Wyandotté/Chapitre XXX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 356-368).


CHAPITRE XXX.


Je voyage à travers l’éternité. Je ne suis encore qu’un atome, mais mon âme glorieuse remplira l’immensité.
Coxe


Une quinzaine de jours s’écoulèrent avant que Willoughby et les siens pussent s’arracher d’un lieu témoin de tant de bonheur domestique, et sur lequel était venue fondre la mort. Pendant ce temps, on prit des arrangements pour l’avenir. Beekman, instruit des sentiments qui existaient entre son beau-frère et Maud, leur conseilla de se marier immédiatement.

— Soyez heureux puisque vous le pouvez, leur dit-il. Nous vivons dans des temps de trouble, et le ciel seul sait quand tout ira mieux. Maud n’a pas de parents en Amérique, à moins que ce ne soit dans l’armée anglaise. Quoique nous soyons tous heureux de protéger et de chérir cette chère fille, elle préférera probablement se rapprocher de ceux que la nature lui a donnés pour amis. Elle sera toujours ma sœur et vous serez toujours mon frère. En vous mariant, toutes les apparences d’inconvenance seront évitées. Et plus tard, quand tout sera calmé, vous pourrez mettre votre femme en rapport avec ses parents anglais.

— Vous oubliez, Beekman, que vous parlez à un prisonnier sur parole, à un homme qu’on peut traiter comme un espion.

— Non, c’est impossible. Schuyler, notre noble commandant, est un homme juste et bien élevé. Il ne tolérera rien de semblable. Votre échange sera facilement effectué, et je puis m’engager à vous protéger.

Willoughby n’avait pas de répugnance à suivre cet avis, et il tâcha de faire comprendre à Maud que c’était le parti le plus sûr et le plus prudent qu’ils eussent à prendre. Mais notre héroïne avait une telle répugnance à s’occuper de projets de bonheur, si peu de temps après les pertes qu’elle avait faites, qu’il ne fut pas facile de la persuader. Elle n’y mettait aucune affectation, car elle avait trop de bon sens pour cela. Ses relations avec Robert Willoughby étaient très-affectueuses, elles n’avaient pas besoin d’être cachées, et se trouvaient encore plus sacrées à cause des scènes qui s’étaient passées. Elle ne se faisait aucun scrupule d’avouer son amour, mais elle n’osait pas se marier tandis que les taches de sang étaient encore autour des sièges où s’asseyaient ses parents. Elle les voyait encore à leurs places habituelles, elle entendait leurs rires, le son de leurs voix chéries, le murmure maternel, les jeux, les reproches du père et les douces appellations de Beulah.

— Pourtant, Robert, disait Maud, car elle l’appelait maintenant ainsi, trouvant le nom de Bob trop familier ; pourtant, Robert, ce serait une satisfaction, une triste satisfaction de nous unir à l’autel de la petite chapelle, où nous avons si souvent prié ensemble avec ceux que nous pleurons.

— C’est vrai, ma chère Maud, et il y a encore une autre raison pour ne partir d’ici que mariés. Beekman m’a avoué qu’on élèvera probablement une discussion à Albany sur la nature de ma visite à la Hutte, et il lui serait facile de la justifier en me montrant comme un fiancé et non comme un espion.

Ce mot d’espion vainquit les scrupules de Maud. Toutes les considérations ordinaires s’effacèrent devant les appréhensions, et Maud consentit à se marier le jour même. La cérémonie fut faite par M. Woods, et la petite chapelle se trouva témoin des larmes données aux souvenirs, et des sourires avec lesquels la jeune mariée reçut l’ardent baiser de son époux, quand la bénédiction fut prononcée. Tout le monde trouvait que, vu les circonstances, un délai n’eût pas été sage. Maud vit une sainte solennité dans cette cérémonie liée à des scènes si tristes.

Un jour ou deux après le mariage, tous ceux qui étaient encore à la Hutte la quittèrent ensemble. Les objets de quelque valeur furent empaquetés et transportés sur des bateaux qui se trouvaient dans le ruisseau au bas des moulins ; les bestiaux furent rassemblés et conduits vers les établissements. Des chevaux furent préparés pour Maud et les femmes, et l’on se dirigea vers le fort Stanwix. En un mot, le Rocher fut quitté comme n’étant pas habitable pendant une telle guerre. En effet, les travailleurs seuls auraient pu rester, et Beekman pensa qu’il était plus sage d’abandonner entièrement cet endroit pour quelques années.

