait en vain à l’éloigner, « un fanatique n’a jamais été embarrassé pour mentir. — Vous aussi, digne colonel, vous parlez trop légèrement de ces terribles choses, surtout quand on a une mission aussi importante à accomplir, dit le ministre presbytérien. Croyez-moi, ce jeune homme a dû plutôt avoir une apparition dans cet appartement que faire un rêve stupide ; car j’ai toujours entendu dire qu’après la tour de Rosemomde, où Rosemonde se prostitua, et fut ensuite empoisonnée par la reine Éléonore, ainsi que j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, la chambre de Victor Lee était l’endroit de la Loge de Woodstock le plus particulièrement affectionné par les mauvais esprits. Je vous prie, jeune homme, de me conter ce songe, cette vision. — De tout mon cœur, monsieur. » Puis se tournant vers son patron qui s’apprêtait à l’interrompre,

« Allons, monsieur, vous avez tenu la conversation pendant une heure, pourquoi n’aurais-je pas mon tour ? De par cette obscurité, si vous me contraignez au silence, je redeviens prédicateur indépendant, et je soutiendrai, en dépit de vous, que chacun doit être libre de juger des choses… Ainsi, mon révérend monsieur, je rêvais à un divertissement mondain appelé combat de taureaux, et il me semblait voir les chiens s’élancer dans l’arène aussi bravement que je l’ai jamais vu faire aux combats de Trilbury ; et j’ai cru aussi entendre dire à quelqu’un que le diable était venu assister à la fête. Eh bien, corbleu ! pensais-je, il me plairait fort de lancer un coup d’œil à sa majesté infernale. Je regardai donc. Il y avait un boucher habillé d’une étoffe de laine crasseuse avec son couteau au côté ; mais ce n’était pas le diable. Il y avait ensuite un Cavalier ivre, jurant sans cesse, plein de vanité, portant une veste brodée en or dans un état pitoyable ; un chapeau tout uni orné d’un petit plumet ; ce n’était pas encore le diable. Il y avait plus loin un meunier les mains couvertes de farine dont il avait volé jusqu’au moindre grain ; puis un cabaretier avec un tablier vert taché de vin dont chaque goutte était frelatée. Mais le vieux monsieur que je cherchais ne se trouvait pas au nombre de ces artisans d’iniquité. À la fin, j’ai aperçu un grave personnage ayant les cheveux presque rasés, une paire de longues et proéminentes oreilles, un rabat aussi large qu’une bavette d’enfant, un justaucorps brun recouvert d’un manteau de Genève, et j’eus dès lors devant les yeux le vieux Nicolas[1] accoutré de son harnais véritable ; car… — C’est une honte ! s’écria le colonel. Quoi ! tenir un tel langage devant un vieillard et surtout un ministre ! — N’importe, laissez-le continuer, » répliqua celui-ci avec une égalité d’âme parfaite « Votre ami ou votre secrétaire veut rire. Il faudrait que j’eusse moins de patience qu’il ne sied à ma profession pour ne pas savoir endurer une plaisanterie et pardonner à celui qui la lance. Ou bien si, d’un autre côté, l’ennemi s’est réellement présenté à ce jeune homme dans l’accoutrement qu’il décrit, pourquoi serions-nous surpris que celui qui peut prendre la forme d’un ange de lumière, revête celle d’un faible mortel, dont la vocation et la profession spirituelle doit, il est vrai, le pousser à faire des avis qu’on lui donne un modèle pour les autres, mais dont la conduite néanmoins (telle est l’imperfection de notre nature abandonnée à elle-même !) nous présente quelquefois un exemple de ce que nous devrions éviter ? — Eh bien, par la messe ! honnête Dominie[2]… je veux dire révérend ministre… je vous demande mille pardons, » dit Wildrake, ému de sa patience et de la douceur de sa réprimande. « Par saint George ! s’il suffit d’être patient, vous êtes bien capable de tirer une botte au fleuret avec le diable lui-même, et je me contenterai de tenir les enjeux. »

Comme il finissait ces excuses bien méritées, et qui semblaient être reçues de très bonne part, ils approchèrent si près de la porte extérieure de la Loge, qu’ils furent salués d’un emphatique Qui vive ! que leur cria une sentinelle qui y montait la garde. « Ami ! » répondit le colonel ; et la sentinelle, répétant son ordre, « Halte-là, ami, » appela le caporal de garde. Le colonel lui déclina ses noms et ses titres, aussi bien que ceux de ses compagnons, sur quoi le caporal dit qu’il ne doutait point qu’on n’ordonnât de le faire entrer tout de suite, mais qu’en premier lieu il fallait consulter sir Tomkins, afin qu’il pût prévenir Leurs Honneurs les commissaires. — Comment, caporal, osez-vous, sachant qui je suis, avoir l’impudence de me laisser à la porte de votre poste ? — S’il plaît à Votre Honneur d’entrer, répliqua le caporal, j’y consens, à condition que vous prendrez sur vous la responsabilisé, car telle est ma consigne. — Eh bien, non ; faites votre devoir. Les Cavaliers sont-ils donc en marche ? qu’y a-t-il enfin pour ne pas démordre d’une surveillance si stricte et si sévère ? "

Le drôle ne répondit pas distinctement, mais il murmura entre ses moustaches quelque chose sur le diable et sur le lion rugissant qui vient voir ce qu’il peut dévorer. Aussitôt après parut Tomkins, accompagné de deux domestiques portant des lumières dans de grands chandeliers massifs de cuivre. Ils marchèrent devant le colonel Éverard et sa troupe, se tenant tous deux si près l’un de l’autre qu’ils se coudoyèrent en traversant plusieurs galeries sinueuses. Ils montèrent un large et vaste escalier en bois dont les appuis, les balustrades et les rampes étaient en chêne noir, et arrivèrent enfin dans un long appartement ou salon, où il y avait un feu d’enfer et environ douze chandelles des plus grosses fichées autour des murs. Là étaient assis les commissaires qui tenaient alors en leur pouvoir l’ancienne demeure et le domaine royal de Woodstock.


  1. Le diable. a. m.
  2. Qualification ironique. En Angleterre, les maîtres d’école et les pasteurs sont fréquemment qualifiés ainsi. a. m.