Wyandotté/Chapitre XXIX

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 346-356).


CHAPITRE XXIX.


Le temps et la mort marchent ensemble quoique d’un pas inégal. Ils se pressent et renversent également la cabane, le palais et le trône.
Sands


Maud n’avait pas eu le temps de réfléchir : les hurlements et les cris inarticulés furent suivis de la décharge des carabines. Nick l’avait entraînée si rapidement que l’haleine même lui manquait pour le questionner, et elle se trouva à la porte d’une petite chambre à provisions, dans laquelle sa mère avait l’habitude de serrer les objets d’économie domestique qui n’exigeaient pas beaucoup d’espace. C’est dans cette chambre que l’avait fait entrer Nick, et elle entendit la clef tourner dans la serrure pour l’enfermer. Pendant un instant, Wyandotté fut presque décidé à mettre mistress Willoughby et son autre fille dans ce même endroit de sûreté ; puis jugeant qu’il n’en aurait pas le temps à cause de l’approche des bruits intérieurs au milieu desquels il distinguait la voix mâle de Robert Willoughby engageant la garnison à tenir ferme, il poussa un hurlement qui répondit à celui des Mohawks, c’est-à-dire le cri de guerre de sa nation, et se précipita dans la mêlée avec le désespoir d’un homme égaré et avec la joie d’un démon.

Pour comprendre la cause de ce changement soudain, il est nécessaire de revenir un peu en arrière. Pendant que Willoughby était avec sa mère et ses sœurs, Mike gardait la porte. Le reste de la garnison était aux meurtrières ou sur les toits. Quand les ténèbres augmentèrent, Joël rassembla tout son courage, se glissa par le trou et atteignit la porte. Sans lui, on n’aurait pu faire jouer la mine, et il s’était engagé à courir ce risque à la condition qu’on ne lui demanderait pas de faire violence à ses sentiments en entrant dans la cour d’une maison où il avait passé tant d’heureux jours.

L’arrangement par lequel ce traître mettait toute une famille à la merci des sauvages, était excessivement simple. Rappelons-nous qu’un seul battant de la porte était suspendu, et que l’autre était soutenu par un étai. Cet étai consistait en une seule pièce de charpente, dont un bout appuyait sur terre, et l’autre sur le cintre de la porte qui se trouvait préservée d’une chute par des chevilles de bois enfoncées au-dessus de sa base. Le bas bout de l’étai posait contre un fragment de rocher que la nature avait placé dans cet endroit retiré. Enfin, comme l’ouvrage avait été exécuté avec une grande précipitation, on s’était borné à placer des coins pour maintenir le battant dans les rainures.

Joël connaissait tout cet arrangement. Saisissant un moment favorable, il avait relâché les coins, les laissant pourtant à leur place, mais en prenant la précaution d’attacher une corde mince et forte au plus gros des trois. Enterrant ensuite cette corde dans la boue, il en avait roulé la moitié autour d’un bâton enfoncé dans la terre, tout près du mur, puis il l’avait passée par un trou fait par un des gonds à l’extérieur du battant. Le tout fut arrangé avec assez de soin pour échapper à la vigilance des observateurs que le hasard aurait pu amener en cet endroit, et pour que l’inspecteur pût assister ses amis en leur ouvrant la place, après qu’il aurait pourvu à sa propre lâcheté par la fuite. Personne ne passant par là, la corde ne fut ni aperçue ni dérangée.

Aussitôt que Joël atteignit le mur de la Hutte, son premier soin fut de s’assurer qu’il ne pouvait être atteint par aucun projectile lancé des meurtrières ; puis il alla près de la porte et se consulta avec le chef des Mohawks. Trouvant tout comme il l’avait disposé, il tira doucement la corde et fut bientôt certain qu’il avait dérangé le coin, et qu’on pourrait, en employant un peu de force, entrer par l’ouverture. Agissant avec précaution, il appliqua le bout d’un levier au milieu du battant et le souleva suffisamment pour être sûr qu’on le renverserait quand on le voudrait ; puis il annonça au grave guerrier qui suivait attentivement tous ses mouvements, que le temps était arrivé de l’aider.

