Aller au contenu

Y a-t-il une philosophie de l’histoire ?

La bibliothèque libre.


Y A-T-IL UNE PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE ?


I

Nulle science n’a de plus grandes prétentions que la philosophie de l’histoire, qui était l’objet d’un des derniers concours de l’Académie des sciences morales et politiques. On dirait que c’est une science d’un ordre à part qui a sa tête dans le ciel, tandis que ses pieds daignent à peine toucher la terre. Elle laisse au vulgaire des historiens le soin de dépouiller les annales des peuples, de chercher les causes particulières des événements ; quant à elle, son objet est l’ensemble et la suite des nations, les destinées de l’humanité tout entière et les lois absolues, en vertu d’une fatalité consciente ou inconsciente, de son développement à travers le temps et l’espace. Nous ne pensons pas qu’elle ait réussi, jusqu’à présent, à édifier quelque chose de solide et qui lui soit propre.

Est-ce parce qu’elle est jeune, ou bien n’est-ce pas plutôt parce qu’elle se trompe sur sa méthode et sur son objet ? Nous voudrions dissiper quelques malentendus et quelques erreurs que des œuvres éminentes ont fait naître et entretiennent dans un certain nombre d’esprits. Qu’il y ait une philosophie de l’histoire, nous ne le nions pas d’une manière absolue, mais du moins nous sera-t-il permis de chercher à la rendre un peu plus modeste et à l’enfermer dans ses véritables limites.

Rien de plus divers que les systèmes compris sous le nom de philosophie de l’histoire. Cette diversité dépend de la manière d’entendre l’origine et la nature de ces lois auxquelles ils soumettent les destinées de l’humanité. Selon les uns, ces lois, divines entre toutes, seraient la manifestation directe immédiate d’un plan providentiel ; selon d’autres, elles seraient une phase de l’évolution cosmique universelle ; selon d’autres enfin, pour lesquels nous osons prendre parti, elles seraient humaines et elles dériveraient, sans remonter plus haut, de la raison et de la liberté de l’homme.

La philosophie de l’histoire est encore assez généralement entendue comme la science des lois providentielles qui gouverneraient l’humanité. Telle est, par exemple, l’Histoire universelle de Bossuet, dont la critique n’est plus à faire. Ces plans de la marche des choses humaines, que la philosophie de l’histoire a la prétention de nous révéler, sont tous conçus a priori sous l’influence de quelque religion ou de quelque système dominant de philosophie. Quelle contrainte, quelle violence leurs auteurs ne font-ils pas subir à la suite et à l’interprétation des faits historiques pour les faire rentrer dans leurs cadres préconçus et pour les accommoder aux desseins qu’ils prêtent à la providence !

Ils sont nombreux d’ailleurs, même en dehors des penseurs et des philosophes, ceux qui se permettent d’expliquer de la sorte, avec moins de réserve, comme aussi moins de respect pour la providence, les événements passés et surtout les événements contemporains. Combien dans tous les rangs de la société, depuis les plus élevés jusqu’aux plus humbles, font sans le savoir de la philosophie de l’histoire en mêlant Dieu à leurs grandes et à leurs petites affaires !

Sans même faire descendre si bas et dans un si grand détail les volontés divines, que de difficultés ne rencontre pas l’idée d’un plan immuable appliqué à l’histoire, non moins diverse et ondoyante que l’homme lui-même ! À quelles objections n’exposent pas la providence ceux qui la font trop particulière et trop immédiate dans les choses humaines, même en laissant de côté les deux grands problèmes de l’existence du mal et de la liberté ! Nous ne rappelons pas tant d’objections et de railleries trop faciles, comme aussi tant d’apologies maladroites et compromettantes. Ce sont aujourd’hui des lieux communs qui ne méritent plus qu’on s’y arrête.

Qui considérera sans nul parti pris la marche du genre humain devra y mettre beaucoup de bonne volonté pour découvrir la marque d’une sagesse suprême qui la règle et la conduit. Nous voyons bien que l’homme s’agite, comme l’a dit Fénelon, mais nous ne voyons pas aussi clairement que Dieu le mène. Est-ce nier qu’il y ait un auteur premier de toutes choses, ni même une providence que de se refuser à lui faire jouer un rôle indigne d’elle ?

