Woodstock/Chapitre XXVII

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Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 336-347).


CHAPITRE XXVII.

LE CARTEL.


Benedict. Vous dirai-je un mot à l’oreille ?
Claudio. Dieu me préserve d’un cartel.

Shakspeare. Beaucoup de bruit pour rien.


Au moment où Charles se disposait à sortir de l’appartement, il y fut retenu par l’entrée de Wildrake, qui arriva avec une fierté dans sa démarche et une importance telle qu’on n’en avait jamais vu. « Je vous demande pardon, beau sire, lui dit-il ; mais, comme on dit dans mon pays, quand les portes sont ouvertes, les chiens entrent. J’ai vainement frappé et appelé dans le vestibule ; et comme je connaissais le chemin du salon, monsieur, car je sers dans les chevau-légers, et la route où je passe une fois, je ne l’oublie jamais, j’ai osé venir m’annoncer moi-même. — Sir Henri Lee est sorti, monsieur ; je crois qu’il est dans le parc, » dit Charles froidement car la présence de ce débauché, dont l’extérieur était si commun, ne pouvait, lui être que fort désagréable en ce moment ; « et maître Albert Lee est absent de la Loge depuis deux ou trois jours. — Je le sais, monsieur ; mais, pour le moment, je n’ai affaire ni à l’un ni à l’autre. — Et à qui donc ? demanda Charles ; si du moins je puis vous faire cette question… car je ne pense pas qu’il se puisse que ce soit à moi. — Excusez-moi à mon tour, monsieur, c’est à vous que je puis m’adresser ici, si vous êtes, comme je l’imagine, quoique un peu mieux habillé, maître Louis Girnigo, le gentilhomme écossais qui accompagne maître Albert Lee. — Alors, je suis tout ce que vous pouvez rencontrer de lui. — À coup sûr, dit le Cavalier, je trouve une différence, mais le repos et un meilleur costume font beaucoup ; et j’en suis content, car j’aurais été fâché d’avoir remis un message tel que celui dont je suis porteur, à un malotru. — Allons, au fait, monsieur, s’il vous plaît… Vous avez un message pour moi, dites-vous ? — Oui, monsieur ; je suis l’ami du colonel Markham Éverard, monsieur ; un bel homme et brave sur le champ de bataille, quoique je puisse souhaiter qu’il embrasse une meilleure cause… Oui, ma foi, je vous apporte un message renfermé dans un petit papier que je prends la liberté de vous présenter avec les formalités d’usage. » À ces mots, il tira son épée, mit au bout le billet dont il parlait, et, faisant une profonde révérence, il le présenta à Charles.

