Woodstock/Chapitre XXIV

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Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 298-310).


CHAPITRE XXIV.

LE DUEL.


Les serpents les plus dangereux sont ceux qui se cachent sous les fleurs ; qui mêlent leur peau brillante aux boutons de diverses couleurs, dont l’œil étincelle comme une goutte de rosée, scintillant ainsi qu’une paillette sur les feuilles ; ils ressemblent si bien à tout ce que la nature a de moins redoutable, que la simple innocence, qui ne redoute point le danger, est atteinte de leur venin sans s’en douter.
Ancienne comédie.


Charles (car nous devons maintenant lui donner son vrai nom) se résigna sans peine aux circonstances qui rendaient nécessaire son séjour à Woodstock. Sans doute il aurait mieux aimé se mettre en sûreté en fuyant sur-le-champ de l’Angleterre ; mais il avait été déjà condamné à se retirer dans bien des retraites incommodes, à prendre bien des déguisements désagréables, à faire de longs et pénibles voyages, durant lesquels, poursuivi sans cesse par des officiers de justice du parti vainqueur, et des détachements de soldats dont les chefs prenaient sur eux d’agir de leur autorité privée, il avait couru plus d’une fois le risque d’être découvert. Il était donc joyeux de profiter de quelques moments de repos et de sûreté, en comparaison au moins de tout ce qu’il avait souffert.

Il faut ajouter aussi que Charles s’était entièrement réconcilié avec la société de Woodstock depuis qu’il la connaissait mieux ; il avait remarqué que, pour plaire à la belle Alice et se procurer souvent le plaisir de sa compagnie, rien n’était plus nécessaire que de se soumettre aux fantaisies et de rechercher l’amitié du vieux chevalier son père. Quelques assauts d’armes, dans lesquels Charles eut soin de ne pas déployer toute son habileté ni toute la force et l’activité de sa jeunesse ; la patience d’écouter quelques scènes de Shakspeare, que le chevalier lisait avec plus d’enthousiasme que de goût ; quelque talent en musique, art dans lequel le vieillard avait été grand amateur ; la déférence qu’il affectait pour quelques opinions surannées dont il riait en lui-même, tout cela était plus que suffisant pour obtenir au prince déguisé l’amitié de sir Henri Lee, et lui concilier au même degré la bienveillance de son aimable fille.

Il n’y eut jamais deux jeunes gens dont on pût dire qu’ils commencèrent un pareil genre de liaison avec des avantages si inégaux. Charles était un libertin ; et si de sang-froid il ne formait pas le dessein de conduire sa passion pour Alice à une conclusion déshonorante, il pouvait à chaque instant céder à la tentation de mettre à l’épreuve une vertu à laquelle il ne croyait pas. Alice de son côté savait à peine ce que signifiaient les mots de libertin et de séducteur : sa mère était morte dans les premiers temps de la guerre civile, et elle avait été élevée presque exclusivement avec son frère et son cousin. Il en était résulté que ses manières étaient celles d’une jeune fille inconséquente qui ne redoute rien et ne soupçonne rien. Charles pouvait, devait peut-être interpréter cette liberté d’Alice d’une manière favorable à ses propres vues ; de plus, l’amour d’Alice pour son cousin… cette première émotion qui inspire au cœur le plus simple et le plus innocent un sentiment de réserve et de crainte à l’égard des hommes en général, n’avait point éveillé cette alarme dans son sein, car ils étaient proches parents. Éverard, quoique jeune, était plus âgé qu’elle de quelques années, et dès son enfance il avait été l’objet de son respect autant que de son affection. Quand cette intimité enfantine se changea en un amour déclaré et payé de retour, elle différa toujours en quelque point de la passion qui existe entre deux amants qui ont vécu étrangers l’un à l’autre jusqu’au moment où leurs affections se sont unies par l’effet ordinaire de la galanterie. Leur amour était plus tendre, plus familier, plus confiant, peut-être aussi plus pur et moins exposé à des accès de passion violente et aux craintes de la jalousie.