Des confiscations avaient déjà été faites, et Willoughby craignant qu’on ne s’emparât de ses propriétés, investit le petit Evert du droit de recevoir une portion des revenus du capitaine. Comme il n’existait pas de testament, le fils héritait de droit ; en conséquence, un acte fut rédigé par M. Woods, qui connaissait les affaires, et la propriété de l’Étang des Castors fut érigée en fief pour l’enfant. Trente mille livres qui étaient à lui, ce qui lui revenait de sa mère, la dot de Maud, enfin sa commission de major, formaient une somme considérable pour le nouveau marié.

Quand tout fut arrangé, Willoughby se trouva possesseur de trois ou quatre mille livres sterling de rente, indépendamment de la solde qu’il recevait du gouvernement britannique, et c’était pour l’époque une immense fortune. En examinant les comptes de Maud, il eut lieu d’admirer la rigide justice et la libéralité avec laquelle son père avait administré cette fortune. Tout avait été transformé en un capital qui avait presque doublé. Sans le savoir, il avait épousé une des plus riches héritières des colonies américaines. Maud l’ignorait aussi, et quand elle l’apprit, elle en fut enchantée à cause de son mari.

En peu de temps, on arriva à Albany, quoique non sans difficultés. Là on se sépara. Pline l’Ancien et la petite briseuse furent mis en liberté on leur donna ce qui leur était nécessaire pour leurs petits besoins, et on leur procura de bonnes places. Mike annonça sa résolution d’entrer dans un corps de troupes expressément destiné à combattre les Indiens. Il avait un compte à régler avec eux, et, n’ayant ni femme ni enfant, il pensa qu’il pourrait s’amuser dans cette guerre aussi bien que dans une autre.

— Si Votre Honneur se rapproche du comté de Leitrim, dit-il à Willoughby qui lui offrait de le garder près de lui, je voyagerai volontiers avec vous, car un homme aime à revoir ses vieilles connaissances. Je vous remercie de cette bourse pleine d’or que vous m’avez donnée, elle me servira à acheter des couteaux à scalper, car le diable me brûle si je ne m’occupe pas de ça à l’avenir. Trois coups de couteau dans le côté, une balle qui m’a emporté un petit morceau de la tête, rappellent à un homme ce qui est arrivé ; et encore je ne parle pas du capitaine, de mistress Willoughby et de miss Beuly. Que Dieu les bénisse à jamais, et s’il y a seulement une église dans ce pays j’userai mon or à leur faire dire des messes. Et puis je scalperai aussi.

Tels étaient les projets de Michel O’Hearn, Les arguments de Willoughby ne purent rien changer à sa résolution. Il était déterminé à illustrer sa carrière en se procurant des chevelures d’Indiens, pour leur faire expier ce qui avait été fait à mistress Willoughby et à miss Beulah.

— Et vous, Joyce, dit le major dans une entrevue qu’il eut avec le sergent peu de temps après leur arrivée à Albany, vous êtes des nôtres, n’est-ce pas ? Grâce au zèle et à l’influence du colonel Beekman, je suis déjà échangé, et je me rendrai à New-York la semaine prochaine. Vous êtes soldat, et dans le temps ou nous sommes, un bon soldat est à considérer. Je crois que je puis vous promettre une commission dans un des nouveaux régiments provinciaux qu’on va lever.

— Je remercie Votre Honneur, mais je ne me sens pas la liberté d’accepter cette offre. J’ai pris pour la vie du service avec le capitaine Willoughby. S’il avait vécu, je l’aurais suivi partout où il m’aurait mené, mais cet engagement est expiré. Je ne comprends pas la politique, mais quand la question est de tirer un coup de fusil pour ou contre son pays, un homme sans engagement a le droit de choisir. Je ne veux pas vous faire de reproches, major Willoughby, vous serviez avant la guerre, mais à choisir entre les deux partis, je me battrais plutôt contre un Anglais que contre un Américain.