Le monarque déguisé le reçut en rendant au messager un grave salut, et dit en même temps qu’il ouvrait la lettre : « Je ne dois pas m’attendre, je présume, à trouver un contenu amical dans une épître présentée d’une si hostile manière. — Hem, monsieur ! » répliqua l’ambassadeur, comme pour s’éclaircir la voix et préparant une réponse convenable, où le doux langage d’un diplomate devait être conservé : « Monsieur, l’invitation, je pense, n’est pas tout-à-fait hostile, quoiqu’elle puisse d’abord paraître belliqueuse. J’espère, monsieur, que quelques passes termineront l’affaire ; et ainsi, comme mon vieux maître avait habitude de dire, pax nascitur ex bello. Pour mon compte particulier, je suis vraiment charmé que mon ami Markham Éverard m’ait chargé de cette mission… d’autant plus que je craignais que les principes puritains dont il est imbu… (je vous confesserai la vérité, mon digne monsieur…) ne l’eussent mal disposé, vu certains scrupules, à employer, pour se faire droit dans un cas comme le vôtre, le mode usité chez les gentilshommes ; et comme je rends un service d’ami à mon ami, j’espère humblement, maître Louis Girnigo, que je ne vous fais pas injure en préparant les voies à la rencontre proposée ; ou permettez-moi de le dire, j’espère que, s’il n’arrive aucun fatal accident, nous serons tous meilleurs amis quand l’escarmouche sera terminée, que nous ne l’étions avant qu’elle commençât. — Je le suppose aussi, monsieur ; en tous cas, » dit Charles en regardant la lettre, « il nous serait difficile d’être pires qu’ennemis mortels, car c’est sur ce pied que nous place ce billet. — Vous dites vrai, monsieur ; c’est un cartel où l’on vous provoque à un combat singulier, dans le but pacifique de rétablir une parfaite intelligence entre les survivants, dans le cas où, par bonheur, on pourrait employer ce mot au pluriel, après l’issue de la rencontre. — Bref, nous allons seulement nous battre, je suppose, répliqua le roi, pour en venir à une bonne et amicale intelligence. — Vous avez encore raison, monsieur, et je vous remercie de la clarté de votre interprétation… Ah ! monsieur, on est heureux d’avoir affaire, dans une occasion comme celle-ci, à un homme d’honneur et d’esprit ; et je vous demande, monsieur, comme faveur personnelle, attendu que la matinée peut être froide, et que je suis moi-même enclin aux rhumatismes… (la guerre laisse des cicatrices après elle, monsieur…) je vous prie, dis-je, d’amener avec vous quelque gentilhomme d’honneur qui ne dédaignera point de prendre part à ce qui se passera… une espèce de fortune du pot, monsieur… et qui voudra bien tirer une botte avec un vieux soldat comme moi, afin que nous ne souffrions pas du froid en restant à rien faire. — Je comprends, monsieur, répliqua Charles ; si l’affaire a lieu, soyez persuadé que je tâcherai de vous trouver un digne antagoniste. — Je vous en serai fort obligé, monsieur ; et je ne m’embarrasse nullement de la qualité de mon adversaire… Il est vrai que je prends les titres d’écuyer et de gentilhomme, et qu’à ce compte, je me croirais infiniment honoré de croiser mon épée avec celle de sir Henri ou de maître Albert Lee ; mais si ces messieurs ne vous servent pas de seconds, je ne refuserai pas de présenter ma pauvre personne à tout gentilhomme qui a servi le roi, ce que j’ai toujours regardé en soi comme une sorte de lettre de noblesse ; et, ainsi, il n’est pas de motif qui puisse me porter à refuser le combat avec personne. — Le roi vous est très reconnaissant, monsieur, lui dit Charles, de l’honneur que vous faites à ses fidèles sujets. — Oh ! monsieur, je suis scrupuleux sur ce point… fort scrupuleux… Quand il faut se mettre en garde contre une Tête-ronde, je consulte les livres héraldiques pour voir s’il a droit de porter les armes, comme l’a maître Markham Éverard, sans quoi je vous promets que je ne me serais point chargé de son cartel. Mais un Cavalier et un gentilhomme peuvent marcher de pair, et quelle que soit sa naissance, sa loyauté l’ennoblit. — C’est bien, monsieur ; ce billet me somme de rencontrer maître Éverard demain matin, à six heures, sous l’arbre appelé le Chêne du Roi… Je n’ai d’objections à faire ni sur l’heure ni sur le lieu. Il préfère l’épée, où, dit-il, nous pouvons être de force égale… j’accepte l’arme : pour seconds, deux