Woodstock/Chapitre XV

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Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 184-197).


CHAPITRE XV.

LES FANTÔMES.


C’est l’heure où les tisons consumés ne sont plus que braise ; où le chat-huant, à la voix criarde, présente au malheureux qui gît sur son lit de douleur le spectacle effrayant du linceul. C’est le temps de la nuit où toutes les tombes entr’ouvertes et vides permettent aux esprits des morts de voltiger dans le chemin du
Shakspeare. Rêve d’une nuit d’été.


Devant la porte du château les sentinelles étaient alors doublées. Éverard en demanda la raison au caporal qu’il trouva dans le vestibule avec ses soldats assis ou endormis autour d’un grand feu alimenté aux dépens des chaises et des bancs sculptés, ainsi que l’indiquaient plusieurs morceaux qui étaient encore là.

« Ma foi, vraiment, répondit le caporal, le corps-de-garde, comme dit Votre Seigneurie, va être bien fatigué d’un pareil service ; la peur nous a tous gagnés, et personne ne veut monter la garde tout seul. Nous avons donc rappelé un ou deux avant-postes de Banbury, et un nouveau renfort nous arrivera demain matin d’Oxford. »

Éverard continua à s’enquérir minutieusement de la position des sentinelles au dehors aussi bien qu’au dedans du château, et trouva que, comme elles avaient été placées sous les yeux d’Harrison lui-même, les règles d’une prudente discipline avaient été exactement observées dans la distribution des postes. Il ne restait donc rien à faire au colonel Éverard, sinon à recommander, en se rappelant sa propre aventure de la soirée, qu’on plaçât une sentinelle de plus, avec un compagnon, si c’était jugé nécessaire, dans ce vestibule ou antichambre sur laquelle ouvraient la longue galerie et d’autres files d’appartements, et où il avait lui-même rencontré un inconnu. Le caporal lui promit respectueusement que tous ses ordres seraient ponctuellement exécutés. Les domestiques, appelés, apparurent aussi en double force. Éverard demanda si les commissaires étaient couchés, et s’il était impossible de leur parler.

« Ils sont déjà dans leur chambre, répondit l’un d’eux ; mais je crois qu’ils ne sont pas encore déshabillés. — Quoi ! dit Éverard, » est-ce que le colonel Desborough et maître Bletson couchent tous les deux dans le même appartement ? — Leurs Honneurs l’ont voulu, répliqua le domestique ; et leurs secrétaires feront le guet toute la nuit. — Il paraît que c’est la mode de doubler les postes dans la maison, dit Wildrake ; si je pouvais seulement découvrir une ménagère à mine réjouie, je saurais bien aussi me mettre à la mode. — Paix, fou ! dit Éverard… Et où sont le maire et maître Holdenough ? — Le maire est retourné au bourg, à cheval derrière le soldat qui va à Oxford chercher le renfort ; et le digne ministre s’est logé dans la chambre où le colonel Desborough a passé la nuit dernière, dans celle où il pense avoir le plus de chances à recevoir la visite de… Votre Honneur doit comprendre. Que le Seigneur ait pitié de nous, car nous sommes bien tourmentés ! — Et où sont les gens du général Harrison ? dit Tomkins, les poltrons qui ne se hâtent pas de le reconduire à son appartement. — Voilà… voilà… voilà !… maître Tomkins, » répondirent trois gaillards en s’avançant avec la même consternation qui s’était emparée de tous les habitants de Woodstock.

« Parlez donc vite… et ne parlez pas à Sa Seigneurie… vous voyez qu’elle n’est pas de bonne humeur. — Ma foi, observa le colonel Éverard, il a la mine singulièrement pâle… les traits tirés comme s’il allait tomber en paralysie ; et quoiqu’il ait tant parlé en route, il n’a point ouvert la bouche depuis que nous avons retrouvé la lumière. — C’est son habitude après de telle visites, dit Tomkins…. Donnez le bras à Son Honneur, Zedekiah et Jonathan, pour l’emmener… je vous suis à l’instant… Vous, Nicomède, restez pour m’accompagner… il ne fait pas bon courir seul dans la maison. — Maître Tomkins, dit Éverard, j’ai souvent entendu parler de vous comme d’un homme pénétrant et sensé… dites-moi franchement, redoutez-vous bien les apparitions surnaturelles de cette maison ? — Je ne serais pas tenté d’en courir les risques, monsieur, » répondit gravement Tomkins ; — rien qu’en regardant mon honorable maître, vous pouvez vous figurer un peu quel air ont les vivants après qu’ils ont parlé aux morts. » Il s’inclina profondément, et prit congé du colonel Éverard, qui se dirigea vers la chambre où les deux autres commissaires, pour se prêter assistance mutuelle, étaient convenus de coucher en compagnie. Ils allaient se mettre au lit quand il arriva dans leur appartement ; tous deux tressaillirent lorsque la porte s’ouvrit… mais aussi tous deux se réjouirent en voyant que c’était seulement Éverard qui entrait.

