Wyandotté/Chapitre XXII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 268-279).


CHAPITRE XXII.


Je me souviens bien encore des marques d’attachement de ces hommes. Ne me faisaient-ils pas bon accueil ? Ne me criaient-ils pas tous : salut ! Ainsi Judas fit au Christ, mais lui dans douze hommes n’a trouvé qu’un traître, et moi dans douze mille je n’en trouve pas un de fidèle.
Richard II


Ce que le capitaine avait dit sur un ton de plaisanterie, il le projetait sérieusement. L’idée de passer une autre nuit dans la Hutte, seulement avec six hommes, tandis que les assiégeants étaient dix fois plus nombreux et connaissaient tous les secrets de sa défense, lui était trop pénible. S’il n’y eût eu que sa vie en danger, l’orgueil militaire l’aurait peut-être porté à rester ; mais les autres vies étaient trop précieuses pour les exposer sur des considérations si vaines.

Aussitôt après le déjeuner, le capitaine demanda Joyce pour le consulter. L’entrevue eut lieu dans la bibliothèque.

— Je suppose, sergent, dit le capitaine Willoughby, qu’un soldat de votre expérience n’a pas à apprendre ce qui reste à faire à un commandant, quand il se trouve dans l’impossibilité de tenir bon contre l’ennemi.

— C’est une retraite, Votre Honneur. Le chemin qu’on ne peut suivre, on le tourne.

— Vous avez bien jugé. C’est maintenant mon intention d’évacuer la Hutte, et d’essayer de me retirer par derrière. Une retraite habilement exécutée est une honorable chose, et je crois que cela vaut mieux que d’exposer des êtres chéris au danger d’un assaut de nuit.

Joyce parut frappé de la proposition, quoique l’expression de sa physionomie montrât qu’il était loin de la recevoir favorablement. Il réfléchit un moment avant de répondre.

— Votre Honneur m’a-t-il envoyé chercher, dit-il enfin, pour recevoir ses ordres, ou est-ce son bon plaisir d’entendre ce que je pourrais avoir à dire ce sujet ?

— Je ne ferai rien sans connaître votre opinion.

— C’est le devoir d’un inférieur de parler sans réserve quand on le consulte, capitaine Willoughby, comme d’obéir en silence quand on lui donne des ordres. Selon moi, nous devrions rester ici et examiner ce qu’il y a à faire pour défendre la maison contre ces vagabonds.

— Vous avez sans doute vos raisons pour parier ainsi, Joyce ?

— Certainement, Votre Honneur ; en premier lieu, je suppose que c’est contre les règles de la guerre d’évacuer une place bien approvisionnée, quand on n’est pas assiégé. Il est vrai, Monsieur, que nos rangs sont éclaircis par les désertions, mais je n’ai jamais entendu parler d’une ville de garnison qui s’occupât de quelques déserteurs.

— Mais nos déserteurs sont en grand nombre, Joyce. Si nous les comptons bien, il est parti trois fois plus d’hommes qu’il ne nous en reste. L’important n’est pas de savoir d’où vient la perte, dès qu’elle existe.

— Une retraite avec des femmes et un bagage est toujours une opération difficile, Votre Honneur, surtout si l’ennemi harcèle l’arrière-garde. Puis, nous avons un désert devant nous, et les dames pourraient difficilement soutenir cette longue marche jusqu’à la Mohawk, sur les rives de laquelle on ne sera guère plus en sûreté qu’ici.

— Ce n’est pas cette marche que j’ai en vue, Joyce. Vous savez qu’il y a une cabane très-confortable à un mille de cet endroit sur le versant de la montagne, où nous avions commencé une éclaircie pour le pâturage des moutons, il y a seulement trois étés. Le champ a des herbes magnifiques ; si nous pouvions atteindre la cabane et emmener d’ici une vache ou deux, nous serions en sûreté au moins pour un mois. Quant aux provisions et aux vêtements, nous en emporterions assez pour nous servir pendant plusieurs semaines, surtout si nous étions aidés par les vaches.