gentilshommes… Je m’efforcerai de me procurer un compagnon qui soit pour vous un partenaire convenable, en cas qu’il vous prenne envie d’être de la contredanse. — Je vous baise les mains, monsieur, et suis tout à vous, en raison de l’obligation que je vous ai. — Je vous remercie, monsieur ; je serai prêt en temps et lieu convenus, et dans l’équipage qu’il faudra ; et, ou je donnerai à votre ami, avec mon épée, la satisfaction qu’il réclame, ou l’engagerai à ne plus recommencer, de manière à le satisfaire. — Vous m’excuserez, monsieur, dit Wildrake, si mon esprit est trop simple, en cette occasion, pour concevoir qu’il puisse rester en pareil cas, et entre deux hommes d’honneur, d’autre alternative que… çà… çà… » et il se tendait, et faisait une passe avec sa rapière, qu’il laissa dans le fourreau, et qu’il tint éloignée du roi à qui il parlait. — Excusez-moi aussi, monsieur, si je ne trouble pas votre intelligence par l’explication d’un cas qui peut ne point se présenter, si, par exemple, j’alléguais une affaire urgente d’utilité publique. » Il prononça ces mots d’un ton de voix bas et mystérieux que Wildrake sembla parfaitement comprendre, car il appuya l’index sur son nez, signe qu’il regardait comme indiquant une pénétration et une sagacité complète. — Monsieur, lui répondit-il, si vous êtes engagé dans quelque affaire pour le roi, mon ami aura toute la patience raisonnable… même, je me battrais contre lui en cette circonstance, simplement pour l’empêcher de perdre patience, plutôt que de souffrir qu’on vous dérangeât. Et, monsieur, si vous pouvez trouver une place dans votre entreprise pour un pauvre gentilhomme qui a servi sous Lansford et Goring, vous n’avez qu’à m’indiquer le jour, l’heure et le lieu du rendez-vous ; car, vraiment, monsieur, je suis las de porter ce lourd chapeau, ces cheveux tondus, ce manteau d’entreprenant dont mon ami m’a gratifié, et je m’en débarrasserais encore une fois volontiers pour entrer au service du roi, quand je devrais être battu ou pendu, peu m’importe. — Je me rappellerai ce que vous dites là, si une occasion se présente ; et je souhaite à Sa Majesté d’avoir bon nombre de pareils sujets… Je présume que notre affaire est à présent arrangée ? — Quand vous aurez eu la complaisance, monsieur, de me donner un petit mot, pour me servir de lettre de créance… car telle, vous savez, est la coutume… À cartel écrit, réponse écrite. — Je vais le faire à l’instant, monsieur, et promptement, car voilà tout ce qu’il faut pour écrire. — Eh ! monsieur, continua l’envoyé… Ahi ! ahem !… si vous aviez le crédit nécessaire, dans la maison, pour me faire donner un verre de vin sec… Je parle peu ordinairement, et lorsque je déroge je m’enroue. D’ailleurs, une affaire aussi sérieuse excite toujours ma soif… De plus, monsieur, se quitter les lèvres sèches indique malveillance, et Dieu empêche qu’il y en ait entre nous dans une circonstance si honorable ! — Je ne me vante pas d’avoir en ce logis grande influence, monsieur ; mais si vous étiez assez bon pour accepter cette double pièce, vous pourriez avec elle étancher votre soif à l’auberge de Saint-George… — Monsieur, répondit le Cavalier (car l’époque admettait ce mode étrange de politesse, et Wildrake n’était pas homme d’une délicatesse assez scrupuleuse pour se faire long-temps prier), je vous suis encore toit obligé, mais je ne conçois pas comment mon honneur me permettrait d’accepter une telle courtoisie, si vous ne consentiez pas à m’accompagner et à boire votre part… — Excusez-moi, monsieur, ma sûreté exige que je garde pour le moment l’incognito autant que possible. — En voilà assez, observa Wildrake ; entre pauvres Cavaliers point de cérémonies. Je vois, monsieur, que vous comprenez la loi du militaire… Tant qu’un bon gaillard a de l’argent, le gousset de son camarade ne doit pas rester à sec. Je vous souhaite, monsieur, continuation de santé et de bonheur jusqu’à demain matin. Au chêne du Roi, à six heures. — Adieu, monsieur, » lui répondit le roi ; et tandis que Wildrake descendait l’escalier en sifflant : « Allons, Cavaliers, » et en s’accompagnant avec sa longue rapière qui battait contre les marches et la rampe, il ajouta : « Adieu, emblème trop vrai de l’état où la guerre, les défaites et le désespoir ont réduit tant de braves gentilshommes. »