« Écoutez-moi, » dit Bletson au colonel en le tirant à part ; « n’avez-vous jamais vu un âne pareil à Desborough ?… Le coquin est aussi gros qu’un bœuf et aussi peureux qu’un mouton. Il a voulu à toute force que je couchasse ici pour le défendre. Aurons-nous une bonne nuit, hein ?… sans doute, si vous consentez à occuper le troisième lit qu’on avait préparé pour Harrison. Mais il s’en est allé, comme un benêt, chercher la vallée d’Armageddon dans le parc de Woodstock. — Le général Harrison vient de rentrer avec moi, lui répondit Éverard. — Soit ; mais tant que je vivrai, il ne viendra point dans notre appartement, » ajouta aussitôt Desborough qui avait entendu la réponse de son ami. « Jamais homme qui a soupé, à ma connaissance, avec le diable, n’a droit de coucher avec des chrétiens. — Il n’en a point l’intention, dit Éverard ; il couche, à ce qu’il paraît, séparément… et seul. — Oh ! seul, non pas, j’ose le dire, continua Desborough, car Harrison a une espèce d’attraction pour les esprits… Ils voltigent autour de lui, comme des moucherons autour d’une chandelle. Mais de grâce ! cher Éverard, reste avec nous. Je ne sais pas comment cela se fait, mais quoique tu n’aies pas toujours ta religion à la bouche, et que tu ne t’élances pas dans des phrases difficiles à comprendre, comme Harrison… quoique tu ne fasses pas de longs sermons comme un certain de mes très honorable parents que tu connais fort bien, pourtant je me sens plus en sûreté dans ta compagnie que dans celle des autres. Quant à notre ami Bletson, c’est un si hardi blasphémateur, que j’ai grand’peur que le diable ne l’enlève avant demain — Avez-vous jamais entendu un plus misérable poltron ? » dit Bletson bas à Éverard. « Restez pourtant, mon digne colonel… je connais votre zèle à assister les gens malheureux, et vous voyez que Desborough se trouve en position d’avoir besoin près de lui d’un bon exemple pour l’empêcher de rêver aux esprits et aux diables. — Je suis fâché de ne pouvoir vous obliger, messieurs, dit Éverard ; mais je suis résolu à coucher dans l’appartement de Victor Lee ; ainsi je vous souhaite une bonne nuit, et si vous désirez dormir en repos, je vous conseille de vous recommander, pendant la nuit, à celui qui y voit aussi bien qu’en plein jour. J’avais l’intention de vous informer ce soir du sujet de ma présence ici ; mais je remets l’entretien à demain, et je serai, je pense, en état de vous alléguer d’excellentes raisons pour que vous quittiez Woodstock. — Oh ! nous en avons déjà de fort bonnes, dit Desborough : d’abord je suis venu ici pour le service de l’État, comptant retirer sans doute quelques petits profits de mes peines ; mais si on me met encore droit sur la tête, cette nuit comme la précédente, je ne reste pas plus long-temps ici, dussé-je gagner une couronne de roi ; car ma tête, j’en suis sûr, n’aurait pas la force d’en soutenir le poids. — Bonne nuit ! » s’écria Éverard ; et il se retirait quand Bletson se rapprocha encore de lui, et lui dit à l’oreille : « Écoutez, colonel… vous connaissez mon amitié pour vous… je vous supplie de laisser la porte de votre chambre ouverte, afin que si l’on venait vous troubler, je puisse vous entendre crier au secours, et vous rejoindre en un instant. Consentez, cher Éverard ; autrement mes craintes pour vous me tiendront éveillé ; car je n’ignore pas que, malgré votre sain jugement, vous conservez de ces idées superstitieuses qui nous viennent en naissant, et qui constituent le fondement de nos craintes en des occasions comme celle-ci. Laissez donc votre porte ouverte, si vous m’aimez, afin que je puisse vous secourir aussitôt en cas d’alarme. — Mon maître, dit Wildrake, a confiance d’abord en sa Bible, monsieur, ensuite dans sa bonne épée ; il ne s’imagine pas que le diable puisse craindre le charme de deux hommes couchant dans une même chambre, encore moins que le malin esprit ait une existence avouée par les Nullifidiens de la Rota. »