— Je suis content que Votre Honneur ait eu cette idée, dit le sergent, dont le visage s’éclaircissait à mesure qu’il écoutait ; ce sera une belle chose que de trouver cette position, puisque nous ne pouvons tenir ici plus longtemps. La nécessité de quelques-uns de ces arrangements avait été ma seule objection, capitaine Willoughby ; car il me semblait que dans le désert, nous serions comme un régiment rangé en bataille avec un ravin ou un marais derrière lui.

— Je suis heureux de voir que vous approuvez mon projet, sergent. J’ai l’intention de faire immédiatement les arrangements nécessaires pour évacuer la Hutte, pendant qu’il est jour, et aussitôt que la nuit sera arrivée, nous ferons notre retraite par les portes, les palissades et le ruisseau. Qu’avez-vous, Jamie ? Vous paraissez avoir quelques nouvelles à me communiquer.

En effet, Jamie Allen venait d’entrer si vite qu’il avait dédaigné la cérémonie habituelle de dire son nom ou même de frapper.

— Des nouvelles ! répéta le maçon avec un sourire, c’est justement ce que je viens vous apporter. Quoi que nous puissions en penser, Monsieur, tous nos gens sont encore dans leurs cabanes, faisant bouillir leurs pots et frire leur porc, absolument comme si la vallée était dans un parfait état de tranquillité, et que nous n’ayons qu’à aller et venir selon notre plaisir.

— Je ne vous comprends pas, Jamie. Qu’entendez-vous par nos gens ?

— Je veux dire les déserteurs, Joël et le meunier, et Michel et le reste.

— Mais les cabanes, les pots, le porc, c’est du jargon pour moi.

— C’est que j’ai un accent étranger. Mais dans mon idée, capitaine Willoughby, mes paroles peuvent être comprises sans dictionnaire. Joël Strides, Daniel, le meunier, et tous ceux qui nous ont abandonnés la nuit passée, se sont retirés chez eux ont allumé leurs feux, ont mis dessus leurs pots et leurs chaudrons, et suivi leurs habitudes domestiques, comme si la digue des Castors était un des parcs de Londres.

— Ils ont le diable au corps. Nous aurions dû nous en aller plus tôt, sergent. Je ne me soumettrai jamais à une telle insulte.

Le capitaine Willoughby était trop animé pour mesurer ses paroles, et, saisissant son chapeau, il voulut voir par lui-même. La galerie qui était sur les toits offrait la vue la plus étendue ; en une minute, il y fut arrivé avec ses deux compagnons.

— D’ici, vous verrez de vos propres yeux la fumée sortir de l’habitation de Joël, et il en est de même chez son cousin Seth, dit Jamie en montrant la direction dont il parlait.

— Il y a certainement là de la fumée, mais les Indiens peuvent avoir allumé des feux dans tes cuisines pour faire cuire leurs aliments. Ils pourraient avoir agi ainsi pour nous investir facilement, sergent, et ce serait plus adroit que ce qu’ils ont fait jusqu’ici.

— Je ne crois pas, Votre Honneur. Jamie a raison, ou mes yeux ne sont plus capables de distinguer un homme d’une femme. Il y a certainement une femme dans le jardin de Joël, et je parierais que c’est Phœbé arrachant des oignons pour son insatiable estomac, la coquine.

Le capitaine Willoughby ne se séparait jamais de sa petite lunette, il la dirigea vers l’objet mentionné.

— Par Jupiter, vous avez raison, Joyce, s’écria-t-il c’est Phœbé ; seulement elle sarcle, elle ne cueille pas d’oignons. Oui, et maintenant je vois Joël lui-même. Le coquin examine des bêches avec autant de philosophie que s’il en était le maître. C’est singulier !