— Vous pouvez avoir raison, Joyce. J’espère que vous suivrez les impulsions de votre conscience, comme je le fais moi-même. Cependant, nous ne nous rencontrerons jamais les armes à la main, si je puis faire autrement. Il est question de me nommer lieutenant-colonel, ce qui me ferait aller en Angleterre. Je ne resterai pas une heure de plus dans ces colonies, si cela est en mon pouvoir.

— Avec votre permission, major Willoughby, répondit le sergent, j’en suis content, car quoique je désire que mes ennemis soient de bons soldats, je ne voudrais pas voir le fils de mon vieux capitaine au milieu d’eux. Le colonel Beekman m’a offert le grade de sergent-major dans son propre régiment, et je rejoindrai avec lui la semaine prochaine.

Joyce devint sergent-major, puis lieutenant, puis adjudant.

Il se trouva aux principales batailles et quand la paix arriva, il se retira avec une excellente position.

Dix ans plus tard, il fut tué dans un de ces meurtriers combats d’Indiens qui eurent lieu dans les premiers temps de la présidence ; il était alors capitaine d’infanterie.

Il n’y eut pas lieu de le regretter, puisqu’il mourut comme il l’avait toujours désiré. Mais, par un singulier hasard, ce fut Mike qui trouva son corps et le protégea contre les mutilations. L’homme du comté de Leitrim s’étant fait soldat par nécessité, il se réengageait aussitôt qu’il était libre, et il se vengeait des Indiens toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion.

Blodget avait suivi Joyce à la guerre. L’intelligence et la bonne volonté du jeune homme, unies à un courage éprouvé, lui firent faire un chemin rapide, et après la révolution il était capitaine. Son esprit, ses manières, son instruction firent aussi des progrès, il devint général de milice, lui qui avait été caporal à la Hutte ; il fut aussi député. Beaucoup d’hommes moins capables que lui furent employés, et aux funérailles du général Blodget on put dire qu’un des héros de la révolution venait de mourir. On n’avait jamais vu sourire Beekman depuis qu’il avait relevé le corps inanimé de Beulah. Il servit fidèlement et fut tué dans une bataille quelques mois avant la paix. Son fils l’avait précédé au tombeau, laissant son oncle héritier de la propriété qu’il lui avait conférée.

Willoughby et Maud s’étaient transportés à New-York, où le major rejoignit son régiment. Notre héroïne rencontra là son grand-oncle, le général Meredith, le premier de ses parents qu’elle eût vu depuis son enfance. La bonne réception qu’elle en reçut la remplit de reconnaissance, et trouvant en lui de la ressemblance dans l’âge, dans l’apparence, dans les manières, avec le capitaine, elle reporta sur le vieillard cette affection qu’elle avait crue enfermée dans le tombeau de son père adoptif. Le général s’attacha à sa charmante nièce, et dix ans après, son héritage vint doubler la fortune de Willoughby.

Au bout de six mois, la gazette qui arrivait d’Angleterre annonça la promotion de sir Robert Willoughby, baronnet, ex-major dans le — — régiment d’infanterie, au grade de lieutenant-colonel de Sa Majesté dans le — — régiment d’infanterie. Willoughby quitta alors l’Amérique.

Il ne nous reste plus que peu de chose à dire de la guerre.

L’indépendance de l’Amérique fut reconnue par l’Angleterre en 1783, et, immédiatement après, les républicains commencèrent à cultiver leurs domaines d’une manière plus paisible.

En 1785, on s’occupa de la région montagneuse où se sont passées les principales scènes de notre histoire. Les Indiens en avaient été expulsés par les événements de la révolution, et les anciens propriétaires cherchaient à reprendre possession de leurs terres. Les familles isolées, qui s’étaient réfugiées dans les établissements, revenaient chez elles ; et bientôt la fumée qui s’éleva des défrichements obscurcit le soleil. Whitestown, Utica, à la place du vieux fort Stanwix, de Cooperstown, furent bâties entre les années 1785 et 1790.

Oxford, Binghamton, Marwich, Sherburne, Hamilton et vingt autres villes qui couvrent maintenant le pays que nous avons décrit, n’existaient pas même de nom.