Pendant le reste du jour il n’arriva rien qui mérite la peine d’être rapporté. Alice évita soigneusement de montrer, à l’égard du prince, plus de froideur ou de réserve que d’ordinaire, de peur que son père ou toute autre personne s’en aperçût. À en croire les apparences, les deux jeunes gens étaient toujours sur le même pied qu’avant. Elle eut cependant bien soin de faire sentir au prince amoureux que cette prétendue familiarité n’était feinte que pour sauver les apparences, et n’annonçait nullement une rétractation de la sévérité avec laquelle elle avait rejeté son amour. L’idée qu’il en était ainsi, jointe à son amour-propre blessé et à sa haine contre un heureux rival, poussèrent Charles à s’échapper de bonne heure pour faire une solitaire promenade dans le désert où, comme Hercule dans l’emblème de Thèbes, tiré tour à tour par la vertu et le plaisir personnifiés, il écouta alternativement la voix de la sagesse et celle d’une folie passionnée.

La prudence lui représentait combien il était important qu’il se conservât la vie sauve pour l’exécution ultérieure du grand projet où il avait échoué pour le présent… La restauration de la monarchie en Angleterre, le rétablissement du trône, la conquête de la couronne de son père, la vengeance de sa mort, le rappel à leurs fortunes et dans leur pays des nombreux exilés qui souffraient la pauvreté et les horreurs du bannissement par suite de leur attachement à sa cause ; l’orgueil aussi, ou plutôt un juste et naturel sentiment de dignité, lui montrait l’ignominie à laquelle se vouait un prince consentant à se battre en combat singulier avec un sujet, quel que fût son rang, et le ridicule qui s’attacherait à sa mémoire s’il perdait la vie à propos d’une obscure intrigue, et de la main d’un simple gentilhomme. Que diraient ses sages conseillers Nicolas et Hyde ? que dirait son cher et prudent gouverneur le marquis de Herford, d’un tel acte de témérité et de folie ? Cet acte n’ébranlerait-il pas l’obéissance des graves et circonspects partisans de la cause royaliste ? car pourquoi sacrifieraient-ils leur vie et leur fortune pour replacer à la tête d’un royaume un jeune homme qui ne savait commander à ses propres passions ? À tout cela, il fallait encore ajouter cette considération, que sa victoire même dans le duel mettrait de nouvelles difficultés à son évasion, et elles étaient déjà en assez grand nombre. Si, sans lui porter un coup mortel, il avait simplement l’avantage sur son adversaire, comment savait-il si cet ennemi ne chercherait pas à se venger en livrant au gouvernement le malveillant Louis Kerneguy, dont le véritable nom en cette circonstance ne manquerait point d’être découvert ? »

Ces considérations engageaient fortement Charles à terminer ce défi sans se battre ; et la réserve qu’il avait stipulée en l’acceptant lui donnait quelque facilité de le faire.

Mais la passion avait aussi ses arguments, et elle les adressait à un naturel rendu irritable par des revers récents et la mortification qu’il venait d’éprouver. S’il était prince, il était aussi gentilhomme, et par conséquent en droit de se venger comme tel, et obligé à donner ou à exiger la satisfaction à laquelle, en cas de querelles, étaient tenus ceux qui avaient ce titre. Il pensait aussi qu’il ne perdrait pas non plus l’amour des Anglais pour s’être montré prêt, au lieu de se faire un abri de sa royale naissance et de ses prétentions au trône, à aller sur le terrain et à soutenir, au péril de sa vie, ce qu’il avait fait ou dit. Chez un peuple libre, il lui semblait qu’il avait plutôt à gagner qu’à perdre dans l’estime publique par une conduite qui ne pouvait que paraître brave et généreuse. Puis une réputation de bravoure était bien plus nécessaire pour appuyer ses prétentions que toute autre réputation qu’on pourrait lui faire. Si on lui proposait un cartel sans qu’il y répondît, on devait nécessairement le taxer de lâcheté. Que diraient Villiers et Wilmot d’une intrigue où il aurait été honteusement raillé par une fille de campagne sans avoir osé punir son rival ? Les pasquinades qu’ils composeraient, les spirituels sarcasmes qu’ils débiteraient à ce propos, seraient plus durs à supporter que les graves réprimandes de Herford, Hyde et Nicolas. Ces réflexions, jointes à un jeune et bouillant courage, fixèrent enfin sa résolution ; et il revint à la Loge, déterminé à se trouver au rendez-vous, quoi qu’il pût en advenir.