Éverard prit son imprudent ami par le collet, et l’entraîna pendant qu’il parlait ainsi, sans le lâcher, jusque ce qu’ils fussent arrivés tous deux à la chambre de Victor Lee, où ils avaient déjà couché la première nuit ; il continua même de le retenir jusqu’à ce que le domestique eût disposé les lumières, et fût sorti de l’appartement ; alors, le lâchant, il lui adressa cette ironique question : « N’es-tu pas un prudent et habile personnage, toi qui, dans le temps où nous vivons, cours au devant de toutes les occasions de te mettre dans l’embarras par des discours irréfléchis ? Honte à toi ! — Oui, honte à moi, bien sûr, dit le Cavalier ; honte à moi, pauvre et bonne créature, qui consens à me laisser ainsi mener par un homme qui n’est ni mieux né, ni mieux élevé que moi. Je te le dis, Mark, tu n’uses pas généreusement des avantages que tu as sur Wildrake : pourquoi ne pas vouloir que je te quitte, que j’aille vivre et mourir à ma mode ? — Parce qu’avant une semaine de séparation, j’entendrais dire que vous êtes mort comme un chien. Allons, mon bon ami, quelle folie avais-tu donc pour attaquer Harrison, et puis entamer une dispute inutile avec Bletson ? — Ma foi ! nous sommes dans la maison du diable, je crois, et je paie volontiers à mon hôte ce qui lui est dû, partout où je m’arrête en route. Lui envoyer Harrison ou Bletson pour le moment, c’est une bagatelle pour modérer son appétit, jusqu’à ce que Crom… — Chut ! les murailles nous entendent, » dit Éverard en regardant autour de lui. « Tiens, voilà de quoi boire avant de te coucher. Ne quitte pas ton épée, car il nous faut être sur nos gardes comme si le vengeur du sang était derrière nous. Voilà ton lit ; et le mien, comme tu vois, est préparé dans le salon, cette porte seule nous sépare. — Et je la laisserai ouverte, en cas que tu aies besoin de secours, comme disait Nullifidien. Mais comment as-tu donc si bien arrangé tout cela, bon maître ? — J’ai averti le maître-d’hôtel Tomkins que je voulais coucher ici. — Tomkins ! dit Wildrake, un étrange drôle, qui a pris, on dirait, mesure du pied à chacun… Tout paraît lui passer par les mains. — C’est, à ce que je pense, répliqua Éverard, un de ces hommes formés par les circonstances… Il a le don de prêcher et de pérorer, ce qui lui donne un grand crédit parmi les Indépendants ; et il se recommande aux gens plus modérés par son activité et son intelligence. — A-t-on douté jamais de sa sincérité ? demanda Wildrake. — Jamais que je sache, répondit le colonel ; au contraire, on lui a donné le sobriquet d’honnête Joseph et de fidèle Tomkins. Pour moi, je pense que sa sincérité a toujours marché de pair avec son intérêt… Mais, allons, vide ton verre, et au lit… Comment ! tu bois tout d’un seul trait ? — Corbleu ! oui… mon vœu me défend d’en faire deux gorgées ; mais n’aie pas peur… ce sera un bonnet de nuit qui m’échauffera seulement la tête, sans mettre la cervelle en fermentation ; ainsi, homme ou diable, si on t’éveille, appelle-moi, et compte sur moi en un clin d’œil. » À ces mots, le Cavalier se retira dans son appartement séparé, et le colonel Éverard, ôtant ceux de ses habits qui le gênaient le plus, sa culotte et sa veste, se disposa à dormir et s’endormit en effet.