Les dix années qui s’écoulèrent entre 1785 et 1795 changèrent tout ce district montagneux. Des terres mieux cultivées s’étendaient du côté de l’ouest, mais le défaut de routes et l’éloignement des marchés entravaient un peu les travaux. Quelques années après, quand la paix fut proclamée, les émigrés qui s’étaient éloignés revinrent en foule dans les endroits dont nous avons parlé dans notre premier chapitre. Ce pays forme aujourd’hui plusieurs comtés, et alors il n’y en avait qu’un.

La Gazette de New-York, journal assez exact, annonça dans son numéro de 11 juin 1795 la nouvelle suivante : « Le paquebot de Sa Majesté vient d’arriver, et parmi ses passagers se trouvent le lieutenant général sir Robert Willoughby et sa femme, tous deux natifs de l’Amérique. Nous sommes heureux de les revoir dans leur pays natal, où nous pouvons leur assurer qu’ils seront cordialement reçus, malgré les vieilles querelles. On se souvient avec reconnaissance de la bonté du major Willoughby pour les prisonniers américains, et l’on n’a pas oublié qu’il a désiré changer de régiment afin d’éviter de servir plus longtemps contre sa patrie. »

La visite de sir Robert et de lady Willoughby dans leur pays natal avait pour but d’abord de le revoir, et puis de s’occuper de la fortune future de leurs enfants. Le baronnet avait racheté l’ancienne propriété de sa famille en Angleterre, et ayant deux filles et un seul fils, il pensa que ce qu’il possédait en Amérique, c’est-à-dire la Hutte du Rocher, pourrait, avec le temps, augmenter leurs possessions. D’ailleurs, lui et sa femme avaient un grand désir de revoir ces lieux où ils avaient appris à s’aimer, et où étaient encore les restes de ceux qui leur avaient été si chers.

La cabine d’un sloop fut louée, et sir Robert, sa femme, deux domestiques et une espèce de courrier américain, engagé pour le voyage, s’embarquèrent le matin du 25 juillet. L’après-midi du 30, le sloop arriva en sûreté à Albany, et une voiture fit le reste du chemin. On prit la route du vieux fort Stanwix ; c’est ainsi qu’on appelait encore Utica. Nos voyageurs y arrivèrent le soir du troisième jour. Alors il fallait la moitié d’un jour pour traverser les sables ; aujourd’hui on y met moins d’une heure. Depuis le fort Stanwix la route était passable, et l’on voyagea jusqu’à ce qu’on eût atteint une auberge qui au confortable d’une civilisation grossière unissait la simplicité des frontières. Là on leur dit qu’ils n’avaient plus qu’une douzaine de milles à faire pour arriver au Rocher. Il fallut faire le reste du voyage à cheval. Une grande propriété déserte était entre le grand chemin et la vallée ; aucune route publique ne la traversait. Les sentiers abondaient, et le ruisseau fut trouvé sans difficulté. Il fut peut-être heureux que la Hutte ne se trouvât pas sur une route fréquentée, et en parcourant le sentier qui suivait les sinuosités du ruisseau, Willoughby vit qu’on y avait rarement marché dans l’intervalle de dix-neuf ans qui s’était écoulé depuis qu’il ne l’avait vu. L’évidence de ce fait augmenta quand ils remontèrent le ruisseau pour atteindre le moulin, où l’esprit de destruction, qui prévaut si tacitement dans les nouveaux pays, s’était mis à l’œuvre. Les bâtiments avaient été brûlés, probablement parce qu’ils se trouvaient au pouvoir de quelques vagabonds malfaisants. Quelques-unes des machines furent transportées ailleurs, car dans les établissements des frontières on considère l’abandon temporaire d’une propriété comme un abandon complet.

Ce fut un moment de peine et de plaisir pour Maud et pour Willoughby que celui où ils atteignirent les rochers et aperçurent l’ancien étang des Castors. Les bâtiments étaient debout, et le temps les avait à peine altérés. Les portes avaient été assurées, quand on quitta l’habitation en 1776, et la Hutte n’ayant pas de fenêtres extérieures par lesquelles on pût s’y introduire, elle était restée complètement intacte. La moitié des palissades étaient pourries, mais la maison elle-même avait résisté aux ravages du temps. On y avait mis le feu, mais les murs de pierre opposaient un obstacle invincible ; on avait jeté un tison sur le toit, mais le coup manqua et les lattes ne s’enflammèrent pas. La serrure de la porte intérieure n’avait pas été touchée, on l’ouvrait facilement, et nos voyageurs se trouvèrent dans la cour.