Il y avait une douzaine de blancs dans le groupe des sauvages réunis à la porte ; on en prit quelques-uns et on leur donna des pointes de fer pour renverser le battant. Voilà quel était le plan pendant qu’on appuierait sur la partie supérieure, les pointes et les barres de fer dont la prévoyance de Joël avait fait une provision suffisante seraient appliquées entre le gond et le mur de façon à tout renverser.

Malheureusement, Mike avait été laissé à la porte en sentinelle. On ne pouvait faire un plus mauvais choix, car le brave garçon avait assez de confiance et assez peu de prévoyance pour croire les portes inattaquables. Il avait allumé une pipe et fumait aussi tranquillement que jamais, quand le battant tomba du côté où il était, et il ne sauva sa tête qu’en se réfugiant contre le mur. Au même instant, une douzaine d’Indiens s’élancèrent à travers l’ouverture et parurent dans la cour en poussant les hurlements que nous avons déjà décrits. Mike se mit à leur poursuite, armé de son shilhlah, car dans la surprise il avait abandonné son mousquet, et il se servit de cette arme avec un zèle que les clameurs ne diminuaient pas. En ce moment Joyce, bien soutenu par Blodget et Jamie Allen envoya du toit une décharge dans la cour. La mêlée devint générale ; et bientôt Willoughby arriva, suivi quelques instants après par Nick.

La scène qui suivit n’est pas facile à décrire. C’était une mêlée dans les ténèbres, qu’éclairait par intervalles la lueur des fusils et que rendaient horrible les cris, les imprécations et les gémissements.

Mike avait gagné le milieu de la cour ; rejoint par Willoughby, ils s’élancèrent ensemble vers la porte et allèrent retrouver leurs hommes sur le toit. Mais il n’était pas dans la nature du jeune soldat de rester dans ce poste pendant que sa mère, Beulah et Maud étaient en bas, exposées à être prises par les sauvages ; au milieu d’une pluie de balles, il réunit son monde, et il s’apprêtait à charger dans la cour, quand un roulement de tambour qui se faisait entendre au dehors le fit arrêter. Blodget, qui pendant ce court combat avait déployé l’ardeur d’un héros et le sang-froid d’un vétéran, descendit sans armes, traversa la foule étonnée sans être remarqué et s’élanca vers la porte extérieure, il la débarra vivement, et aussitôt on vit entrer un corps de troupe conduit par un officier à la haute stature et au regard mâle, et accompagné d’un homme que Blodget, malgré les ténèbres, reconnut pour être M. Woods, en surplis. Un moment après, les survenants, au nombre de cinquante, étaient rangés en bataille dans la cour.

— Au nom du ciel, qui êtes-vous ? demanda Willoughby d’une fenêtre. Parlez, ou nous faisons feu.

— Je suis le colonel Beekman, à la tête d’une force régulière, fut-il répondu et si, comme je le crois, vous êtes le major Willoughby, vous êtes en sûreté. Au nom du congrès, j’ordonne aux bons citoyens de se tenir en paix, sans quoi ils seront punis.

Cette annonce termina la guerre, et l’instant d’après Beekman et Willoughby se serraient amicalement la main.

— Oh ! Beekman, s’écria le dernier, dans quel moment Dieu vous a-t-il envoyé ici ! Le ciel en soit loué ! Malgré tout ce qui est arrivé, vous trouverez votre femme et votre enfant sains et saufs. Placez des sentinelles aux deux portes, car il y a des traîtres ici, et je demande qu’ils soient punis sévèrement.

— Doucement, doucement, mon bon ami, répondit Beekman en lui pressant la main. Votre position est un peu délicate, et nous devons agir avec modération. Ayant appris qu’un parti qui n’avait que de mauvaises intentions marchait vers la Hutte, je m’empressai d’obtenir les pouvoirs nécessaires en une telle occurrence, de requérir une compagnie à la garnison la plus rapprochée, et je suis venu aussi vite que possible. Si nous n’avions pas rencontré M. Woods allant demander du secours aux établissements, nous serions arrivés trop tard ; mais, Dieu soit loué, il n’en a pas été ainsi.

Telle avait été la marche des événements. Les Indiens avaient considéré le zélé chapelain comme un fou, et, dans leur respect pour les malheureux êtres qui sont privés de la raison, ils l’avaient forcé à se diriger vers les établissements. Il rencontra Beekman, l’engagea à hâter sa marche et l’amena avec ses compagnons à la porte de la Hutte ; il était temps, une minute de plus aurait coûté la vie à la garnison tout entière.