Il fut éveillé par une musique lente et solennelle dont les sons allaient se perdre dans le lointain. Il tressaillit, et chercha ses armes qu’il trouva près de lui ; son lit, préparé pour la nuit, n’avait pas de rideaux : il put donc regarder sans peine autour de lui ; mais comme ce qui restait de braise rouge avait été enterré dans les cendres, il lui fut impossible de rien distinguer ; il sentit donc, en dépit de son courage naturel, cette indéfinissable frayeur qui accompagne la conviction d’un péril imminent et une ignorance absolue de sa cause et de sa nature. Quoiqu’il ne crût qu’avec répugnance aux apparitions surnaturelles, nous avons déjà dit qu’il n’était pas absolument incrédule ; car peut-être, même en ce siècle si sceptique, se trouve-t-il moins de gens d’une incrédulité complète et absolue à cet égard, qu’on n’en voit s’en glorifier. Incertain s’il n’avait pas rêvé entendre ces sons qui semblaient retentir encore à son oreille, il n’osait guère s’exposer aux railleries de son ami en l’appelant. Il se mit donc sur son séant, non sans ressentir cette agitation nerveuse ordinaire au brave comme au poltron, avec cette différence que l’un en est atterré, et que l’autre rassemble toute son énergie pour s’en débarrasser, comme le cèdre du Liban soulève, dit-on, ses branches, pour secouer la neige qui s’y accumule.

L’histoire d’Harrison, en dépit de lui-même, et malgré un secret soupçon de machination et de complot, lui revint à l’esprit dans ce moment. Il se rappela qu’Harrison, en parlant de l’apparition, avait donné un détail autre que celui qui lui passait dans l’esprit en ce moment. Cette serviette sanglante, pressée toujours sur le côté, était une circonstance alors présente à ses yeux et à son imagination agitée. Était-il donc possible qu’un homme assassiné revînt dans l’habitation de celui qui l’avait expulsé de la scène avant qu’il eût reçu absolution de ses péchés ? Et si cela était, cette permission ne pouvait-elle pas autoriser d’autres apparitions de la même nature, pour avertir… pour instruire… pour punir ? Sa conclusion était que, s’il fallait être téméraire et crédule pour admettre comme vraie toute histoire de ce genre, il n’y avait pas moins de témérité à limiter la puissance du Créateur sur les ouvrages qu’il a produits, et à supposer que les lois de la nature ne pouvaient, dans des cas particuliers et pour de grands motifs, être momentanément interrompues du consentement de leur auteur.

Tandis que ces pensées se présentaient à l’esprit d’Éverard, des sentiments qu’il n’avait jamais connus, même quand il s’était trouvé pour la première fois dans la mêlée chaude et périlleuse d’une bataille, envahissaient son esprit. Il craignait sans savoir pourquoi ; et lorsqu’un danger visible et inévitable eut enflammé son courage, l’incertitude absolue de sa position lui rendait ses craintes bien plus grandes. Il avait bien envie de sauter en bas de son lit, et de rallumer le feu couvert, espérant que la flamme lui montrerait quelque étrange spectacle dans sa chambre. Il était aussi violemment tenté d’éveiller Wildrake ; mais la honte, plus forte que la crainte, l’empêcha de le faire. « Quoi ! pensera-t-on que Markham Éverard, qui a la réputation d’être un des meilleurs soldats qui aient tiré l’épée dans cette triste guerre… Markham Éverard, qui a mérité un si haut grade dans l’armée parlementaire, quoique encore si jeune, a eu peur de rester seul dans une chambre obscure, à minuit ?… On ne le dira jamais. »

Ces réflexions ne furent pourtant pas un charme contre le cours désagréable de ses pensées. Les différentes traditions que l’on avait faites sur l’appartement de Victor Lee se représentaient à lui ; et quoiqu’il les eût souvent regardées comme des bruits vagues, sans authenticité et sans fondement, engendrées par la superstition de nos pères, et transmises de génération en génération par la crédulité bavarde, cependant elles avaient quelque chose qui ne tendait guère à apaiser en ce moment l’irritation de ses nerfs. Puis quand il se rappelait les événements de la soirée même, l’épée qu’on appuyait sur sa gorge, le bras vigoureux qui le retenait étendu sur le plancher… si ce souvenir servait à dissiper les idées de fantôme en campagne, et de poignards imaginaires, il le portait certainement à croire qu’il y avait, dans quelque coin de cette immense maison, une bande de Cavaliers logés de manière à sortir la nuit de leur cachette pour épouvanter les sentinelles, et exécuter sur elles, mais en particulier sur Harrison, l’un des juges régicides, cette vengeance dont la soif dévore si ardemment les partisans fidèles d’un monarque assassiné.