Nous admettons une providence, mais au sens que lui donne Jouffroy dans ses Réflexions sur l’histoire de la philosophie, qui nous semblent ce qui a été écrit de plus sage et de plus vrai sur cette grande question d’histoire, de philosophie et de théologie. Voici ce qu’il dit à propos de la providence de Bossuet. « Le mot était bon, mais non dans le sens d’une intervention actuelle de Dieu. Dieu n’intervient pas plus actuellement dans le développement de l’homme que dans la marche du système solaire. Et cependant il en est l’auteur. En donnant des lois à l’intelligence humaine, comme il en a donné aux astres, il a déterminé à l’avance la marche de l’humanité, comme il a fixé celle des planètes. Voilà sa providence, et cette providence est fatale pour l’humanité comme pour les corps célestes ; mais elle l’est d’une autre manière, car, loin de compromettre la liberté de l’individu, elle la suppose et n’a lieu que par elle. » La pensée de Jouffroy est la nôtre ; toute cette étude en sera le développement.

Nous ne supprimons pas l’action providentielle, mais nous la reportons à l’origine même des choses, hors de la mêlée des nations ; nous la reportons à la constitution même de l’homme qui est son œuvre. Dieu, en un sens, est dans l’histoire, mais il y est par l’intermédiaire de l’homme, il y est à travers l’homme, pour ainsi dire, et non directement. En vérité, nous ne voudrions pas pour son honneur qu’il y fût d’une autre façon. Si l’historien Bunsen met Dieu dans l’histoire, selon le titre même de son ouvrage, il l’y met au sens que nous venons de dire, en tant, suivant son expression, que la personnalité humaine est le grand levier de Dieu dans l’histoire. Vico avait dit dans le même sens : Le monde des nations a été fait par les hommes, et on doit en chercher les principes dans les facultés de l’entendement humain. Si les hommes ont fait les nations, ce ne sont pas les hommes qui se sont faits eux-mêmes avec leur nature, avec leurs tendances, avec leurs facultés. Il faut ici reprendre et répéter le vieil adage : Natura est vis ad Deo insita. Mais cette nature une fois donnée, tout dès le commencement, dès le premier homme, suit et se développe ; et tout aussi s’explique dans le cours de l’histoire, le bien comme le mal, les pas en avant comme les pas en arrière. Les nations, de même que les individus, font leur destinée. Elles en portent la responsabilité ; elles ne doivent pas s’en prendre aux dieux de leurs fautes et de leurs défaillances, de leurs défaites, de leurs décadences, pas plus, d’ailleurs, que de leurs progrès, de leurs victoires et de leur prospérité. Il n’y a rien dans le monde de l’humanité qui ne soit naturel au sens que nous venons de dire, rien qui ne dérive des lois de notre intelligence, de la suite de nos idées, rien qui ne dépende de l’usage bon ou mauvais de notre liberté, rien en un mot qui ne soit humain, comme il n’y a rien qui ne soit divin si l’on remonte jusqu’à l’auteur de la nature humaine.

II

Ce n’est pas à dire que les faits historiques aillent au hasard, qu’ils n’aient pas des lois et qu’il ne puisse y avoir une science légitime de ces lois. Il y a des lois en histoire quoique moins précises que dans les sciences physiques, et quoiqu’elles n’aient pas le même caractère de certitude à cause de la liberté humaine dont l’intervention peut toujours plus ou moins déconcerter les prévisions et troubler les calculs. Quelles sont ces lois et quelle méthode suivre pour les découvrir ? Cette méthode est la même que celle dont on se sert dans les sciences expérimentales. Il s’agit d’abord d’observer les faits, avec la seule différence qu’il faut observer plus longtemps et en plus grand nombre les faits humains que les faits physiques à cause de leur instabilité et de leur plus grande complexité.

Sur une seule observation bien faite, on peut affirmer que le même phénomène physique ou chimique se reproduira dans les mêmes circonstances. Combien serait téméraire l’affirmation d’un pareil retour dans les événements humains, d’après ce qui est arrivé une seule fois chez tel ou tel peuple et dans telles ou telles circonstances. Ici, la spontanéité et la liberté, jointes à bien d’autres causes ou circonstances, peuvent déjouer toutes les prévisions. Ce n’est pas à dire qu’aucune généralisation n’est possible dans l’ordre des faits historiques, mais il y faut plus de temps, plus de soins, plus de faits et plus de circonspection pour dégager les ressemblances du sein des dissemblances.