Cette derrière remarque était tout à fait juste ; la situation était vraiment étrange. Un examen poussé plus loin montra que chaque cabane avait ses habitants, car pas un de ceux qui étaient restés en dedans des palissades n’était chef de famille. En se servant de sa lunette et en la dirigeant vers les différentes habitations, le capitaine découvrit la présence de presque tous les déserteurs. En effet, pas un seul ne manquait, à l’exception de Mike. Ils étaient tous là avec leurs femmes et leurs enfants, jouissant tranquillement de leurs demeures. Ce n’était pas tout : ils s’occupaient des affaires de la vallée comme ils le faisaient habituellement depuis des années. Les vaches étaient traites, les porcs avaient leur nourriture, la volaille était soignée, et chaque chef de famille faisait ses préparatifs ordinaires pour le repas du matin.

Le capitaine était si étonné de cette scène extraordinaire qu’il resta une heure dans la galerie, suivant de l’œil tous les mouvements. Les déjeuners furent bientôt finis ; ayant eu lieu plus tard que de coutume, on les avait un peu pressés ; alors commença la plus importante occupation du jour. Il y avait déjà un champ à moitié labouré et préparé pour une récolte de grains d’hiver : Joël lui-même dirigea les travaux nécessaires, et fut accompagné par les travailleurs qui l’aidaient ordinairement dans cette branche particulière de l’agriculture. Trois charrues furent bientôt à l’œuvre et fonctionnèrent avec autant de régularité et d’ordre que s’il ne fût rien arrivé qui pût troubler la tranquillité de la vallée. On entendait dans la forêt le bruit des cognées des bûcherons qui coupaient du bois pour l’hiver. Un fossé à demi terminé avait aussi ses travailleurs qui s’occupaient à élever le sol et à perfectionner leur tranchée. En un mot, tous les travaux suspendus recommençaient avec un parfait système d’ordre.

— Il y aurait de quoi embarrasser le diable lui-même, Joyce, dit le capitaine après une demi-heure de silence. Tous ces camarades travaillent aussi froidement et deux fois plus vite que si je leur avais donné leur tâche. Cette ardeur au travail est un mauvais symptôme.

— Votre Honneur fera attention à une circonstance pas un de ces coquins ne vient se mettre en face des mousquets.

— J’ai presque eu idée de les disperser avec une décharge, dit bravement le capitaine. Des balles feraient un certain effet au milieu de ces laboureurs.

— Et les bestiaux ! dit l’Écossais, car il avait l’œil sur la partie économique du mouvement comme sur la partie militaire. Une balle pourrait tuer un cheval aussi bien qu’un homme, dans une telle escarmouche.

— C’est assez vrai, Jamie, et ce n’est pas là l’espèce de service militaire que je pourrais désirer, que de faire feu sur des hommes qui étaient mes amis il y a si peu de temps. Je ne vois pas, Joyce, que ces coquins aient aucune arme avec eux.

— Pas un mousquet, Monsieur. J’y ai fait attention quand Joël est parti avec son détachement. Est-il possible que les sauvages se soient retirés ?

— Non, autrement M. Strides et ses amis seraient partis avec eux. Non, sergent, il y a un plan caché pour nous conduire dans quelque embûche, et nous aurons l’œil au guet.

Joyce resta quelque temps dans un profond silence à contempler cette scène, puis il s’approcha cérémonieusement du capitaine et lui fit le salut militaire, ce qu’il observait ponctuellement dans toutes les occasions, depuis qu’on pouvait dire que la garnison était gouvernée par la loi martiale.

— Si c’est le bon plaisir de Votre Honneur, dit-il, j’organiserai un détachement, nous ferons une sortie, et nous amènerons deux ou trois de ces déserteurs. Nous pourrons ainsi entrer dans leurs secrets.

— Un détachement, Joyce ! répondit le capitaine en regardant son subordonné avec un peu de curiosité ; quelles troupes vous proposez-vous d’employer pour ce service ?

— Votre Honneur, il y a le caporal Allen et Pline l’ancien qui le feront par devoir. Je pense que la chose pourrait avoir lieu si Votre Honneur avait la bonté d’ordonner au caporal Blodget et aux deux noirs de se joindre à nous pour former un parti qui nous soutiendrait à l’abri d’un des retranchements.