Il tâcha de dissiper ses craintes, en réfléchissant au nombre des gardes et à leur position. Il se repentit encore de n’avoir pas pris de plus sévères précautions, et d’être obligé de garder la promesse de silence qu’on avait exigée de lui, et qui pouvait exposer tant des siens au péril d’un assassinat. Ces pensées, jointes à ses devoirs militaires, éveillèrent en lui une autre suite de réflexions. Il pensa que tout ce qu’il pouvait alors faire était de visiter les sentinelles, de s’assurer qu’elles étaient éveillées, actives, aux aguets, et placées de façon à se pouvoir, en cas de besoin, secourir l’une l’autre… « Voilà qui me convient mieux, pensa-t-il, que de rester ici comme un enfant, à frissonner de la légende d’une vieille femme dont j’ai ri dans mon enfance. Si Victor Lee s’est montré sacrilége, comme on le dit communément ; s’il a brassé de la bière dans des fonts baptismaux par lui enlevés dans l’antique palais d’Holy-Rood, pendant que l’église et l’édifice étaient la proie des flammes ; si son fils aîné est mort en tombant dans le même vase, qui était rempli d’eau bouillante ; en bien, quoi ? combien d’églises ont été démolies depuis son temps ! Combien de fonts baptismaux profanés ! Tel est le nombre de ces crimes que, si la vengeance du ciel voulait punir de tels attentats d’une manière surnaturelle, il n’y aurait pas un coin en Angleterre, pas même la plus petite paroisse, qui n’eût son apparition… Bah ! ce sont des jeux d’imagination ridicules, indignes surtout d’être admis par les gens élevés à croire que la sainteté consiste dans l’intention et dans l’œuvre, non dans les édifices ou dans les vases sacrés, ni dans la forme du culte. »

Au moment où il concluait ainsi en faveur des articles de sa foi calviniste, le marteau de la grande horloge (les horloges sont rarement silencieuses dans de tels récits) sonna trois heures, et alors on entendit retentir immédiatement les cris rauques des sentinelles à travers les voûtes et les galeries au rez-de-chaussée et aux étages supérieurs, s’appelant et se répondant les unes aux autres par le mot de veille ordinaire, tout va bien ; leurs voix se mêlèrent au bourdonnement sourd de l’horloge, mais cessèrent avant qu’elle redevînt muette. Les échos produits par l’airain, et qui semblaient s’éloigner progressivement, retentirent encore pendant quelques secondes aux oreilles d’Éverard, et le tintement sembla recommencer. Il ne put distinguer d’abord si un nouvel écho avait répété un nouveau coup du marteau, ou si quelque bruit d’une autre nature avait troublé le silence où l’horloge, en cessant de sonner, avait replongé l’antique manoir et les bois d’alentour.

Mais son doute fut bientôt éclairci. Il reconnut des airs de musique qui s’étaient mêlés au glas mourant de la cloche et qui en se prolongeant finirent par lui survivre. Une mélodie d’un ton grave, de plus en plus bruyante à mesure qu’elle approchait, semblait passer de chambre en chambre, des cabinets dans les galeries, du vestibule à la voûte, à travers les ruines désertes et profanées de l’ancienne résidence de tant de souverains ; et, pendant qu’elle avançait, nul soldat ne donnait l’alarme, nul des nombreux habitants de la Loge qui passaient une nuit si désagréable et si horrible dans ce vieux manoir, ne semblait oser faire part à un autre de cette cause inexplicable d’appréhension.

L’agitation d’Éverard ne lui permit pas de rester si passif. Les sons approchaient alors tellement de lui, qu’on eût dit, à les entendre, qu’on célébrait dans la pièce voisine un service solennel des morts. Il donna l’alarme en appelant de toute sa force son fidèle écuyer Wildrake, qui ronflait dans la chambre voisine de la sienne, séparée seulement par une porte à demi ouverte.

« Wildrake… Wildrake… sur pied… sur pied ! n’entends-tu pas l’alarme ? »

Wildrake ne répondit pas, quoique la symphonie qui retentissait alors dans l’appartement même, comme si les musiciens eussent été dans son enceinte, fût assez bruyante pour éveiller une personne endormie, même sans qu’un camarade ou un maître eût besoin de l’appeler ainsi.