Quoiqu’il désirât voir Beulah et son enfant, Beekman avait à remplir ses devoirs de soldat et ne les négligea pas. Les sentinelles furent postées ; on donna l’ordre d’allumer des lanternes et de faire du feu au milieu de la cour, afin de pouvoir s’assurer de l’état actuel du champ de bataille. Un chirurgien avait accompagné la troupe, et était déjà à l’œuvre, autant que pouvait le lui permettre l’obscurité. Plusieurs mains furent employées, des combustibles se trouvèrent aisément, et bientôt le feu éclaira ce terrible spectacle.

Une douzaine de corps étaient étendus dans la cour, trois ou quatre ne devaient plus se relever ; quatre hommes étaient tombés avec la tête brisée, frappés par le shilhlah d’O’Hearn. Quoique ces coups n’eussent pas été mortels, ils avaient mis les guerriers hors de combat. Pas un soldat de la garnison ne fut trouvé mort sur le champ de bataille.

Pourtant, dans une dernière investigation, il fut reconnu que le pauvre vieux maçon écossais avait été tué à une fenêtre et par le dernier coup qui avait été tiré. En retournant les morts des assaillants, on découvrit aussi que Daniel le meunier était du nombre. Quelques-uns des Mohawks, avec leurs yeux flamboyants, étaient dans les coins de la cour, appliquant des pansements grossiers à leurs différentes blessures, qu’ils parvinrent à guérir aussi bien qu’auraient pu le faire ceux qui sont reconnus pour être les lumières de la science.

Quand les lanternes parurent, on fut surpris du très-petit nombre d’assiégeants qu’on trouva dans la maison. Quelques-uns s’étaient glissés à travers la porte avant qu’on eut posté les sentinelles ; d’autres s’étaient sauvés par les toits d’où ils avaient trouvé moyen de gagner la terre ; quelques-uns étaient encore cachés dans les buissons, attendant un moment favorable pour s’échapper. Parmi ceux qui restaient, il n’y en avait pas un seul qui fût investi de quelque autorité. En un mot, après cinq minutes d’examen, Beekman et Willoughby reconnurent que les ennemis n’étaient plus en force suffisante pour les inquiéter.

— Nous avons différé trop longtemps de calmer les appréhensions de ceux qui nous sont chers, major Willoughby, dit enfin Beekman. Si vous voulez me montrer le chemin de la partie de la maison où sont votre mère, qui est aussi la mienne, et ma femme, je suis prêt à vous suivre.

— Ah ! Beekman, il me reste une triste histoire à vous raconter. Ne craignez rien, j’ai laissé Beulah et votre fils en parfaite santé, il y a tout au plus un quart d’heure. Mais mon bien-aimé père a été tué de la façon la plus extraordinaire, et vous trouverez sa veuve et ses filles pleurant sur son corps.

Cette épouvantable nouvelle fit arrêter le colonel, et Willoughby lui expliqua ce qu’il savait touchant la mort de son père. Les deux jeunes gens se dirigèrent vers l’appartement des affligées, chacun portant un flambeau.

Willoughby fit une exclamation involontaire en s’apercevant que la porte de la chambre de sa mère était ouverte. Il avait espéré que Maud aurait eu la présence d’esprit de la fermer, et il la trouvait entre-bâillée comme pour inviter les ennemis à entrer. La lumière était éteinte ; mais avec l’aide des lanternes il vit de larges traces de sang dans l’antichambre et dans les passages qu’il fut obligé de traverser. Il hâta le pas et se trouva dans la chambre mortuaire.

La lutte n’avait pas été longue. Le désir de scalper avait amené des sauvages dans ce sanctuaire. Au moment où les Indiens étaient arrivés dans la cour, quelques-uns des plus féroces s’étaient élancés dans la maison, avaient pénétré dans ses retraites et y avaient traîné le carnage à leur suite. Le premier objet qu’aperçut Willoughby fut un de ces impitoyables guerriers, étendu sur le parquet, et sur lui un autre Indien encore vivant, mais dont le sang coulait par cinq ou six blessures. Les prunelles de ce dernier étincelaient comme celles d’un tigre en présence d’un ennemi. Le major fit un mouvement involontaire avec sa carabine, mais un second regard lui montra que l’Indien vivant était Nick. Il regarda alors plus attentivement autour de lui, et put contempler l’horrible vérité.