— Et le capitaine Willoughby resterait sans garnison. Je vous remercie, sergent, de votre offre et de votre bravoure, mais la prudence ne me permet pas cela. Nous pouvons considérer Strides et ses compagnons comme autant de misérables, et…

— C’est vrai, cria la voix bien connue de Mike de la fenêtre qui ouvrait sur les greniers au niveau de celle où causaient les deux soldats ; c’est vrai, on peut le dire sans faire tort à la vérité, à la justice, ni à moi. Och ! si je pouvais faire marcher les noirs, chacun de ces coquins aurait les mains et les pieds liés et serait mis sous cette jolie chute d’eau, à côté du moulin, jusqu’à ce qu’il ait avoué tous ses péchés. Ce seraient là des confessions, et une telle sortie de secrets pourrait soulager la conscience d’un porc.

Pendant que Mike développait ses idées, il était sur le bord de la galerie, se démenant de tous côtés et faisant une grimace significative qui donnait à son épaisse mâchoire et à sa large bouche une expression particulière de finesse. Joyce lança un coup d’œil au capitaine, attendant ses, ordres pour saisir le fuyard revenu mais le supérieur reconnut facilement la bonne foi dans la physionomie de sa vieille connaissance.

— Vous nous avez bien surpris, O’Hearn, plus que pas un, fit observer le capitaine qui pensait qu’il était prudent d’affecter plus de sévérité de manières que sa façon de penser actuelle ne le nécessitait. Vous ne vous êtes pas seulement sauvé vous-même, mais vous avez souffert que votre prisonnier s’échappât avec vous. Votre manière d’agir demande une explication. J’attendrai ce que vous avez à dire, avant de juger votre conduite.

— Faut-il que je parle ? je le veux bien, et aussi longtemps qu’il plaira à Votre Honneur de m’écouter. Och ! Saucy Nick n’est-il pas un homme singulier ? Le diable me brûle si l’on en trouve un semblable dans toute l’Amérique, quoiqu’elle soit pleine d’Indiens et de coquins. Maintenant je suppose, sergent, que vous m’avez compté avec M. Joël et ses amis.

— Vous avez été marqué comme déserteur, O’Hearn, vous avez abandonné votre poste.

— Mon poste ! si j’y étais resté sans bouger, je n’aurais pas su les nouvelles que je vous apporte du major, de M. Woods, des sauvages et des autres.

— Mon fils est-ce possible, Michel ? L’avez-vous vu, et pouvez-vous nous dire quelque chose de sa position ?

Mike prit un air de mystérieuse importance, et posant un doigt sur son nez en indiquant la sentinelle et Jamie : — Je considère le sergent comme quelqu’un de la famille, dit l’homme du comté de Leitrim quand il eut terminé sa pantomime, mais il n’est pas décent de crier nos secrets devant tout le voisinage. Pour le vieux Nick ou Saucy Nick, ou comme il vous plaira de l’appeler, n’est-ce pas un joli Indien ? Vous pouvez parcourir toute l’Amérique, vous ne trouverez jamais son égal.

— Nous n’en finirons jamais, O’Hearn. Ce que vous avez à dire doit être expliqué clairement et de la manière la plus simple. Suivez-moi dans la bibliothèque et j’y entendrai votre rapport. Joyce, vous nous accompagnerez.

— Qu’il vienne s’il désire entendre la fin merveilleuse de mon histoire, répondit Mike en suivant le capitaine qui descendait l’escalier. Il n’osera plus me parler de ses campagnes en voyant que j’en ai fait dix fois et même quarante fois plus que lui. Och ! ce diable de Nick !

— En premier lieu, O’Hearn, dit le capitaine aussitôt qu’ils furent tous les trois seuls dans la bibliothèque, vous devez nous expliquer pourquoi vous avez déserté.

— Déserté ! vous ne voulez pas dire que j’ai fui, que j’ai abandonné Votre Honneur et la maîtresse, et miss Beuly, et la jolie miss Maud, et l’enfant. Serait-ce ce qu’entend Votre Honneur ?