Peut-être entrait-il dans cette résolution une conviction secrète que cette rencontre ne lui serait pas fatale. Il était dans la fleur de la jeunesse, agile dans tous ses exercices et nullement au dessous du colonel Éverard dans l’art de manier l’épée, autant qu’il pouvait en juger par l’essai du matin. Du moins de telles idées se présentèrent à sa pensée royale pendant qu’il fredonnait en lui-même un refrain bien connu qu’il avait appris pendant son séjour en Écosse :

On peut boire sans se griser,
Se battre sans qu’on vous étrille,
Et, vainqueur d’une jeune fille,
Espérer un nouveau baiser.[1]

Cependant l’affairé docteur Rochecliffe, qui aimait à se mêler de tout, était parvenu à prévenir Alice qu’elle eût à lui donner une audience particulière. En effet, elle le trouva au rendez-vous qu’il lui avait assigné dans l’appartement qu’on appelait le cabinet d’étude, autrefois rempli de vieux livres qui, depuis long-temps convertis en cartouches, avaient fait plus de bruit dans le monde de cette manière que pendant tout le temps qui s’était écoulé depuis leur première publication jusqu’alors. Le docteur s’assit dans un large fauteuil de cuir à dos élevé, et fit signe à Alice de prendre un tabouret et de s’asseoir devant lui.

« Alice, » dit le vieillard en lui prenant la main avec affection, « vous êtes une bonne fille, une fille sage, une vertueuse fille, une de ces filles dont la valeur est bien au dessus des rubis, non que rubis soit la traduction convenable… mais rappelez-moi de vous en parler une autre fois… Alice, vous savez qui est Louis Kerneguy ; allons, n’hésitez pas devant moi ; je sais tout, je suis au mieux informé de toute l’affaire… Vous savez que cette maison est assez heureuse pour renfermer la fortune de l’Angleterre… » Alice se disposait à répondre. « Non, ne parlez pas, mais écoutez-moi, Alice… Comment se comporte-t-il à votre égard ? »

Alice ne put s’empêcher de rougir. « Je suis, dit-elle, une pauvre fille élevée à la campagne, et ses manières sentent trop la cour pour moi. — Assez !… je sais tout… Alice, il va courir un grand danger demain matin ; vous seule pouvez trouver moyen de l’en garantir. — Moi, l’en garantir ?… Comment et de quelle manière ?… » dit Alice avec surprise. « Mon devoir m’ordonne, comme sujette, de tout faire… tout ce que pourtant peut faire la fille de mon père sans blesser les convenances. »

Ici elle s’arrêta fort embarrassée.