Mistress Willoughby était assise dans la chaise où nous l’avons déjà vue, elle était morte. Aucune marque de violence ne fut trouvée sur son corps, et il est à croire que son âme fidèle avait suivi celle de son mari dans l’autre monde, tout en se soumettant au coup qui les avait séparés. Beulah avait été tuée, non avec intention, comme on s’en assura, mais par une de ces balles perdues ; dont un si grand nombreétaient entrées dans ta maison. Le projectile lui avait traversé te cœur, et ette tenait encore le petit Evert pressé sur son sein, avec cet air de calme et d’inaltérable affection qui avait marqué chaque action de cette vie innocente. L’enfant, grâce à la bravoure de Nick, avait échappé à la mort. Le Tuscarora, ayant vu cinq ou six sauvages se diriger vers cette chambre, les suivit comme s’il devinait leurs intentions. Quand le chef mohawk entra dans cette pièce et trouva trois corps morts, il poussa un hurlement de joie à l’espoir de les scalper ; ses doigts étaient déjà entortillés dans la chevelure du capitaine Willoughby, quand il tomba sous un coup de Wyandotté. Nick éteignit la lampe, et il s’ensuivit une scène que les acteurs eux-mêmes n’auraient pu décrire. Un autre Mohawk fut tué, et le restant, après avoir été horriblement maltraité par le couteau armé de Nick, se traîna dehors, laissait le champ de bataille au Tuscarora. Nick soutint les regards égarés du major avec un sourire de triomphe, et il lui dit en lui montrant les trois corps :

— Eux pas été scalpés. Mort être rien.

Nous n’essaierons pas de décrire le violent désespoir du jeune mari et de son beau-frère. Ce fut pour eux un coup au-dessus des forces de l’humanité, quoiqu’un Américain des frontières eut dû être familiarisé avec de semblables scènes. La tranquille mais aimante nature de Beekman reçut un choc qui lui sembla devoir produire la dissolution de son être. Il releva le corps encore chaud de Beulah et le pressa sur son cœur. Heureusement pour sa raison, un torrent de larmes jaillit de son âme plutôt que de ses yeux, et inonda le doux et placide visage de sa femme.

Dire que Robert Willoughby ne sentait pas la désolation qui était si inopinément tombée sur une famille citée pour sa mutuelle affection et son bonheur, ce serait lui faire une grande injustice. Son cœur chancelait sous le coup, mais il désirait en savoir davantage. L’indien regardait attentivement Beekman, avec autant d’étonnement que de sympathie, quand une main de fer lui serra le bras.

— Maud, Tuscarora ? murmura le major à son oreille ; savez-vous quelque chose de Maud ?

Nick fit un geste affirmatif, et l’engagea à le suivre. Il le mena à la chambre des provisions, tourna la clef, ouvrit la porte, et un instant après Maud pleurait sur le sein de Robert Willoughby. Il ne voulut pas la mener dans la chambre mortuaire, mais avec une douce violence il l’entraîna dans la bibliothèque.

— Dieu soit loué, s’écria l’ardente jeune fille en élevant vers le ciel ses mains et ses yeux inondés de larmes, je ne sais pas qui est vainqueur, mais je m’en soucie peu, puisque vous êtes sauvé.

— Oh ! Maud, ma bien-aimée, nous devons maintenant être tout l’un pour l’autre. La mort les a tous frappés.

Cette annonce était peut-être précipitée, mais dans les circonstances actuelles il n’y avait guère de meilleur parti à prendre. Maud ne put d’abord entendre les détails des événements ; elle les supporta ensuite mieux que Willoughby ne l’avait espéré. Son esprit avait été tellement excité qu’elle semblait préparée à tous les malheurs humains. Elle eut un profond chagrin, mais il fut adouci par ses espérances et ses souvenirs.

Notre peinture n’aurait pas été complète si nous n’avions raconté la catastrophe qui désola la Hutte ; mais après avoir rempli ce pénible devoir, nous préférons tirer un voile sur le reste de cette terrible nuit. Les cris des négresses, quand elles apprirent la mort de leurs deux maîtresses, troublèrent le silence de la maison pendant quelques minutes, et puis un calme profond régna dans les bâtiments. De nouveaux renseignements firent connaître que la grande briseuse, après avoir tué un Onéida, avait été mise à mort et scalpée. Pline le Jeune était aussi tombé en combattant avec fureur pour défendre l’entrée de l’appartement de ses maîtresses.