Ceci fut dit avec tant de naturel et de vérité, que le capitaine n’eut pas le courage de répéter la question, et sentit des larmes dans ses yeux. Il ne soupçonna pas plus longtemps la fidélité de l’Irlandais, quoique sa conduite dût lui sembler inexplicable. Mais la susceptibilité de Mike avait pris l’alarme et ne pouvait être apaisée que par des explications.

— Votre Honneur ne répond pas à ma question ? dit-il bravement.

— Quoi ! Mike, pour être sincère, cela ne pouvait-il pas donner quelques soupçons que non-seulement vous partiez, mais encore que vous laissiez l’Indien vous accompagner ?

— En ai-je agi ainsi ? dit Mike en réfléchissant. Non, je n’admets pas ça, mes intentions étaient bonnes. D’ailleurs je n’ai pas pris l’Indien avec moi, c’est lui qui m’a emmené.

— Je crois, Votre Honneur, dit Joyce en souriant, que nous pourrons remettre le nom d’O’Hearn à son ancienne place, et que nous ne lui diminuerons pas sa paie.

— Je pense en effet que cela finira ainsi, Joyce. Mais ayez patience, et laissez Mike raconter son histoire à sa manière.

— Mon histoire ? Voyez, Nick m’a donné quatre morceaux de bois dont chacun représente une histoire. Voici le premier ; il veut dire : Mettez le capitaine dans le secret de votre retraite, dites-lui comment vous vous êtes en allé, comment vous avez manqué de vous casser le cou en tombant, parce que le pied vous a glissé, comment vous êtes descendu à l’aide d’une corde, et comment Nick vous a montré un trou par lequel vous êtes sortis tous les deux comme deux rats à travers une porte.

Mike s’arrêta pour grimacer et rire de sa manière de se sauver, que, du reste, ses auditeurs connaissaient avant qu’il eût commencé son récit.

— Jetez cette baguette, maintenant, et dites-nous où est ce trou ?

— Non, répondit Mike en regardant la baguette avec hésitation. Je ne la jetterai pas, avec la permission de Votre Honneur, sans vous avoir expliqué comment nous avons traversé le ruisseau à gué pour gagner les bois, où nous étions comme deux morceaux de trèfle dans une meule de foin. Ce Nick est une créature extraordinaire !

— Allez donc, dit patiemment le capitaine, sachant qu’il était inutile de contrarier un homme comme Mike dans sa manière particulière de communiquer ses pensées. Qu’êtes-vous devenus enfin ?

— Je vais vous le dire, ce second morceau de bois m’en donne les moyens. Nick et moi nous étions seuls dans la chambre du chapelain, et nous n’avions ni l’un ni l’autre envie de boire, Nick parce qu’il était prisonnier, et moi parce que j’étais en sentinelle. Le sergent Joyce m’a dit assez souvent, Dieu le sait, que si je faisais bien mon devoir, je pourrais devenir caporal, rang qui vient après le sien. Enfin j’étais en sentinelle, et une sentinelle ivre déshonore son âme, son corps et son mousquet.

— Ainsi vous n’avez bu ni l’un ni l’autre, dit le capitaine, comme pour le remettre sur la voie.

— Par les raisons que je vous ai dites et par une meilleure encore, c’est que nous n’avions rien à boire. Mike, me dit Nick, vous aimez le capitaine et la maîtresse, et miss Beuly, et miss Maud, et l’enfant. Le diable me brûle, Nick, lui répondis-je, pourquoi me faites-vous une question si étrange ? Est-ce là ce que vous voulez savoir ? Eh bien ! faites-vous cette question à vous-même, demandez-vous si vous aimez vos propres parents, et vous connaîtrez ma réponse.

— Et que vous proposa Nick ? interrompit le capitaine.