Des généralisations de ce genre plus ou moins justes, plus ou moins importantes, se rencontrent non seulement chez les pères de la philosophie de l’histoire, mais chez tous les historiens qui ont réfléchi sur l’enchaînement, sur les effets et les causes des événements dont ils faisaient le récit. De là des maximes générales, quelques-unes devenues presque vulgaires, sur les diverses espèces de gouvernement, sur leur succession, sur les causes de la grandeur et de la décadence des États, sur le retour des mêmes effets par les mêmes causes, sur l’influence du climat, des institutions, des races et des mœurs. Pour nous, ces lois de l’histoire ne sont ni des déductions a priori d’un plan providentiel du monde, ni même des inductions qui nous le révèlent en nous faisant pénétrer dans les volontés divines. Ce ne sont que des généralisations entièrement semblables à celles de toutes les sciences expérimentales, quand même elles s’étendraient à l’humanité tout entière.

D’ailleurs, ce n’est pas l’histoire seule qui a ce privilège d’avoir pour ainsi dire à son sommet une philosophie propre. Il n’y a pas de science, physique, chimie, histoire naturelle, mathématiques et même économie politique, qui ne donne ce beau nom de philosophie à quelques-unes de ses spéculations les plus élevées. Que sont toutes ces philosophies spéciales ? Rien de plus que l’ensemble des plus hautes généralisations auxquelles des esprits éminents se sont élevés dans chacune de ces sciences.

En ce sens, nous admettons une philosophie de l’histoire tout comme une philosophie de la chimie. Mais cette philosophie de l’histoire, semblable à celle de toutes les autres sciences, ne sera que l’ensemble des vues ou des lois les plus générales sur la suite et l’ensemble du cours des événements humains, avec des inductions sur l’avenir fondées sur l’observation du passé. Elles n’ont d’autre origine que l’observation comparée des temps et des peuples. Quant à la cause ou la raison suffisante elle s’en trouve à l’avance dans la nature de l’homme, dans ses facultés, ses passions et ses idées.

Voyons, maintenant, parmi ces généralisations, quelles sont celles qui méritent plus particulièrement de faire partie du domaine de l’histoire de la philosophie. L’embarras serait grand de tracer une ligne de démarcation entre celles qui appartiennent à l’histoire proprement dite et celles qui sont le propre de la philosophie de l’histoire. Où ranger, par exemple, les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, de Montesquieu, pour ne parler que de lui ?

III

Pour ma part, j’ai beau chercher dans les systèmes compris sous le nom de philosophie de l’histoire, je n’y trouve rien qui soit clair, plausible ou susceptible de démonstration, si ce n’est ce dont le simple historien puisse se faire honneur sans faire intervenir une philosophie particulière. Il n’y a qu’une seule loi, celle du progrès, non pas qu’elle soit d’une origine et d’une nature particulière comme nous allons le voir, mais en raison seulement de sa plus grande généralité qui pourrait prétendre à prendre place dans ce domaine trop sublime de la philosophie de l’histoire. Au-dessus de toutes les lois auxquelles les anciens et les modernes ont tenté d’assujettir les mouvements de l’humanité, au-dessus de tous les cycles, de toutes les alternances, de tous les flux et reflux, de toutes les lignes droites ou brisées, en spirale ou en zigzag, de tous les rythmes, itus reditusque, comme dit Pascal, corsi e recorsi, comme dit Vico, il n’y a que cette seule loi du progrès qui, pour ainsi dire, surnage, pourvu toutefois qu’on la débarrasse des erreurs, des visions qui la compromettent, qui la faussent, qui la rendent ridicule ou dangereuse. Dans cette idée seule du progrès se fait l’accord de la plupart de ceux qui écrivent aujourd’hui sur la philosophie de l’histoire. Presque tous s’accordent à ériger le progrès en loi suprême de l’humanité ; quelques-uns même en font un Dieu et ne l’écrivent qu’avec une mystérieuse majuscule. Mais si tous s’accordent à prononcer son nom, que de diversités, que d’erreurs dans la manière dont l’entendent certaines écoles ! Suivant les uns, il est fatal en tant que cosmique, suivant les autres il est fatal en tant que providentiel, suivant les uns il est infini ou indéfini, et se continue dans d’autres séjours après cette terre, suivant les autres, au contraire, il est fini, partiel, contingent, libre et purement humain.