La possibilité qu’un autre homme se déclarât le rival d’Éverard dans son cœur ne s’était jamais présentée à l’esprit d’Alice, et il ne lui était jamais venu à l’idée que ce singulier Écossais avec lequel elle riait à cause de sa bonne humeur et dont elle se moquait à cause de ses bizarreries, pût être pour elle un être dangereux et dont elle dût se méfier ; c’est ce que son imagination n’avait jamais conçu. L’espèce d’intimité qui existait entre eux ressemblait à celle qu’elle aurait accordée à une compagne de son sexe dont elle n’aurait pas toujours les manières, mais dont la société lui aurait semblé amusante. Il était naturel que la liberté de la conduite d’Alice, qui était le résultat de l’indifférence la plus complète, parût à son royal amant une sorte d’encouragement, et que la résolution qu’il avait prise de ne point céder à la tentation de violer l’hospitalité de Woodstock, commençât à chanceler à mesure que les occasions favorables devenaient plus fréquentes.

Ces occasions se multiplièrent, Albert étant parti de Woodstock le lendemain de son arrivée. Il avait été convenu en grand conseil entre Charles et Rochecliffe qu’Albert irait rendre visite à son oncle Éverard dans le comté de Kent, afin qu’en se montrant dans ce pays, il prévînt les soupçons qu’aurait fait naître sa résidence à Woodstock, et ne laissât aucun prétexte pour troubler la famille de son père, comme ayant donné asile à un officier qui avait si récemment pris les armes contre le roi. Il avait aussi entrepris, malgré tous les risques qu’il pouvait courir, de visiter différents points de la côte, et de reconnaître ceux qui offraient le plus de sécurité, et où le roi pourrait s’embarquer pour quitter l’Angleterre.

Ces mesures étaient prises pour le salut du roi et faciliter sa fuite ; mais Alice se trouvait ainsi privée de la présence de son frère, qui aurait été son plus vigilant gardien. À la vérité il avait attribué les propos légers du roi, dans une occasion récente, à la gaîté de son caractère, et il aurait cru faire grand tort à son souverain s’il l’avait soupçonné de violer indignement les lois de l’hospitalité en formant sur Alice des projets déshonorants.

Cependant, parmi les habitants de Woodstock, il en était deux qui voyaient toujours d’un mauvais œil et Charles et ses projets. Le premier était Bévis qui, depuis leur première rencontre peu amicale, semblait avoir conservé contre le nouvel hôte une aversion que toutes les avances de Charles ne pouvaient vaincre. Si par hasard le page se trouvait seul avec sa jeune maîtresse, il trouvait toujours moyen d’y être en tiers. Il s’approchait de la chaise d’Alice, et grondait quand le galant s’approchait d’elle. « C’est une pitié, dit le prince déguisé, que votre Bévis ne soit pas un boule-dogue ; car nous pourrions une fois le traiter comme une Tête-ronde. Il est trop beau, trop noble, trop aristocratique, pour entretenir des préjugés inhospitaliers contre un pauvre Cavalier proscrit. Je suis convaincu que l’esprit de Pym ou de Hampden a passé dans cet animal, et qu’il continue à montrer sa haine contre la royauté et tous ses partisans. »

Alice répondait alors que Bévis était loyal sous tous les rapports, et que seulement il partageait les préjugés de son père contre les Écossais, préjugés assez violents, ainsi qu’elle était obligée de le reconnaître.

« Eh bien donc ! dit le prétendu Kerneguy, il faut que je trouve quelque autre raison ; car je ne puis supposer que le ressentiment de Bévis n’ait d’autre cause qu’une antipathie nationale. Nous croirons donc que quelque galant Cavalier qui est parti pour la guerre et n’en est jamais revenu a pris ce déguisement pour reparaître dans les lieux qu’il quitta avec tant de regret, et qu’il est jaloux de voir le pauvre Louis Kerneguy auprès de la dame qui fut jadis l’objet de son affection… » En parlant ainsi, il approcha sa chaise, et alors Bévis se mit à gronder plus fort.