« Oui, continua le docteur, demain matin il a un rendez-vous… avec Markham Éverard, à six heures du matin, sous le chêne du Roi. S’ils se rencontrent, un d’eux périra probablement. — Oh ! Dieu veuille que cette rencontre n’ait pas lieu ! » dit Alice en pâlissant aussi vite qu’elle avait rougi une minute avant. « Mais il n’en peut résulter aucun mal… Éverard ne lèvera jamais son épée contre son roi. — Quant à cela, je n’en répondrais pas. Car ce malheureux jeune gentilhomme, eût-il encore quelque reste de cette loyauté que sa conduite actuelle dément complètement, nous ne pourrions en tirer aucun profit, car il ne connaît pas le roi, et il le prend pour un simple Cavalier dont il a reçu une injure. — Faites-lui connaître la vérité, docteur, faites-la-lui connaître sans retard. Il lèverait la main contre le roi fugitif et sans défense ! il en est incapable. Je gagerais ma vie que personne ne déploiera plus d’activité que lui pour chercher à le sauver. — C’est une idée de jeune fille, Alice, et, comme j’en ai peur, d’une jeune fille dont la sagesse est égarée par ses affections. Il y aurait plus que trahison de mettre un officier rebelle, l’ami de l’architraître Cromwell, dans un secret d’une si haute importance. Je n’ose prendre sur moi la responsabilité d’une pareille témérité. Hammond eut la confiance du père de Charles, et vous savez ce qu’il en est advenu. — Alors, avouez tout à mon père. Il ira chercher Markham ou le priera de venir ; il lui représentera l’injure qu’on fait à sa vieillesse en attaquant son hôte. — Nous n’osons pas confier à votre père les titres véritables de Louis Kerneguy. Je lui ai seulement fait entrevoir la possibilité que Charles vînt se réfugier à Woodstock, et le ravissement dans lequel sir Henri s’est jeté, les préparatifs de réception et de défense dont il commençait déjà à parler, m’ont évidemment montré que le simple enthousiasme de sa loyauté pourrait nous faire craindre d’être découverts. C’est à vous, Alice, de sauver les seules espérances de tout vrai royaliste. — À moi ! répondit Alice ; c’est impossible… Pourquoi ne pas persuader à mon père d’intervenir, comme pour son ami et son hôte, quoiqu’il ignore le véritable titre de Louis Kerneguy. — Vous oubliez le caractère de votre père, ma jeune amie : c’est un excellent homme, le meilleur des chrétiens, tant qu’il n’entend pas retentir le cliquetis des épées ; car alors il devient martial, et aussi sourd à toute voix pacifique qu’un coq de combat. — Vous oubliez, docteur, que ce matin même, si ce que l’on m’a dit est exact, mon père les a déjà empêchés de se battre. — On ne vous a pas trompée, Alice, mais c’est parce qu’il se croyait obligé de maintenir la paix dans le parc royal ; et il a paru en éprouver un tel regret que, s’il les y reprenait, je ne balance pas à prédire qu’il suspendrait seulement le combat pour les conduire sur un terrain non privilégié, et que là il leur souhaiterait joie et plaisir, et serait charmé d’assister à un pareil spectacle… Oui, Alice, c’est vous, et vous seule qui nous pouvez secourir dans cette extrémité. — Je n’en vois pas la possibilité, » dit-elle en rougissant encore. « Quel service puis-je vous rendre ? — Il vous faut écrire un billet au roi ; un billet comme savent en écrire toutes les femmes mieux qu’aucun homme ne peut le leur apprendre, de venir vous trouver précisément à l’heure du rendez-vous ; il se gardera bien d’y manquer, car je connais son malheureux faible. — Docteur Rochecliffe, » dit Alice avec gravité, « vous m’avez connue dès l’enfance, qu’avez-vous vu en moi qui vous porte à croire que je suivrai jamais un conseil si déshonorant ? — Et si vous m’avez connu, moi, dès votre enfance, répliqua le docteur, qu’avez-vous vu en moi qui vous engage à me croire capable de donner à la fille de mon ami un conseil qu’il serait déshonorant pour elle de suivre ? Vous ne pouvez être assez folle, je pense, pour supposer que je vous demande de porter