Quel moment que celui où Maud, maintenant habituée au luxe d’une maison anglaise, entra dans ce lieu chéri, témoin des premières émotions de sa jeunesse. De longues herbes avaient poussé dans la cour, elles furent bientôt arrachées, et l’on put facilement examiner la maison. La Hutte était exactement dans le même état où elle avait été laissée, sauf la poussière qui s’y était amassée. Maud était encore dans la fleur de la beauté, aimante et aussi sincère que lorsqu’elle avait quitté ces bois ; seulement son ardeur avait été un peu tempérée par le temps. Elle alla de chambre en chambre, suspendue au bras de Willoughby, après avoir défendu qu’on les suivît. Tous les meubles avaient été laissés dans la maison. La bibliothèque était presque entière. Les chambres à coucher, les parloirs et même l’atelier de peinture furent trouvés dans le même état que si on ne les avait abandonnés que depuis quelques mois. Des larmes coulèrent sur les joues de lady Willoughby en revoyant ces lieux, et elle rappela à son mari les différents événements qui s’y étaient passés. Ils restèrent ainsi une heure ou deux pendant que les domestiques, prenant possession des offices, etc., s’occupaient de faire de la Hutte une maison habitable. Bientôt on leur annonça que les faucheurs avaient coupé les herbes jusqu’aux ruines de la chapelle et sur les tombeaux de la famille.

Le soleil allait se coucher et l’heure était favorable pour le triste devoir qui restait à remplir. Willoughby et Maud se dirigèrent seuls vers les tombes. Elles avaient été creusées dans un petit bosquet d’arbrisseaux planté par le pauvre Jamie Allen sous la direction de Maud, qui avait pensé qu’on pourrait un jour avoir besoin de cet endroit. Ces arbustes, composés de lilas et de seringats, avaient rapidement crû dans ce riche sol. Ils cachaient complétement un espace de cinquante pieds carrés. Une ouverture faite par les faucheurs donnait accès jusqu’aux tombes. Comme ils arrivaient, Willoughby tressaillit en entendant des voix dans l’endos. Il se disposait à renvoyer les intrus, quand Maud lui pressa le bras et lui dit tout bas :

— Écoutez, Willoughby. Ces voix résonnent étrangement à mes oreilles ! nous les avons entendues autrefois.

— Je vous dis, Nick, vieux Nick, ou Saucy Nick, ou quel que soit votre nom, disait quelqu’un avec un accent irlandais très-marqué, que Jamie le maçon est devant vous sous ce monticule de gazon. Et Son Honneur, et la maîtresse, et miss Beuly sont enterrés ici. Och ! vous n’êtes bon, Nick, qu’à prendre des chevelures ; mais vous ne comprenez rien aux tombeaux, quoiqu’il y en ait une quantité que vous avez contribué à remplir.

— Bon, répondit l’Indien. Capitaine ici, femme là, fille ici, où est le fils ? où est l’autre fille ?

— Ici, répondit Willoughby en amenant Maud dans le taillis ; je suis Robert Willoughby, et voici Maud Meredith, ma femme.

Mike tressaillit, il se disposait même à saisir un mousquet qu’il avait posé sur l’herbe. Pour l’Indien, un arbre de la forêt n’aurait pu être plus immobile que lui à cette interruption inattendue. Ils restèrent tous quatre silencieux, examinant les changements que le temps avait apportés en eux.