« En ce cas, vous ferez mieux de rester à quelque distance de moi, » dit Alice en riant ; « car la morsure d’un chien qu’anime l’âme d’un amant jaloux ne peut être que fort dangereuse. » La conversation que le roi continua sur le même ton, en laissant croire à Alice qu’elle n’avait rien à craindre de plus sérieux que la galanterie d’un jeune page éveillé, donnait lieu à Louis Kerneguy de penser qu’il avait fait une de ces conquêtes qui sont si souvent et si facilement le partage des souverains. Malgré la sagacité de son esprit, il ne remarquait pas assez que le grand chemin à la faveur des dames n’est ouvert aux monarques que quand ils voyagent en grand costume ; mais que, s’ils parcourent le pays incognito, le sentier de la galanterie est pour eux hérissé d’obstacles et de difficultés comme s’ils étaient de simples particuliers.

Indépendamment de Bévis, il y avait un autre membre de la famille qui voyait Louis Kerneguy d’un œil peu amical. Phœbé May-Flower, quoique simple villageoise, connaissait le monde bien mieux que sa maîtresse, et d’ailleurs elle avait cinq ans de plus qu’elle, et étant plus ignorante, elle était plus soupçonneuse. Elle trouva que ce jeune Écossais, si singulier, témoignait plus d’attention à sa maîtresse que son humble condition ne le lui permettait, et qu’Alice de son côté lui accordait plus d’encouragements que Parthenia ne l’eût fait pendant l’absence d’Argalus, car l’ouvrage qui traite des amours de ces célèbres Arcadiens était alors la lecture favorite des bergers et des bergères de toute l’Angleterre. Phœbé, préoccupée de tels soupçons, ne savait comment se conduire en cette circonstance, et cependant elle était résolue à protéger le véritable amour d’Éverard, sans cependant chercher à venir à son secours. Elle avait un attachement particulier pour lui ; et d’ailleurs c’était, comme elle le disait souvent, le jeune homme le plus beau et le mieux fait de tout le comté d’Oxford. Cet épouvantail d’Écossais ne pouvait lui être comparé en aucune manière ; et pourtant elle reconnaissait que maître Kerneguy parlait fort agréablement et à propos, et que des galants de cette espèce ne sont pas à mépriser. Que fallait-il donc faire ?… Elle n’avait aucun fait précis à alléguer, mais seulement de vagues soupçons ; elle n’osait parler à sa maîtresse, dont la bonté, quelque grande qu’elle fût, ne permettait pourtant pas cette familiarité.

Elle sonda Jocelin ; mais il était, sans qu’elle sût pourquoi, si bien disposé pour ce vilain page, il avait une si haute idée de son importance, qu’elle ne fit aucune impression sur lui. Le digne chapelain, qui était à Woodstock l’arbitre souverain de toutes les contestations, aurait été la ressource naturelle de la jeune suivante ; car il était aussi pacifique qu’attaché à la morale par sa profession, et profond politique par ses habitudes ; mais sans le vouloir il avait offensé Phœbé en la désignant par l’épithète classique de rustica fidelis ; comme elle ne la comprenait pas, elle la prit pour une injure, et déclara qu’elle n’aimait pas plus le violon (fiddle[1]) que les autres ; et depuis cette époque, elle n’avait eu avec le docteur Rochecliffe d’autres communications que celles qu’elle n’avait pu éviter.

Maître Tomkins allait et venait toujours dans la maison sous différents prétextes ; mais c’était une Tête-ronde, et elle était trop fidèlement attachée aux Cavaliers pour introduire un de leurs ennemis dans leurs discordes intestines… D’ailleurs il avait parlé à Phœbé sur un ton qui l’empêchait de prendre avec lui la moindre familiarité. Enfin, elle pouvait encore consulter le Cavalier Wildrake ; mais elle disait avec emphase, et elle avait des motifs plus que suffisants pour le dire, que le Cavalier Wildrake était un impudent libertin de Londres. Enfin elle se détermina à faire part de ses soupçons à la personne qui avait le plus d’intérêt à vérifier leur exactitude.