la complaisance plus loin que de le retenir près de vous une heure ou deux par un doux entretien, jusqu’à ce que j’aie tout préparé pour son départ d’ici, et je puis le faire en lui annonçant des perquisitions supposées. Ainsi, C. S. monte à chevalet galope, et c’est mistress Alice Lee qui a eu l’honneur de le sauver. — Oui, mais aux dépens de sa propre réputation, et au risque de jeter une tache ineffaçable sur sa famille. Vous dites que vous savez tout ; et que pensera le roi si je lui donne un rendez-vous après tout ce qui s’est passé, et comment serait-il possible de le désabuser sur mon intention ? — Je m’en charge, Alice ; je lui expliquerai tout. — Ce que vous me proposez, docteur, est impossible. Vous pouvez beaucoup faire, grâce à votre esprit inventif et à votre grande sagesse ; mais si la neige nouvellement tombée était une fois salie, tout votre art ne pourrait lui rendre sa blancheur première ; je la compare à la réputation d’une jeune fille. — Alice, ma chère enfant, songez bien que si je vous recommande d’employer ce moyen pour sauver la vie du roi, pour l’arracher du moins à un péril imminent, c’est parce que je n’en connais pas de plus efficace. Si je vous supplie de vous couvrir pour un moment seulement de l’apparence d’une faute, ce n’est qu’à la dernière extrémité et dans une circonstance qui ne se représentera jamais. Je prendrai les plus sûrs moyens pour prévenir tous les mauvais bruits que le service que je vous demande pourrait foire naître. — Ne parlez pas ainsi, docteur ; il est aussi difficile de faire remonter l’Isis à sa source que d’arrêter le cours de la calomnie. Le roi se vantera parmi tous ses licencieux courtisans de la facilité avec laquelle, sans une alarme subite, il eût amené Alice Lee à devenir sa maîtresse. La bouche qui pour les autres est le gîte de l’honneur ne s’ouvrira plus que pour me dépouiller du mien. Prenez un parti plus convenable, plus en harmonie avec votre caractère et votre état. Ne le forcez pas à manquer à un rendez-vous d’honneur, en lui montrant la perspective d’un autre engagement aussi honorable, qu’il soit faux ou vrai. Allez vous-même près du roi, et parlez-lui comme les serviteurs de Dieu ont droit de le faire même aux souverains du monde. Faites-lui sentir toute la folie et la honte de l’acte auquel il s’apprête ; apprenez-lui qu’il doit craindre le glaive, puisque la colère attire sur lui le châtiment du glaive ; dites-lui que ses amis qui sont morts pour lui dans la plaine de Worcester, sur les échafauds et sur les gibets depuis ce jour sanglant ; que d’autres qui gémissent en prison, qui sont dispersés, fugitifs et ruinés à cause de lui, ne se sont pas ainsi sacrifiés au service de son père et au sien, pour le voir exposer sa vie dans une sotte querelle ; dites-lui qu’il est honteux de hasarder des jours qui ne lui appartiennent pas, et infâme de trahir la confiance que tant de braves hommes ont mise en son courage et en sa vertu. » Le docteur Rochecliffe la regarda avec un mélancolique sourire et les yeux étincelants, et lui répondit : « Hélas ! Alice, je ne pourrais pas plaider devant lui cette juste cause avec autant d’éloquence ou d’entraînement que vous. Mais Charles ne nous écouterait ni l’un ni l’autre. Ce ne sont pas des prêtres ou des femmes, dirait-il, que des hommes doivent consulter dans les affaires d’honneur. — Alors, écoutez-moi, docteur Rochecliffe : Je me trouverai au lieu du rendez-vous, et j’empêcherai le combat. Ne craignez pas que je désire plus que je ne puis faire. Je ferai un sacrifice, mais au moins ce ne sera pas celui de ma réputation. Mon cœur en sera peut-être brisé » elle s’efforça vainement de retenir ses sanglots « brisé par les conséquences de cette action ; mais jamais une idée de déshonneur ne pourra s’associer au nom d’Alice Lee dans l’imagination d’un homme, et surtout de son souverain… » Elle se cacha le visage dans son mouchoir, et répandit un torrent de larmes.