Détachons d’abord le progrès humain de l’évolution cosmique dont il ne serait, selon quelques-uns, que le prolongement fatal en vertu des lois de l’univers, à partir de la concentration des nébuleuses. Le progrès, en effet, est un mot qui n’est nullement univoque, comme ils semblent le croire, au regard de l’homme et de la nature. Le progrès cosmique, géologique, zoologique ou physiologique, le progrès ou, comme on dit, les processus, mot dont on abuse aussi singulièrement, de la cellule ou du développement de toutes les parties de l’être vivant, ne peuvent se confondre avec ce que les anciens appelaient proficere, profectus, et avec ce que nous-même nous entendons quand nous parlons du progrès de l’humanité. Progrès signifie non seulement une marche en avant, mais une marche intelligente, libre, et, en connaissance de cause, vers une fin qui est notre bien. L’être qui n’a ni liberté ni intelligence peut passer d’un état à un autre, se développer ou évoluer, mais il ne progresse pas.

En quoi, par exemple, l’état liquide de notre globe pris en lui-même, est-il un progrès sur l’état gazeux, ou l’état solide sur l’état liquide ? On nous dira sans doute que ces états successifs ont été un progrès parce qu’ils préparaient l’avènement de l’homme sur la terre, ou plutôt parce qu’ils en étaient la condition préalable. Mais entre la scène sur laquelle les acteurs doivent paraître, quand elle sera prête, et les acteurs eux-mêmes, quelle que soit la liaison de ces deux faits, il y a un hiatus qu’une trompeuse synonymie de mot ne saurait combler. Ne confondons donc pas le progrès avec le développement matériel des conditions de l’existence de l’humanité sur cette terre, et conservons exclusivement pour elle ce beau mot de progrès.

Si le progrès commence seulement avec l’humanité, il finit avec elle. Ce sont là les deux bornes infranchissables, en avant et en arrière, du champ hors duquel ou le progrès n’est plus, ou il n’est pas encore. Au progrès avant l’homme, il manque un sujet perfectible. Quant au progrès après l’homme et hors la terre humaine ou l’humanité terrestre, comme a dit Enfantin, il appartient au pays des rêves et des chimères. Notre raison se refuse absolument à suivre certains apôtres du progrès à travers les métamorphoses, les palingénésies, les réincarnations, les migrations de planète en planète par où leur imagination se plaît à faire passer et voyager l’humanité après cette vie et hors cette terre. Les visions de Jean Raynaud, ou même du P. Gratry, et d’autres encore, sur les diverses étapes de l’humanité transfigurée dans le monde des astres, ne peuvent que nous amuser comme les voyages de Cyrano de Bergerac dans la lune ou les contes de Charles Perrault. Il nous manque l’échelle de Jacob pour monter avec eux de la terre au ciel ; nous sommes attachés par des semelles de plomb à notre pauvre petite planète natale.

Ce champ du progrès étant ainsi circonscrit dans l’espace et la durée, nous avons à rechercher, pour remettre à sa place la philosophie de l’histoire, pour la contenir en ses vraies limites, ce qu’il est en lui-même, d’où il dérive, ce qu’il comprend et ce qu’il ne comprend pas.

IV

Le progrès est-il quelque chose de fatal, de nécessaire qui nous entraîne vers le bien ou le mieux, même malgré nous et en dépit de tous nos mauvais vouloirs, de tous nos penchants au mal ? L’homme étant la cause unique que nous assignons au progrès, par là même est exclue l’idée de fatalité et de nécessité qui s’impose, soit qu’on lui donne pour origine l’évolution cosmique, soit qu’il nous vienne d’en haut par un décret providentiel. Combien d’ailleurs cette fatalité du bien s’accommode difficilement avec l’observation des faits historiques et le cours des choses ! Il y a une pente naturelle vers le progrès ; il y a, nous l’accordons, malgré bien des déceptions, malgré bien des temps d’arrêt, ou même des pas en arrière, de fortes présomptions en faveur de son triomphe définitif. Mais dans le passage de l’humanité d’un état pire à un état meilleur, rien ne ressemble à l’action d’une force aveugle et fatale, comme dans le passage du globe de l’état gazeux à l’état liquide, ou comme dans les développements d’une cellule vivante. Le progrès ne s’opère par nulle force occulte et mystérieuse, mais en quelque sorte au grand jour par une force intelligente et libre, à savoir la nature même de l’homme qui en est à la fois le sujet et l’artisan.