« J’avertirai maître Markham Éverard qu’une guêpe bourdonne autour de sa ruche, dit Phœbé, et que, de plus, je sais que ce jeune mauvais sujet écossais a quitté les habits de femme pour prendre ceux d’homme chez Goody Green, et qu’il a donné à Dolly, la servante de Goody, une pièce d’or pour n’en rien dire ; elle n’en a parlé à personne qu’à moi ; elle seule peut dire si elle lui a rendu la monnaie de sa pièce… Mais maître Louis est un niais assez malin pour la lui demander. »

Trois ou quatre jours s’écoulèrent, et les choses restèrent dans cet état… le prince déguisé s’occupant quelquefois de l’intrigue que la fortune semblait avoir jetée sur sa route pour son amusement, et profitant de toutes les occasions qui se présentaient pour augmenter son intimité avec Alice Lee, mais plus souvent accablant le docteur Rochecliffe de questions sur la possibilité de sa fuite. Le brave homme, se trouvant hors d’état de lui répondre, échappait aux importunités du prince en se réfugiant dans les retraites inexplorées de la Loge, connues de lui seul, pour avoir passé une vingtaine d’années à décrire les merveilles de Woodstock.

Le hasard voulut que le quatrième jour un motif de peu d’importance appelât le chevalier hors de chez lui, et qu’il laissât le jeune Écossais, qu’on traitait maintenant dans la maison sans cérémonie, seul avec Alice dans l’appartement de Victor Lee. Il pensa que l’occasion était favorable pour commencer un cours de galanterie qu’on pourrait appeler expérimentale, semblable à la manœuvre des croates qui, dans une escarmouche, tiennent bride en main, prêts à attaquer l’ennemi ou à battre en retraite, sans engager une action sérieuse, selon les circonstances. Il avait employé pendant environ dix minutes un jargon métaphysique qu’Alice pouvait interpréter à son gré comme une simple galanterie ou comme exprimant des prétentions plus sérieuses ; au moment où il la supposait occupée à chercher le sens de ce qu’il lui disait, il eut la mortification de reconnaître, par une seule question fort courte qu’Alice lui adressa, qu’elle ne l’avait pas écouté, et qu’elle pensait à toute autre chose qu’à ce qu’il disait. Elle lui demanda quelle heure il était avec un air si naïf, qu’il n’était pas permis de soupçonner une ruse de coquetterie.

« Je vais aller regarder le cadran solaire, » dit le galant en se levant et en rougissant, tant il état confus du mépris avec lequel il avait été traité ! Vous me ferez plaisir, maître Kerneguy, » lui répondit Alice sans se douter le moins du monde de l’indignation qu’elle avait excitée.

Maître Louis Kerneguy sortit donc, non à la vérité pour s’assurer de l’heure, mais pour exhaler sa colère et sa mortification, et pour se jurer à lui-même avec plus d’assurance qu’il n’avait osé le faire jusque là, qu’Alice se repentirait de son insolence. Quoiqu’il fût d’un bon caractère, il n’en était pas moins prince, et par conséquent peu habitué à la contradiction, encore moins au mépris, et son orgueil personnel avait été en cette circonstance piqué au vif. Il s’enfonça d’un pas précipité dans la forêt, ne pensant à sa propre sûreté que pour choisir les avenues les plus sombres et les plus écartées. En se promenant avec la démarche active et rapide qui lui était ordinaire, et qu’il avait pu reprendre étant remis de ses fatigues par quelques jours de repos, il se consolait par des projets de vengeance contre la coquette campagnarde, qu’aucun respect pour l’hospitalité ne devait mettre à l’abri de ses attaques.

Le galant irrité passa auprès

Du vieux cadran solaire envahi par la mousse

sans daigner le regarder ; et il n’aurait pu satisfaire sa curiosité, en supposant qu’il en eût eu l’intention, car le soleil ne brillait pas en ce moment. Il continua donc sa marche rapide, s’enveloppant dans son manteau et baissant la tête, ce qui le rendait plus petit. Il ne tarda pas à s’égarer dans les allées obscures et profondes de la forêt, où il s’était enfoncé sans le vouloir ; il la traversait à la hâte, sans avoir une idée distincte de la direction qu’il prenait, quand il fut arrêté dans sa course par un holà retentissant, et puis par un ordre de s’arrêter, et, ce qui semblait plus singulier et plus menaçant, par le bout d’une canne appuyé sur son épaule d’une manière qui, sans être hostile, avait quelque chose d’impérieux.