« Alarme… Roger Wildrake… alarme ! » s’écria toujours Éverard sautant en bas de son lit et saisissant ses armes… « Trouve de la lumière, et donne l’alarme ! »

Point de réponse. Les sons de la musique parurent mourir lorsqu’il eut prononcé ces derniers mots, et la même douce voix qui, selon lui, ressemblait à celle d’Alice Lee, se fit entendre dans l’appartement et non loin de lui :

« Votre camarade ne répondra point, lui dit-elle ; il n’y a que ceux dont la conscience n’est pas tranquille qui puissent prendre l’alarme. — Encore la même mascarade ! dit Éverard. Je suis mieux armé que la dernière fois, et si ce n’était le son de cette voix, celui qui me parle aurait payé cher la plaisanterie. »

Il était singulier, et nous pouvons l’observer en passant, que quand le son distinct de la voix humaine parvenait à l’oreille d’Éverard, toute idée d’apparition surnaturelle cessait, et que le charme qui l’avait d’abord enchaîné paraissait brisé. Quelle que soit, dans des hommes d’un jugement sain, l’influence d’une terreur imaginaire fondée sur le doute, bientôt ils saisissent la moindre idée précise, et par son aide ils rentrent aisément dans le cours de la vie ordinaire. La voix fit au colonel une réponse qui s’adressait aussi bien au sens qu’au son des paroles.

« Nous rions des armes dont tu penses nous épouvanter… Sur les gardiens de Woodstock, elles ne peuvent rien. Tire, si tu veux, essaie l’efficacité de tes armes. Mais sache que notre intention n’est pas de te nuire. De race, tu es un faucon ; ton caractère est noble, quoique tu aies été mal élevé et que tu vives avec le milan et la corneille ; prends ton vol demain matin, pour te sauver d’ici, car si tu demeures avec les chauves-souris, les chats-huants, les corbeaux et les vautours qui songent à poser leur nid en ces lieux, tu partageras inévitablement leur sort. Pars donc, et que ces appartements soient disposés pour recevoir ceux qui ont de meilleurs droits à les habiter. »

Éverard répondit à voix haute : « Je vous avertis une seconde fois, ne pensez pas me défier en vain. Je ne suis plus un enfant, pour avoir peur des histoires de revenants, ni un poltron, armé comme je le suis, pour m’alarmer des menaces d’un bandit. Si je vous donne un instant de répit, c’est par égard pour des amis chers et mal conseillés qui peuvent être complices de cette dangereuse pasquinade. Apprenez que je puis entourer le château de soldats qui rechercheront, jusque dans les cachettes les plus reculées, l’auteur de cette audacieuse plaisanterie ; et si cette recherche ne réussit pas, il n’en coulera que quelques barils de poudre pour faire de cette maison un monceau de ruines, et ensevelir sous les décombres les inventeurs d’un amusement aussi ridicule. — Vous parlez bravement, sir colonel, » dit une autre voix semblable à celle plus rauque et plus dure qui lui avait parlé dans la galerie ; « faites donc preuve de courage par ici. — Vous ne me provoqueriez pas deux fois, répondit le colonel Éverard, si j’y voyais assez pour tirer. »

À ces mots, un rayon de lumière, qui éblouit presque le hardi parleur, lui fit voir une figure distincte qui ressemblait assez à Victor Lee, tel qu’il était représenté dans son portrait, tenant d’une main une dame voilée des pieds à la tête, et de l’autre son bâton de commandement. Les deux figures étaient animées et se tenaient, à ce qu’il semblait, à six pieds de lui environ.

« Sans cette femme, dit Éverard, on ne m’aurait pas ainsi mortellement provoqué. — Ne faites pas attention à ma compagne, et n’épargnez rien contre nous, répliqua la même voix ; je vous défie de nouveau. — Répétez votre défi quand j’aurai compté jusqu’à trois, dit Éverard, et vous recevrez le châtiment de votre insolence. Une… J’ai armé mon pistolet… Deux… Je ne manque jamais le but… Par tout ce qu’il y a de sacré, je tire sur vous si vous ne partez à l’instant même. Si vous me laissez prononcer trois, vous êtes mort. Pourtant il me répugne à verser du sang… Je vous laisse encore le temps de partir… Une… deux… trois… »

Éverard visa au cœur, et lâcha son coup. La figure éleva ses bras comme par mépris ; puis commença un gros rire, et la flamme devenait de moins en moins brillante autour du vieux chevalier ; enfin elle disparut. Le sang d’Éverard se glaça dans ses veines « Si c’eût été une créature humaine, pensa t-il, la balle l’aurait percée Je n’ai ni le désir, ni le pouvoir de combattre des êtres surnaturels. »