Au lever du soleil, on put prendre une idée plus exacte de l’état réel de la vallée. Le parti ennemi, excepté les blessés, avait fait une rapide retraite, suivi des déserteurs et de leurs familles. Le nom influent et l’autorité actuelle du colonel Beekman avaient amené ce changement. Les gens pourvus de pouvoirs irréguliers, qui avaient dirigé cette affaire, préférèrent cacher leurs menées en transigeant, plutôt que de se hasarder à réclamer une récompense pour un service patriotique, comme cela s’est fait si souvent dans les révolutions. Les blancs n’avaient pas eu le dessein d’attaquer la famille dans les personnes ; mais poussés par Joël, ils avaient cru l’occasion favorable pour s’illustrer et se mettre en position de recevoir des faveurs de la fortune. L’assaut avait été l’œuvre de la férocité indienne, qui s’est si souvent affranchie des règles de la discipline.

On ne retrouva pas Nick. On l’avait vu pansant ses blessures avec la patience et l’adresse d’un Indien, puis aller à minuit dans la forêt chercher des herbes et des racines. Comme il ne revenait pas, Willoughby craignit qu’il ne se fût trouvé malade, et se détermina à aller le chercher aussitôt qu’il aurait rendu les derniers devoirs aux morts.

Deux jours s’écoulèrent avant que ce triste office fût accompli. Les corps de tous les sauvages qui avaient été tués furent enterrés le lendemain de l’assaut, mais celui de Jamie Allen et ceux des personnes de la famille furent laissés le temps voulu. La cérémonie offrit un touchant spectacle. Le capitaine, sa femme et leur fille furent placés à côté les uns des autres près de la chapelle. Ils furent les premiers et les derniers de leur race qui reposèrent dans les déserts de l’Amérique. M. Woods lut le service des morts et il lui fallut se rappeler qu’il était investi des pouvoirs spirituels pour avoir la force de s’acquitter de cette fonction solennelle.

Le bras de Willoughby était passé autour de Maud qui tâchait, mais en vain, de récompenser cette tendre attention par un sourire et le colonel Beekman, son petit Evert dans ses bras, conservait la physionomie grave d’un homme courageux frappé par le chagrin. C’était un touchant spectacle.

Je suis la résurrection et la vie, dit le Seigneur. Ces mots retentirent dans le calme de la vallée comme s’ils eussent été prononcés par une voix du ciel apportant la consolation à toutes ces âmes brisées. Maud releva sa tête appuyée sur l’épaule de Willoughby, et tourna ses yeux bleus vers la voûte sans nuages placée au-dessus d’elle, comme pour demander l’exemple de la résignation. Les soldats firent un mouvement par une commune impulsion, et un profond silence montra le désir que ces hommes grossiers avaient eux-mêmes de ne pas perdre une syllabe.

Les joues de M. Woods s’animèrent, et sa voix, prenant de la force, devint claire et distincte pour tout le monde.

Au moment de descendre les corps dans les deux tombes, le capitaine, sa femme et sa fille devant être placés dans la même, on vit Nick arriver et se placer sans bruit près du petit groupe des affligés. Il était sorti de la forêt il y avait quelques minutes, et comprenant le but de la cérémonie, il s’était approché aussi vite que sa faiblesse et ses blessures le lui avaient permis. Il écouta le chapelain avec une profonde attention, le regard fixé sur son visage, et sans jeter un seul coup d’œil sur les cercueils.

— J’entends une voix du ciel qui me dit : Bénis soient ceux qui meurent dans le Seigneur, car ainsi que le dit l’Esprit ils se reposent de leurs travaux, continua le chapelain dont la voix commençait à trembler. Le regard du Tuscarora devint alors comme celui que la panthère lance à sa victime. Les larmes coulaient, et pour un moment la voix de M. Woods s’éteignit.

— Pourquoi vous pleurer comme une femme ? demanda Nick, eux pas avoir été scalpés.

Cette étrange interruption ne produisit aucun effet. D’abord Beekman se laissa aller à sa douleur, puis Maud et Willoughby ; et enfin M. Woods lui-même, ne pouvant plus résister, ferma le livre et pleura comme un enfant.