Il y avait peu de personnes qu’il lui aurait été agréable de rencontrer en ce moment ; mais celle qui l’avait ainsi arrêté était la dernière qu’il eût souhaité de voir pour l’instant. Quand il se retourna en se sentant touché de la canne, il aperçut près de lui un jeune homme haut de presque six pieds, mais bien proportionné. La gravité de son costume, quoique propre et convenable pour un gentilhomme, un air de régularité dans ses habits depuis son rabat bien blanc et bien empesé jusqu’à ses souliers de cuir espagnol brillants comme un miroir, indiquaient un amour de l’ordre qu’on ne retrouvait plus chez les Cavaliers vaincus et appauvris, et qui distinguait alors ceux du parti victorieux qui prenaient la peine de s’habiller avec soin, et qui dans leur conduite… (ceci ne s’applique qu’aux classes les plus élevées et les plus respectables…) joignaient l’austérité des mœurs au décorum de leur extérieur. Le prince avait encore un désavantage qui rendait plus sensible l’inégalité qui existait entre l’étranger et lui : c’était la force musculaire de celui qui le contraignait de subir cet entretien, l’air d’autorité et de détermination répandu sur son visage, une longue rapière suspendue à son côté gauche, un poignard ou une dague attachée à droite à son ceinturon, et de plus une paire de pistolets. Tout cela aurait suffi pour assurer l’avantage à l’inconnu… Louis Kerneguy n’ayant d’autre arme que son épée, quand même sa force personnelle aurait été moins inférieure à celle de l’homme qu’il avait si inopinément rencontré.

Charles maudit le mouvement inconsidéré de dépit qui l’avait réduit à cette situation critique, et il regretta d’avoir laissé à la Loge ses pistolets, la seule arme qui eût pu rétablir l’équilibre entre le faible et le fort. Il montra pourtant le courage et la présence d’esprit qui, depuis des siècles, n’avaient manqué à aucun des membres de sa famille infortunée. Il demeura immobile sans laisser paraître d’émotion, son manteau couvrant la partie inférieure de son visage, pour donner le temps à l’étranger de s’expliquer dans le cas où il se serait mépris.

Ce sang-froid ne manqua pas son effet, car l’étranger s’écria d’un air incertain et surpris : — Jocelin Joliffe, n’est-ce pas toi ? Si je ne connais pas Jocelin Joliffe, je reconnais au moins mon manteau. — Je ne suis pas Jocelin Joliffe, monsieur, comme vous dites, » répondit froidement Kerneguy, en se redressant pour montrer la différence de sa taille et écartant son manteau.

« C’est vrai, » répliqua l’étranger confondu. « Alors, monsieur l’inconnu, je dois vous exprimer mon regret de m’être servi de ma canne pour vous prier de vous arrêter. D’après ce manteau, que je reconnais certainement pour le mien, j’avais conclu que vous deviez être Jocelin à qui j’avais confié la garde de mes effets à la Loge. — Quand c’eût été Jocelin, monsieur, » répliqua le faux Kerneguy, toujours avec le même sang-froid, « vous n’auriez pas dû frapper si fort. »

L’étranger fut évidemment confus du calme et de la fermeté avec laquelle on lui répondait. Un sentiment de politesse le porta d’abord à renouveler ses excuses pour la méprise qu’il avait commise croyant avoir suffisamment reconnu la personne à qui il s’adressait. Maître Kerneguy n’était pas en position de faire le pointilleux ; il le salua gravement, comme pour indiquer qu’il se contentait de ses excuses, fit un demi-tour et prit la direction de la Loge, du moins à ce qu’il croyait, car il avait traversé les bois coupés par diverses allées de différents côtés, trop rapidement pour être bien sûr de la route qu’il avait à prendre pour arriver au lieu où il voulait se rendre.