Il éprouvait alors une oppression si forte, qu’il en fut tout anéanti. Il se traîna pourtant jusqu’à la cheminée, et jeta sur les charbons qui étaient encore allumés, une poignée de bois sec. Il flamba aussitôt, et éclaira la chambre assez pour qu’il l’examinât tout entière. Il regarda autour de lui avec précaution, presque avec timidité, craignant à moitié d’apercevoir quelque horrible fantôme. Mais il ne vit rien que les vieux meubles, le pupitre à lire, et d’autres objets tous dans le même état où sir Henri les avait laissés en partant. Il éprouva un désir irrésistible, quoique mêlé de répugnance, de considérer le portrait du vieux chevalier, auquel ressemblait tant celui qui venait de lui apparaître. Il hésita long-temps entre ces deux sentiments contraires. Mais enfin il prit, avec une résolution désespérée, la chandelle qu’il avait éteinte, et la ralluma avant que la flamme des broussailles mourût. Il la leva devant le portrait de Victor Lee, et le regarda avec une vive curiosité, non exempte de crainte. Les frayeurs puériles de son enfance revinrent toutes l’épouvanter ; il crut voir l’œil pâle et sévère du vieux guerrier suivre le sien, et le menacer de son déplaisir ; et quoiqu’il chassât promptement cette absurde idée de son esprit, cependant certains sentiments confus s’exhalèrent en paroles, qui semblaient presque s’adresser à l’ancien portrait.

« Âme d’un des ancêtres de ma mère, dit-il, que ce soit à bonne ou à mauvaise intention, par des hommes fourbes ou par des êtres surnaturels que soient troublés ces vieux appartements, je suis déterminé à en sortir demain matin. — Je me réjouis de l’apprendre, et de toute mon âme, » dit une voix derrière lui.

Il se retourna, vit une grande figure blanche avec une espèce de turban sur la tête, et laissant tomber la lumière, il s’élança pour la saisir.

« Tu es du moins palpable, s’écria-t-il. — Palpable ! répondit le corps qu’il empoignait si vigoureusement… Matamore ! il me semble que vous pourriez vous en assurer, sans faillir m’étouffer ; et si vous ne me lâchez pas, je vais vous montrer qu’à deux on peut s’amuser à lutter. — Roger Wildrake ! » dit Éverard lâchant le Cavalier et reculant de trois pas.

« Roger Wildrake ? oui, vraiment ! Me prenez-vous pour Roger Bacon, qui vient vous défendre contre le diable ? car il sent joliment le soufre ici. — C’est le pistolet que j’ai tiré. Ne l’avez-vous pas entendu ? — Mais si, c’est ce qui m’a éveillé pour la première fois ; car ce bonnet de nuit dont je me suis coiffé m’a fait dormir comme une marmotte. Ha ! je me sens encore le cerveau tout engourdi. — El pourquoi ne veniez-vous pas aussitôt ? Je n’ai jamais eu plus besoin d’assistance. — Je venais le plus vite que je pouvais, répondit Wildrake ; mais il m’a fallu du temps pour me remettre, car je rêvais à cette bataille de Naseby… et puis la porte de ma chambre était fermée, et si difficile à ouvrir que j’ai fait le serrurier avec mon pied. — Comment ! elle était ouverte quand je me suis couché, dit Éverard. — Elle était fermée pourtant quand je me suis levé, et je m’étonne que vous ne m’ayez pas entendu l’enfoncer. — J’avais l’esprit occupé d’autre chose. — Voyons, qu’est-il donc arrivé ? Me voilà sur pied, bien disposé, et tout prêt à combattre, si cette envie de bâiller veut bien me le permettre. La meilleur ale de mère Redcap est moins forte que celle que j’ai bue hier soir, il s’en faut d’un bon boisseau d’orge ; j’ai avalé du véritable élixir de drèche. Ah !… comme je bâille. — Avec quelques grains d’opium, je crois, dit Éverard. — Oui, sans doute… oui, sans doute… Il n’y avait qu’un coup de pistolet qui pût m’éveiller, moi qui, rien qu’avec le coup de grâce ordinaire du soir, dors aussi légèrement qu’une fille, au premier jour de mai, quand elle guette le premier rayon du soleil pour aller recueillir la rosée. Mais qu’avez-vous à m’ordonner ? — Rien. — Rien ? — Mais je déclare, reprit le colonel, moins pour t’en informer que pour en prévenir d’autres personnes qui peuvent m’entendre, que je quitte la Loge dès la pointe du jour et en fais déguerpir, s’il est possible, les commissaires. — Écoutez, dit Wildrake, n’entendez-vous pas du bruit, comme un bruit d’applaudissements ? Les démons de l’endroit se réjouissent de votre départ. — Je laisserai Woodstock en la possession de mon oncle sir Henri Lee et de sa famille, s’ils veulent bien y revenir, non que la peur me fasse céder aux artifices qu’on a mis en jeu contre moi en cette occasion, mais seulement parce que j’en avais déjà l’intention depuis long-temps. Mais je préviens, » ajouta-t-il en élevant la voix, « je préviens les complices de ces stratagèmes que s’ils peuvent réussir contre un fou comme Desborough, un visionnaire comme Harrison, un poltron comme Bletson… »