Qu’on considère cette nature de l’homme, sa raison, sa liberté, sa sensibilité, on verra le progrès, ou du moins la possibilité du progrès, s’ensuivre naturellement, sans nulle autre intervention supérieure.

Encore une fois comment l’homme, sa nature étant donnée, comment, ayant été fait intelligent et libre, ne serait-il pas perfectible, et comment de la perfectibilité de l’individu ne résulterait-il pas une certaine perfectibilité de l’espèce, c’est-à-dire du genre humain en tout ou en partie ? À proprement parler, il n’y a pas de loi du progrès s’imposant à l’homme comme la loi de la gravitation à la pierre qui tombe, mais il y a dans l’homme, ce qui n’est pas la même chose, une faculté du progrès. En quoi consiste cette faculté, et faut-il lui faire une place dans les théories des facultés de l’âme des phychologues anciens et modernes ? Nous ne nous flattons pas d’avoir découvert quelque faculté nouvelle jusqu’à présent inconnue. Cette faculté du progrès n’est ni simple ni primitive : elle est la résultante en quelque sorte de toutes ses autres facultés, de sa nature tout entière. Le progrès découle avant tout de la raison, par où j’entends l’ensemble des facultés intellectuelles, puis de la faculté du langage, puis enfin de la volonté ou de la liberté qui ne se sépare pas de l’exercice de ses autres facultés.

Se peut-il en effet qu’étant ainsi doué, l’homme n’ajoute des idées à des idées, qu’il ne les rectifie tôt ou tard les unes par les autres ; qu’il ne les conserve, qu’il ne les accumule en même temps que par le langage et la tradition il les transmet à ceux de son temps et à ses successeurs ici-bas qui, à leur tour, les feront passer, non sans y ajouter quelque chose, à leurs héritiers ! Nul, je crois, n’a contesté la justesse de la fameuse comparaison de l’humanité avec un homme qui va toujours grandissant et s’instruisant à travers les âges.

L’individu étant doué de la faculté du progrès, il suit bien qu’il est perfectible, mais non qu’il se perfectionne nécessairement. Par là même que le progrès dépend de lui, il peut ou le réaliser dans la mesure de ses forces, de son intelligence et de sa bonne volonté, ou bien il peut se détériorer au lieu de s’améliorer. Lui seul en a tout le mérite, lui seul il en a toute la responsabilité.

Il en est des nations et de l’humanité comme des individus. Composée d’individus perfectibles, l’humanité doit ou plutôt elle peut aller elle-même en se perfectionnant. De la perfectibilité dans les individus résultera aux mêmes conditions, et sans plus de fatalité, la perfectibilité dans l’espèce qui hérite de tout et au sein de laquelle rien ne se perd en fait d’idées utiles, d’inventions et de découvertes.

La cabane de l’homme primitif, ignorant et grossier, et la peau de bête qui le couvre, ses armes de guerre, la nécessité où il est de vivre en troupe pour se défendre contre les tribus ennemies : voilà les humbles commencements de cet édifice du progrès, qui grandira avec les siècles. C’est comme la première et faible mise de fonds que saura faire valoir le marchand industrieux qui commence avec peu et qui finit avec des trésors accumulés. Il n’y a plus rien à dire sur cette suite de connaissances spéculatives et pratiques, de progrès dans les sciences et dans l’industrie qui s’enchaînent et dont chaque siècle grossit plus ou moins le patrimoine de l’humanité.

Comme elle hérite d’un patrimoine intellectuel, l’humanité hérite aussi d’un patrimoine moral, mais entendu en un certain sens qu’il faut déterminer avec précision pour éviter de fâcheuses équivoques. S’il y a une transmission et accumulation de lumières intellectuelles, il y a aussi une transmission non pas de vertus, mais de lumières morales. Entre les lumières et les vertus, il y a une distinction importante à faire. Les hommes ne deviennent pas plus vertueux, au sens propre du mot, mais leur intelligence s’enrichit de notions, sur le progrès des hommes, intellectuelles, morales plus exactes, plus étendues ; il y a moins de mal dans les actions mieux réglées ou contenues par le dehors, s’il n’y a pas plus de bien dans les intentions et dans les cœurs.