« Que signifie cet accès de douleur ? » demanda le docteur Rochecliffe surpris et un peu alarmé de son profond chagrin… « Jeune fille, il ne faut rien me cacher… je dois tout connaître. — Déployez toute votre sagacité, et probablement vous le saurez, » lui répondit Alice, irritée pour un instant de l’importance obstinée du docteur ; « devinez mon intention, puisque vous possédez ce talent. C’est bien assez pour moi d’avoir une pareille tâche à remplir, sans qu’il me faille encore m’expliquer plus longuement à un homme qui, pardonnez-moi, cher docteur, peut ne pas croire que mes inquiétudes soient fondées en pareille occasion. — Alors, ma jeune miss, je vois qu’il faut employer les grands moyens contre vous ; et si je ne puis vous faire expliquer, nous verrons si votre père aura plus d’empire sur vous. » Il se leva d’un air un peu mécontent et se dirigea vers la porte.

« Vous oubliez vous-même, docteur, le risque que vous m’avez fait entrevoir qu’il y avait à communiquer ce grand secret à mon père. — C’est trop vrai… » répondit-il, s’arrêtant court et se retournant ; « j’y songe maintenant. Tu es trop fine pour moi, Alice, et j’ai rarement rencontré ta pareille. Mais tu es bonne, et tu me feras part de ton projet de bonne volonté… Il importe à ma réputation et à mon crédit près du roi que je sois complètement informé de tout ce qui sera actum atque tractatum, fait et exécuté dans cette affaire. — Si votre réputation y est intéressée, bon docteur, fiez-vous à moi, » lui répondit Alice, en s’efforçant de sourire ; « elle est moins fragile que celle d’une femme, et sera plus en sûreté entre mes mains que la mienne n’eût été entre les vôtres. Je vous fais une grande concession ; vous verrez toute la scène ; vous viendrez avec moi, et près de vous je n’en aurai que plus de cœur et de courage. — C’est déjà quelque chose, » répondit le docteur, quoique peu satisfait encore de cette confiance bornée. « Vous fûtes toujours une habile fille, et je me fierai à vous. Ma foi, me fier à vous ! il le faut bien, bon gré, mal gré. — Alors vous me trouverez demain matin dans le désert, répliqua Alice. Mais d’abord, dites-moi, êtes-vous bien sûr de l’heure et du lieu ?… Une méprise serait fatale. — Soyez convaincue que mes renseignements sont très certains, » répondit le docteur reprenant son air d’importance, qui avait un peu diminué pendant la dernière partie de la conversation.

« Puis-je vous demander qui vous a donné ces précieux renseignements ? — Vous le pouvez indubitablement, » répondit-il en reprenant son air de supériorité ; « mais il s’agit de savoir maintenant si je vous répondrai ou non. Je ne vois pas que votre réputation ou la mienne soit intéressée à ce que vous le sachiez. J’ai mes secrets ainsi que vous, mademoiselle ; et quelques uns des miens sont, j’imagine, plus intéressants que les vôtres. — Soit, » dit Alice tranquillement. « Si vous voulez bien m’attendre au désert à cinq heures et demie précises, nous irons ensemble demain matin, et nous les guetterons venir au rendez-vous. Je tâcherai en route de bannir ma timidité habituelle, et je vous communiquerai les moyens que je songe employer pour prévenir un malheur. Peut-être vous croirez-vous obligé à faire quelque effort pour rendre entièrement inutile mon intervention, déjà inconvenante et même pénible. — Oh ! mon enfant, puisque vous voulez bien vous abandonner à moi, vous seriez la première qui auriez à vous plaindre d’avoir été mal dirigée, et vous devez penser que vous êtes la dernière… (à une seule exception près…) que je voudrais voir perdre faute de conseil. À cinq heures et demie donc, au cadran du désert, et que Dieu bénisse notre entreprise ! »

Leur entretien fut interrompu en cet endroit par la voix sonore de sir Henri Lee, qui faisait retentir les galeries et les corridors des cris : « Fille Alice !… docteur Rochecliffe ! »

« Que faites-vous ici, » demanda-t-il en entrant, « assis comme deux corneilles dans un nid, quand nous avons en bas un si agréable divertissement ? C’est ce drôle, ce jeune fou de Louis Kerneguy qui tantôt me fait rire à m’en briser les côtes, et tantôt pince de la guitare assez harmonieusement pour attirer une alouette du haut des airs… Allons, venez, venez, car il est ennuyeux de rire tout seul. »


  1. Voici le quatrain du texte :
    A man may drink and not be drunck,
    A man may fight and not be slain,
    A man may kiss a bonnie lass,
    And yet be wellcome back again.
    a. m.