En ce moment la voix d’une personne qui semblait être près d’eux fit entendre : « Ou contre un homme sage, modéré et résolu, comme le colonel Éverard. »

« Par le ciel ! la voix vient du portrait, » s’écria Wildrake dégainant son épée : « il faut que je mette son armure à l’épreuve. — Point de violence, » dit Éverard qui avait tressailli à cette interruption, mais qui, reprenant avec fermeté ce qu’il allait dire, ajouta : « Qu’ils sachent, tous ces complices, qu’en dépit du succès qui favorise à présent leurs artifices, on pourra, si l’on s’en donne la peine, trouver le fin mot, et que leur découverte entraînera nécessairement la punition de tous les coupables, la démolition complète de Woodstock, et la ruine irrémédiable de la famille Lee. Que tous les coupables y songent, et cessent à temps. »

Il s’arrêta, espérant qu’on allait lui répondre, mais il fut trompé dans son attente.

« C’est vraiment bizarre, dit Wildrake ; mais, ha, ha, ha !… ma tête est incapable de donner la moindre explication en ce moment ; elle tourne comme une rôtie dans une cruche de muscadine ; je suis obligé de m’asseoir… ha, ha, ha !… et vais y songer à loisir. Grand merci, bon fauteuil. »

À ces mots, il se jeta, ou plutôt se laissa tomber dans un large siége à bras, qui avait souvent servi à sir Henri, et en moins d’un instant il fut profondément endormi. Éverard était loin d’avoir si grande envie de dormir, pourtant son esprit était débarrassé de la crainte d’autre apparition pour la nuit ; car il supposait son traité pour l’évacuation de Woodstock bien connu et très probablement accepté par ceux que l’invasion des commissaires avait portés à prendre de si singulières mesures pour les chasser. Son esprit, disposé un instant à voir quelque chose de surnaturel dans ce tapage extraordinaire, se sentait disposé à expliquer la chose d’une manière plus raisonnable : ce n’était plus qu’un adroit complot, pour lequel un château comme Woodstock offrait tant de facilités.

Il jeta du bois dans le feu, ralluma la chandelle, et, examinant la position du pauvre Wildrake, le mit à son aise dans le fauteuil, autant que possible ; le Cavalier laissait aller ses membres comme un enfant. Son état contribua beaucoup à confirmer son patron dans l’idée que les troubles du château étaient des ruses combinées à dessein, car les esprits n’ont pas coutume de droguer les gens avec de l’opium. Il se jeta sur son lit, et pendant qu’il réfléchissait à ces bizarres événements, il entendit les sons d’une musique lente et douce, puis ensuite ces mots : « Bonne nuit, bonne nuit, bonne nuit ! » Ces mots trois fois répétés, et chaque fois sur un ton plus doux et plus éloigné, semblaient lui annoncer que les démons et lui étaient en trêve sinon en paix, et qu’il en serait débarrassé pour la nuit. Il eut à peine le courage de répondre « Bonne nuit ! » car, quoique bien convaincu de l’existence d’un complot, il était si bien exécuté, qu’il tremblait toujours, de même qu’un spectateur qui assiste à une scène tragique, qu’il sait n’être pas réelle, se sent cependant ému par la vraisemblance qu’elle renferme. Le sommeil s’empara de lui enfin, et ne le quitta qu’en plein jour le lendemain matin.