Il fut fort contrarié en s’apercevant que cela ne le débarrassait pas du compagnon qu’il avait acquis si involontairement. Marchait-il doucement, hâtait-il le pas, l’étranger, à l’extérieur décent, mais empreint de puritanisme, vigoureux de sa personne, bien armé, ainsi que nous l’avons décrit, semblait résolu à lui tenir compagnie, et sans chercher à rester à son côté ou à lui parler, il ne le laissait jamais en avance de plus de deux ou trois pas. Le monarque déguisé hâta la marche ; mais quoiqu’il fût alors, ainsi qu’il l’a même encore été dans un âge plus avancé, un des meilleurs marcheurs de la Grande-Bretagne, l’étranger, sans avoir besoin de courir, le suivait toujours de près. Son opiniâtreté devint si constante et si inévitable que Charles en sentit son orgueil blessé, et qu’il en conçut aussi quelques craintes ; il fit réflexion que, quelque danger qu’eût pour lui une rencontre seul à seul avec cet homme, il serait encore mieux pour lui qu’ils vidassent leur querelle dans la forêt, plutôt que dans quelque endroit voisin d’une habitation où l’homme qui paraissait jouir de quelque autorité, trouverait des amis disposés à l’assister.

Animé par l’inquiétude, le dépit et la colère, Charles se tourna brusquement vers celui qui le suivait, au moment où ils arrivaient à une allée étroite qui conduisait à la petite pelouse sur laquelle dominait le chêne du roi, dont le tronc gigantesque et les branches noircies et desséchées formaient un coup d’œil charmant à l’extrémité de cette avenue sauvage.

« Monsieur, lui dit-il, vous vous êtes déjà rendu coupable envers moi d’un acte d’impolitesse : vous m’en avez demandé pardon, et ne voyant pas de motif qui eût pu vous porter à me choisir pour l’objet de vos incivilités, j’ai accepté vos excuses sans difficulté ; qu’avez-vous encore à me dire pour vous attacher ainsi à mes pas ? Je me ferais un plaisir de vous donner une explication ou une satisfaction, selon que le cas l’exigera. Je pense que vous n’avez pas de ressentiment contre moi, car je n’ai jamais eu le plaisir de vous voir. Si vous pouvez me donner de bonnes raisons qui exigent une satisfaction personnelle, je suis tout disposé à vous l’accorder ; dans le cas contraire, si vous n’êtes guidé que par une impertinente curiosité, je vous préviens que je ne souffrirai pas qu’on m’importune et qu’on me suive aussi obstinément dans mes promenades. — Quand je reconnais mon propre manteau sur les épaules d’un homme, » répliqua froidement l’étranger, « j’ai, je pense, le droit de le suivre, et de voir ce que deviendra ce manteau ; car, monsieur, quoique je me sois mépris sur la personne qui le porte, je suis assuré que j’avais le droit d’appuyer ma canne sur le manteau que vous portez, à moins qu’il ne soit pas permis de secouer la poussière de ses habits. Ainsi, permettez-moi, si vous voulez que nous soyons amis, de vous demander comment ce manteau est tombé en votre pouvoir et où vous voulez l’emporter ? autrement, apprenez que j’ai assez d’autorité pour vous faire arrêter. — manteau maudit ! » pensa en lui-même le prince errant, « et trois fois maudite la ridicule fantaisie qui m’engagea à le prendre pour m’attirer des querelles et me faire connaître, quand le secret et la discrétion sont si nécessaires à ma sûreté. — Si vous me permettez de dire ma pensée, dit l’étranger, qui n’était autre que Markham Éverard, « je vous prouverai que vous êtes mieux connu de moi que vous ne le croyez. — Que le ciel m’en préserve ! » dit en lui-même le roi, et c’était là la prière la plus fervente qu’il eût jamais faite dans tout le cours de sa vie. Cependant, en ce moment même, tout critique qu’il était, son courage et son sang-froid ne l’abandonnèrent pas ; il réfléchit qu’il était de la dernière importance de ne pas paraître décontenancé, et de répondre, s’il était possible, de manière à découvrir jusqu’à quel point pouvaient s’étendre les connaissances ou les soupçons de son dangereux compagnon.