— C’est sur cette baguette que nous trouverons ce que vous demandez. Il me dit : Venez avec Nick, voyons le major et rapportons des nouvelles. Nick est ami du capitaine, mais le capitaine ne le sait pas, il ne le croit pas. Enfin je ne pourrais pas répéter à Votre Honneur tout ce qu’il me dit, et, avec votre permission, je ne dirai que ce dont je me souviens. L’idée de Nick était de partir par la plate-forme, de prendre les couvertures du lit, et de nous laisser glisser jusqu’à terre. Nous l’avons fait, aussi sûr que Votre Honneur et le sergent sont là, nous l’avons fait, et sans nous briser les os. Bien, dis-je à Nick nous voilà ici, mais comment faire pour sortir ? escaladerons-nous les palissades pour que les sentinelles tirent sur nous, ou resterons-nous ici ? Alors vous serez encore fait prisonnier, et vous en vaudrez deux, puisque vous avez déjà été pris. Nick ne parla pas, mais il leva le doigt, et me fit signe de le suivre. Nous nous glissâmes à travers les palissades, et nous fîmes une jolie promenade le long des prairies et à travers les haies.

— Vous avez passé à travers la palissade, Mike ! Mais il n’y a pas d’issue assez grande.

— Le trou est étroit, c’est vrai, mais il existe. Et il est aussi bon pour une entrée que pour une sortie puisque j’y suis passé ce matin. Ah ! cette créature de Nick ! Et comment pensez-vous que cette ouverture a été faite ?

— Cela n’a pu être fait avec intention, O’Hearn.

— C’est Joël qui l’a faite en sciant un poteau, et en enlevant une cheville ou deux, afin que la palissade fonctionnât comme une porte.

— Il faut y voir, s’écria le capitaine. Marchez devant, Mike, et montrez-nous l’endroit.

Tous trois furent bientôt dans la cour. Michel traversa la porte et se dirigea vers le point où la palissade touchait, les rochers à l’est des bâtiments. C’était l’endroit où le sentier conduisait à la source, c’était la route par laquelle le capitaine comptait effectuer sa retraite, c’était aussi celle par laquelle Maud était rentrée à la Hutte la nuit de l’invasion. À un endroit commode, une des palissades avait été sciée si bas que les mottes de terre cachaient ce dégât, pendant que les chevilles, qui attachaient la charpente à la pièce de traverse, étaient dans leurs trous, laissant en apparence chaque chose dans son état ordinaire. En remuant les mottes, et en poussant la charpente de côté, le capitaine s’assura qu’un homme pouvait aisément passer à travers la palissade. Comme ce coin était le plus retiré de tous, on ne pouvait douter plus longtemps que l’ouverture n’eût été faite pour tous les déserteurs, y compris les femmes et les enfants. Mais de quelle manière avait-elle été connue de Nick ? c’est ce qui restait matière à conjecture. Des ordres allaient être donnés pour boucher ce passage, quand le capitaine songea qu’il pourrait s’en servir lui-même pour sa retraite. Dans cette idée, il se hâta de s’éloigner, de peur que quelque œil indiscret ne découvrît sa présence près de là et n’en devinât la cause ; il retourna à la bibliothèque, et le récit de Mike fut repris.

Comme le lecteur doit être souvent embarrassé de la manière de s’exprimer de homme du comte de Leitrim, par amour pour la brièveté nous dirons en substance ce qu’il lui restait à apprendre au capitaine. Nick avait réussi à persuader à Mike d’abord que lui le Tuscarora, était l’ami du capitaine et de sa famille et ensuite que le meilleur service que l’Irlandais pût rendre aux Willoughby, c’était de laisser partir Nick et d’aller avec lui. Cependant Mike n’avait pas la moindre idée de désertion ; le motif qui le décida à quitter la Hutte, était le désir de voir le major et de l’aider à s’échapper. Aussitôt qu’il eut cet espoir, Mike fit ce que désirait l’Indien. Comme tout homme dont le zèle va trop loin l’Irlandais était impatient d’agir, et il se faisait un jeu d’enfant de rendre un grand service à ceux qu’il aimait tant. Telle était t’histoire de la désertion apparente de Michel. Il nous reste à raconter ce qui se passa lorsqu’il eut quitté la maison.