Willoughby était dans la force de l’âge. Il avait servi avec distinction. Sa physionomie militaire avait un air de robuste vigueur. Maud, dont les gracieuses formes étaient bien dessinées par son amazone, Maud, dont les traits délicats étaient toujours purs, ne paraissait pas avoir plus de trente ans, quoiqu’elle en eût réellement dix de plus. À l’égard de Mike et de Nick, c’était bien différent. Ils avaient vieilli, non-seulement de fait, mais encore en apparence. L’Irlandais approchait de soixante ans. Son visage rude, hâlé, rouge comme le soleil vu à travers un brouillard, se ressentait des fatigues et du Santa-Cruz ; il était ridé, un peu maigri. Mike était toujours robuste et fort. Son aspect n’était pas des plus beaux, et l’on voyait d’un coup d’œil qu’il était militaire. On avait refusé d’engager de nouveau ce pauvre garçon à cause de ses infirmités et de son âge, et l’Amérique n’était pas alors en état de faire une retraite à ses vétérans. Cependant il recevait une pension à cause de ses blessures, et l’on ne pouvait pas dire qu’il fut dans le besoin. Il avait été blessé à la même bataille que Joyce dans la compagnie duquel il était caporal, mais le brave commandant avait succombé dans le combat.

Wyandotté était encore plus changé. Il comptait soixante-dix années, et il s’inclinait vers la tombe. Ses cheveux étaient devenus gris ; son corps, quoique toujours actif et vigoureux, n’aurait pu soutenir les marches extraordinaires dont il s’acquittait si bien autrefois. Son costume n’avait rien de remarquable, il était toujours à peu près le même. Willoughby observa que son œil était moins féroce, et que tout symptôme d’intempérance avait disparu.

Au moment où Willoughby parut, un changement marqué se fit dans la contenance de Nick. Son œil sombre, qui avait encore beaucoup d’éclat, se tourna vers la chapelle voisine, et il parut soulagé quand un craquement dans les broussailles annonça quelqu’un.

On n’avait pas encore parlé que les lilas s’écartèrent, et un homme de petite taille, âgé, mais encore vert et vigoureux, s’approcha. C’était M. Woods. Willoughby n’avait pas vu le chapelain depuis le départ pour Albany, et les compliments furent aussi sincères que l’entrevue avait été inattendue.

— J’ai vécu d’une vie d’ermite, mon cher Bob, depuis la mort de vos parents, dit le ministre en essuyant ses yeux pleins de larmes. De temps en temps une lettre de vous ou de Maud me redonnait du courage. Je vous appelle toujours Maud et Robert, car ce sont les noms que je vous ai donnés au baptême, et que vous portiez quand je vous ai mariés devant l’autel de ce petit édifice. Vous me pardonnerez si je suis trop familier avec un officier-général et sa dame.

— Familier s’écrièrent-ils tous deux, et Maud tendit sa blanche main au chapelain avec empressement. Familier vous qui nous avez faits chrétiens et que nous avons tant de raisons pour ne jamais oublier et pour aimer toujours !

— Bien, bien. Je vois que vous êtes toujours Robert et Maud, dit le chapelain pendant que les larmes inondaient ses yeux. Oui, je vous ai portés tous deux dans l’église de Dieu sur la terre, et vous avez été baptisés par un homme qui a reçu son ordination de l’archevêque de Cantorbéry lui-même. Il n’a jamais oublié ses vœux. Mais vous n’êtes pas les seuls chrétiens que j’aie faits. Je compte maintenant Nicolas dans ce nombre.

— Nick ! interrompit sir Robert.

— Wyandotté, ajouta sa femme avec un tact plus délicat.

— Je l’appelle Nicolas depuis qu’il a été baptisé sous ce nom. Il n’y a plus de Wyandotté, ni de Saucy Nick. Major Willoughby, j’ai un secret à vous communiquer. Je vous demande pardon, sir Robert, vous m’excuserez. C’est une vieille habitude. Voudriez-vous prendre ce chemin ?

Willoughby resta à l’écart avec le chapelain pendant une demi-heure ; Maud pleurait sur les tombes, et les autres gardaient un silence respectueux. Nick était immobile comme une statue. Son air était contrit, son œil baissé et sa poitrine agitée. Il savait bien que le chapelain racontait à Willoughby la manière dont il avait tué son père. Enfin ces deux derniers revinrent lentement vers les tombeaux, le général agité, rouge, les sourcils froncés, M. Woods l’air calme et rempli d’espérance. Willoughby avait accordé aux raisonnements et aux arguments du chapelain le pardon de Nick, mais avec répugnance, et peut-être moins comme chrétien que parce qu’il n’aurait pu convenablement se venger.