« Si vous me connaissez, monsieur, lui dit-il, et si vous êtes un gentilhomme, comme votre extérieur semble l’indiquer, vous devez savoir par suite de quel accident je porte des habits qui, dites-vous, sont les vôtres. — Oh ! monsieur, » répliqua le colonel Éverard, dont la douceur de l’étranger ne calmait pas le mécontentement, « nous avons appris nos Métamorphoses d’Ovide, et nous savons dans quelles intentions les jeunes gens de qualité voyagent déguisés. Nous savons même qu’en certaines occasions on se cache sous des habits de femme… nous avons entendu parler de Vertumne et de Pomone. »

Le monarque, en entendant ces paroles, adressa encore au ciel une dévote prière, pour que cette aventure qui commençait si mal n’eût d’autre cause que la jalousie de quelque admirateur d’Alice Lee, se promettant à lui-même que, tout passionné qu’il fût pour le beau sexe, il ne se ferait pas scrupule de renoncer à la plus belle des filles d’Ève, pour échapper au péril dont il était menacé en ce moment.

« Monsieur, dit Éverard, vous paraissez être un gentilhomme ; je ne vois pas d’inconvénient à vous dire, en cette même qualité, que j’appartiens comme vous à cette classe. — Peut-être même à une autre plus élevée, dit Kerneguy : gentilhomme est un nom qui s’applique à tous ceux qui ont droit de porter des armoiries… un duc, un lord, un prince n’est qu’un gentilhomme ; et s’il est dans l’infortune, comme moi en ce moment, il peut être satisfait qu’on lui accorde ce titre honorable. — Monsieur, répliqua Éverard, je ne prétends pas vous réduire à quelque aveu qui nuirait à votre sûreté. Je ne me crois pas obligé d’arrêter moi-même un simple particulier qu’un sentiment erroné de ses devoirs envers la patrie peut avoir entraîné dans des fautes qui doivent exciter la pitié plutôt que le ressentiment des hommes honnêtes ; mais si ceux qui ont introduit la guerre civile et les désordres dans leur pays natal travaillent à porter le déshonneur et la dégradation dans le sein des familles, s’ils tentent, par le seul sentiment de la débauche, de souiller la maison hospitalière qui les met à l’abri du châtiment réservé à leurs crimes publics, pensez-vous, milord, que nous puissions avoir la patience de les laisser faire. — Si vous avez l’intention de me chercher querelle, répliqua le prince, dites-le franchement comme il convient à un gentilhomme ; vous avez l’avantage des armes sans aucun doute, mais ce n’est pas là ce qui me fera reculer devant un seul homme. Si, au contraire, vous êtes disposé à entendre la raison, je vous dis avec calme que je ne comprends pas de quelle injure vous voulez parler, et pourquoi vous me donnez le titre de milord. — Vous niez donc que vous êtes lord Wilmot ? — Je puis le faire en toute assurance. — Peut-être préférez-vous qu’on vous honore du nom de comte de Rochester ? J’ai entendu dire que votre ambition aspirait à obtenir du roi d’Écosse des lettres-patentes qui vous conférassent ce titre. — Je ne suis ni lord ni comte, aussi vrai que j’ai une âme chrétienne à sauver. Mon nom est… — Ne vous dégradez pas vous-même par un mensonge inutile, milord, et surtout envers un homme seul, qui, je vous le garantis, n’appellera pas la vindicte publique au secours de son épée, si toutefois il croit devoir en faire usage. Voyez cette bague, et osez nier ensuite que vous êtes lord Wilmot. »

Il tira de sa bourse un anneau et le présenta au prince déguisé : celui-ci le reconnut à l’instant pour celui qu’il avait jeté dans la cruche d’Alice, quand l’ayant rencontrée à la fontaine, il fut entraîné par un sentiment de galanterie seul, quoique très imprudent, à donner une jolie bague à une charmante fille qu’il avait effrayée sans le vouloir.