Le Tuscarora mena son compagnon hors de la Hutte, une demi-heure après qu’on les eut laissés seuls dans la chambre de M. Woods. Comme tout ceci se passait après la fuite de Joël, Nick se mit en embuscade afin de s’assurer que la défection avait eu lieu. Satisfait sur ce point, il se dirigea tranquillement vers le moulin. Après avoir fait un détour suffisant pour éviter d’être vu de la maison, Nick ne se donna pas la peine d’aller dans les bois, ni d’essayer de quelque expédient dangereux comme l’avaient fait les déserteurs, il marcha paisiblement à travers les prairies jusqu’à ce qu’il eut atteint le grand chemin, qu’il prit pour se diriger immédiatement vers les rochers. Tout ceci fut fait d’une façon qui montrait qu’il se sentait chez lui, et qu’il ne craignait pas de tomber dans une embuscade. Cela venait, ou de sa connaissance du terrain, ou de sa conviction qu’il approchait d’amis plutôt que d’ennemis.

Arrivé aux rochers, cependant, Nick pensa qu’il ne serait pas sage de laisser aller Mike plus loin sans prendre d’abord quelques précautions. L’Homme Blanc se cacha dans la crevasse d’un rocher, pendant que l’Indien poursuivait seul son chemin. Ce dernier fut absent une heure au bout de laquelle il revint, et après avoir recommandé à Mike le silence et la prudence, il le conduisit à la cabane du meunier, dans la laiterie de laquelle se trouvait Robert Willoughby. Cette laiterie avait une fenêtre, mais elle était si petite qu’elle suffisait pour prévenir une évasion, en sorte qu’on n’avait pas placé de sentinelle à l’intérieur du bâtiment. Pour sa propre sûreté, et afin de jouir seul de son petit logement, le major avait donné sa parole qu’il resterait prisonnier jusqu’au lever du soleil. Nick avait donc pu s’approcher de la fenêtre et communiquer avec le major. C’est ensuite qu’il retourna aux rochers chercher Mike.

Le major Willoughby ne pouvait guère écrire à cause des ténèbres, il lui fallut se fier à la cervelle de l’Irlandais, quoique celui-ci ne réussît pas toujours à se faire comprendre de ses auditeurs.

Le major était bien traité, et cependant on lui avait donné à entendre qu’il serait considéré comme un espion. Il lui paraissait impossible de s’échapper. Pourtant il n’en abandonnait pas l’espérance. Le parti indien, d’après ce qu’il en avait vu, avait un caractère qui rendait une capitulation très-hasardeuse, et conseillait à son père de tenir bon jusqu’à la dernière extrémité. Au point de vue militaire, il considérait ses oppresseurs comme des hommes à mépriser, attendu qu’ils n’avaient pas de chef. Cependant plusieurs d’entre eux, surtout les sauvages, paraissaient féroces. Ils étaient tous avares de paroles et très-peu s’exprimaient en anglais, quoiqu’il y eût parmi eux plus d’hommes blancs que le major ne l’avait cru d’abord. Il n’avait pas vu M. Woods et ne savait rien sur son arrestation et son emprisonnement.

Mike réussit enfin à se faire comprendre du capitaine ; pourtant il y eut quelques explications de perdues à cause de la confusion qui régnait dans l’esprit du messager. Mike avait cependant encore une autre communication à faire, mais nous la réservons pour les oreilles de la personne à laquelle elle était spécialement destinée.

Ces nouvelles amenèrent un temps d’arrêt dans les projets du capitaine Willoughby. Quelque chose du feu de sa jeunesse se réveilla, et il discuta avec lui-même la possibilité de faire une sortie, de délivrer son fils, et puis enfin de commencer la retraite. Connaissant bien le terrain, ce qui lui donnait une grande facilité pour faire une action si hardie, son projet lui parut admirable et il se décida à l’exécuter.