Il fallut quelques instants avant que chacun reprît ses esprits. Tout le monde s’agenouilla Sur l’herbe, les soldats s’inclinèrent, et les dernières prières s’élevèrent vers le trône de Dieu.

Cet acte de dévotion rendit les affligés capables de garder une tranquillité apparente. Les troupes s’avancèrent, firent trois décharges sur la tombe du capitaine, et retournèrent à la Hutte. Maud avait pris le petit Evert des bras de son père et le pressait sur son sein où le pauvre orphelin s’était endormi. Elle s’en alla ainsi et fut suivie par le père qui chérissait maintenant son fils comme son seul trésor.

Willoughby resta le dernier auprès du tombeau, Nick seul restant à son côté. L’Indien avait été frappé du chagrin dont il venait d’être le témoin et il sentait une inquiétude à laquelle il n’était pas accoutumé. C’était un des caprices de cette étrange nature ; il aurait voulu consoler ceux dont il causait le désespoir.

Pendant que le major retournait tristement à la Hutte, le Tuscarora s’approcha du fils de sa victime, et lui posant une main sur le bras :

— Pourquoi vous si chagrin, major ? dit-il. Guerrier jamais mourir qu’une fois, mais tous mourir.

— Là sont couchés mon père, ma mère et mon unique sœur, Indien. N’est-ce pas assez pour abattre le cœur le plus courageux ? Vous les connaissiez, Nick, et vous savez s’ils étaient bons ?

— Femme bonne. Les deux femmes bonnes. Nick pas connaître femmes pâles aussi bonnes.

— Je vous remercie, Nick. Ce rude tribut payé aux vertus de ma mère et de ma sœur m’est plus doux que les condoléances régulières et calculées du monde.

— Pas de femme aussi bonne que la vieille ; elle tout cœur, aimer tout le monde, excepté elle.

Ces mots caractérisaient si bien sa mère, que Willoughby fut étonné de la sagacité du sauvage ; par réflexion, cependant, il pensa qu’une longue connaissance de la famille avait dû le familiariser avec le caractère de mistress Willoughby.

— Et mon père, Nick ? s’écria le major. Mon brave père, si noble, si juste, si libéral ! vous le savez bien, n’est-ce pas, vous devez l’avoir aimé ?

— Pas si bon que la squaw, répondit le Tuscarora sentencieusement, et non sans dédain.

— Nous sommes rarement aussi bons que nos femmes, nos mères et nos sœurs, Nick. Sans quoi nous serions des anges sur la terre ; mais en mettant à part nos imperfections, mon père était juste et bon.

— Trop frappait, répondit l’Indien sévèrement, écorchait le dos des Indiens.

Ce langage extraordinaire frappa le major, moins dans ce moment que plusieurs années après, quand il vint à réfléchir sur tous les événements et les conversations de cette semaine si remplie.

— Vous n’êtes pas un flatteur, Tuscarora, c’est ce que j’ai toujours remarqué. Si mon père vous a puni avec sévérité, vous me permettrez au moins de penser que vous l’aviez mérité.

— Lui trop frapper, je dis, interrompit le sauvage avec son air farouche ; pas faire de différence, chef ou pas. Toucher trop souvent les vieilles blessures. Bon quelquefois, mais quelquefois mauvais. Comme le temps, maintenant clair et après orageux.

— Ce n’est pas le moment de discuter là-dessus, Nick. Vous avez bravement combattu pour nous, et je vous en remercie. Sans votre aide, ces êtres si chers auraient été mutilés, et Maud, ma sainte Maud ! elle dormirait maintenant à leurs côtés.

La figure de Nick était redevenue douce ; il rendit à Willoughby sa poignée de main avec cordialité, et ils se séparèrent. Le major se hâta d’aller retrouver Maud pour la presser sur son cœur, et la consoler avec son amour ; Nick regagna la forêt.

Le sentier que suivait l’Indien le forçait à passer près du tombeau : du côté où se trouvait le corps de mistress Willoughby, il jeta une fleur qu’il avait cueillie dans la prairie mais il fit avec le doigt un geste menaçant dirigé vers la terre qui cachait la personne de son ennemi. En cela Wyandotté se montrait dans son vrai caractère qui lui ordonnait de ne jamais oublier un bienfait et de ne pas pardonner une injure.