« Je connais cet anneau ; il m’a appartenu : je ne comprends pas comment il prouve que je sois lord Wilmot, et vous me permettrez de dire que dans ce cas il porte faux témoignage contre moi. — Vous en verrez la preuve, » répliqua Éverard ; et prenant la bague, il pressa un ressort artistement pratiqué dans le chaton, la pierre se leva, et laissa voir le chiffre de lord Wilmot, parfaitement bien gravé en miniature, surmonté d’une couronne.

« Qu’avez-vous à dire maintenant, monsieur ? — Que des probabilités ne sont pas des preuves ; il n’y a rien là qui ne s’explique aisément. Je suis le fils d’un seigneur écossais qui fut mortellement blessé et fait prisonnier à la déroute de Worcester : quand il partit et m’ordonna de fuir, il me remit le peu d’objets précieux qu’il possédait, et cette bague était du nombre. Je lui ai entendu dire qu’il avait changé d’anneau avec lord Wilmot dans une certaine occasion ; mais je ne connaissais pas le secret que vous venez de me montrer. »

Sous ce rapport, Charles disait la vérité, et il n’aurait pas donné aussi imprudemment cette bague s’il se fût douté qu’elle serait si aisément reconnue. Il continua après quelques moments de silence : « Encore une fois, monsieur, je vous ai avoué des choses qui intéressent au dernier point ma sûreté. Si vous êtes généreux, vous me laisserez m’éloigner, et je serai peut-être un jour assez heureux pour vous donner des preuves de ma reconnaissance. Si vous prétendez m’arrêter, il faut que vous le fassiez ici, et à vos risques et périls ; car je ne suivrai pas davantage votre chemin, et ne vous permettrai pas de me suivre plus long-temps. Si vous consentez à me laisser libre, je vous en remercie ; sinon, en garde. — Jeune homme, dit le colonel Éverard, vous m’avez fait douter si vous êtes réellement le jeune et débauché seigneur pour lequel je vous ai pris ; mais votre famille étant aussi liée que vous me l’avez dit avec lui, je ne doute pas que vous ne soyez un élève de cette école de débauche, dont Wilmot et Villiers sont les professeurs, et dans laquelle leur malheureux maître a si bien profité. Votre conduite à Woodstock, où vous avez payé l’hospitalité qu’on vous a donnée en méditant la plus cruelle atteinte contre l’honneur de la famille, fait voir que vous êtes un écolier déjà habile dans cette académie de libertinage. Je n’avais d’autre intention que de vous donner un avis à ce sujet, ce sera votre faute si j’ajoute le châtiment à l’avis. — Des avis ! monsieur, un châtiment ! » dit le prince indigné, « c’est compter sur ma patience plus qu’il ne convient pour votre sûreté… Dégainez, monsieur ! » En parlant ainsi il porta la main sur sa rapière.

« Ma religion, répondit Éverard, me défend de répandre le sang aussi légèrement… retournez chez vous, monsieur… soyez sage… écoutez les conseils de l’honnêteté et de la prudence ; respectez l’honorable maison de Lee, et sachez qu’il y a dans le voisinage une personne alliée à cette famille, qui vous demandera un compte sévère de vos actions. — Ah, ah ! » dit le prince avec un rire amer, « tout s’explique maintenant. Nous avons devant nous notre colonel Tête-ronde, notre cousin puritain ; l’homme dont Alice Lee rit de si bon cœur, ainsi que de ses citations et de sa morale. Si votre religion, monsieur, vous défend d’accorder satisfaction, elle devrait vous empêcher d’insulter des personnes d’honneur ! »

Les deux interlocuteurs étaient alors échauffés au dernier point.

Ils mirent l’épée à la main, et commencèrent la lutte, le colonel ayant renoncé à l’avantage que lui auraient assuré les armes à feu. Une botte mal parée, un pied qui eût glissé, aurait pu changer la destinée de la Grande-Bretagne, quand une troisième personne qui survint termina le combat.


  1. Il y a ici un jeu de mot intraduisible en français ; Phœbé confond le mot latin fidele avec le mot anglais fiddle, violon. a. m.