— Nicolas, dit le chapelain, j’ai tout dit au général.

— Il le sait ! s’écria l’Indien avec un tressaillement énergique.

— Je le sais, Wyandotté, et j’ai été bien fâché de l’apprendre. Vous me rendez bien malheureux.

Nick était terriblement agité. Sa jeunesse et ses premières opinions combattaient avec les idées qui lui étaient venues plus tard. Le résultat de ce combat était un sauvage mélange de ses notions de justice indienne et de sa soumission aux dogmes de sa foi nouvelle, qu’il ne comprenait encore qu’imparfaitement. Ses premières impressions prévalurent un moment. Il s’avança d’un pas ferme vers le général, lui mit dans les mains son tomahawk brillant et affilé, croisa les bras sur sa poitrine, baissa un peu la tête et dit

— Frappez. Nick a tué le capitaine, que major tue Nick.

— Non, Tuscarora, non, répondit sir Robert Willoughby dont l’âme s’attendrit à cet acte d’humble soumission. Que Dieu vous pardonne dans le ciel, comme je vous pardonne ici.

Un sourire sauvage illumina le visage de l’Indien, il serra les deux mains de Willoughby dans les siennes, et murmura ces mots : Dieu pardonne ; puis il leva les yeux au ciel et tomba mort sur la tombe de sa victime. On pensa que l’agitation avait accéléré la crise qui devait résulter d’une maladie incurable du cœur.

Quelques minutes de trouble suivirent. Mike, la tête nue, le visage rouge et courroucé, tira de ses poches un cordon d’objets hideux et étranges, et les posa à côté de l’Indien. C’étaient des chevelures humaines, rassemblées par Mike dans le cours de ses campagnes.

— Nick, s’écria-t-il, si j’avais su ce qui est arrivé, je n’aurais jamais fait de campagne avec vous. Ah ! c’est une bien mauvaise action que cent confessions pourraient à peine effacer de votre âme. Il est pourtant bien malheureux que vous soyez mort sans avoir reçu l’absolution d’un prêtre. Si nous n’avions pas vécu en bons compagnons, j’aurais mis votre chevelure avec le reste, comme une offrande à Son Honneur, à la maîtresse et à miss Beuly.

— Assez, interrompit sir Robert Willoughby avec une autorité à laquelle les habitudes militaires de Mike ne purent résister. il s’est repenti et il est pardonné. Maud, mon amour, il est temps de quitter ce triste lieu ; nous aurons l’occasion d’y revenir.

M. Woods prit possession de la Hutte comme d’une espèce d’ermitage, pour y passer le reste de ses jours. Il avait travaillé courageusement à la conversion de Nick, en reconnaissance de ce que celui-ci avait combattu pour défendre les femmes.

Il se sentait maintenant un ardent désir d’arracher l’Irlandais aux superstitions qu’il regardait comme des erreurs aussi fatales que celles du paganisme. Mike consentit à passer le restant de ses jours au Rocher, qui fut restauré par ses soins et par ceux du chapelain.

Sir Robert et lady Willoughby passèrent un mois dans la vallée. Nick avait été enterré dans le taillis, et Maud avait regardé cet étrange mélange de tombes avec l’œil d’une chrétienne et les tendres regrets d’une femme. Le jour que le général et sa femme quittèrent la vallée, ils firent une dernière visite aux tombeaux. Maud pleura pendant une heure, puis son mari passant un bras autour de sa taille, l’entraîna doucement en lui disant :

— Ils sont au ciel, ma chère Maud. Ils regardent avec amour ceux qu’ils ont tant aimés sur la terre. Wyandotté a vécu selon ses habitudes et son intelligence, et il est heureusement mort dans les convictions d’une conscience dirigée par les lumières de la grâce divine. Si cet homme a été impitoyable dans sa vengeance, il s’est souvenu des bontés de ma mère et son sang a coulé pour elle et ses filles. Sans lui, ma vie serait privée de votre amour, ma précieuse Maud. Il n’a jamais oublié un bienfait ni pardonné une injure.


fin de wyandotté.