Peut-être à ce double héritage intellectuel et moral faut-il ajouter encore un certain héritage d’ordre physiologique. Sans croire avec Bagehot que la civilisation se transmette par le fluide nerveux, vu que les modernes et les contemporains naissent avec des facultés plus puissantes que les anciens, on peut croire que certains penchants s’atténuent, et qu’à travers une suite de générations, en allant des barbares aux civilisés, il se fait à la longue une sorte d’adoucissement naturel dans les mœurs, quelque chose d’analogue à ce qu’un animal sauvage apprivoisé transmet à des petits qui naissent eux-mêmes apprivoisés. Mais cet adoucissement n’est guère qu’à la superficie et ne se maintient que dans le cours calme et réglé des choses. Que l’équilibre social soit troublé, que le frein qui contenait certains penchants vienne à être rompu ou même relâché, on voit avec épouvante réapparaître des traits de l’ancienne férocité.

Laissons de côté ce prétendu progrès physiologique par la transmission du sang ou du fluide nerveux, dont l’existence n’est que bien faiblement démontrée et dont le rôle d’ailleurs serait tout à fait secondaire. Le progrès des lumières, qui est certain, suffit à lui seul pour faire que l’humanité, sans marcher de front ni en droite ligne, aille en avant vers quelque chose de meilleur. Mais combien, dans cette marche progressive, restent en arrière !

Que de fois aussi la civilisation ne s’est-elle pas déplacée pour visiter d’autres peuples et d’autres rivages ! Toutefois, si elle s’est déplacée et le progrès avec elle, jamais elle n’a entièrement disparu de la face de la terre. À travers toutes les catastrophes des hommes et des choses, l’historien ne cesse pas d’apercevoir ses vestiges tantôt chez un peuple, tantôt chez un autre. Elle a des défaillances et des éclipses, mais elle ne meurt point. Les invasions barbares du IVe siècle et du ve siècle n’ont pas complètement rompu la tradition classique de l’antiquité au moyen âge.

Rien ne se perd dans le monde matériel, c’est un des plus grands et des plus féconds principes de la science contemporaine. N’en est-il pas de même dans le monde des idées ? ce qui se perd ici se retrouve ailleurs, bien souvent accru, augmenté, perfectionné. Sur ce sol de l’histoire où apparaissent tant d’espaces jonchés de ruines ou demeurés en friche, toujours on découvre quelques parties verdoyantes et fécondes où croissent les belles moissons. Plus on va en avant et plus on les voit s’agrandir aux dépens du sable et du désert. La civilisation et le progrès sont semblables à un fleuve qui féconde, et qui, tout le long de son cours, se grossit d’affluents sur ses deux rives. Mais combien ce fleuve n’est-il pas irrégulier et capricieux, tantôt lent, tantôt rapide, tantôt large et profond, tantôt mince et presque à sec, tantôt en ligne droite, tantôt avec mille détours, suivant les obstacles qu’il rencontre ! En combien d’endroits ne peut-on pas montrer son ancien lit desséché et le sable aride où s’étendaient les plaines fertiles !

V

Pour en finir avec les comparaisons, le progrès, quoique non fatal, suit naturellement de la nature même de l’homme, tout en étant sujet aux vicissitudes de toutes les œuvres humaines, selon le bon ou le mauvais usage que nous faisons de nos facultés. De là des conséquences d’une haute moralité pour les nations, comme pour les individus. Elles ont à se préserver de l’excès de la confiance dans la bonne fortune, comme du découragement dans la mauvaise. Si l’individu fait sa destinée, bien plus encore cela est-il vrai des nations ; où le bon vouloir d’un seul ne peut triompher, le bon vouloir de tous, le bon vouloir du grand nombre peut l’emporter et redresser la fortune. Ainsi les nations s’élèvent par leurs mérites et s’abaissent ou tombent par leurs fautes, par leur corruption, par leur mollesse. Il dépend d’elles, si elles sont malades, de se guérir, et, si elles tombent, de se relever. Nous nous garderons de dire d’une manière absolue que toujours la victoire est du bon côté, mais il faut bien convenir qu’en général le victorieux, au temps de son triomphe, l’emporte sur le vaincu par certaines qualités. Nous n’admettons pas le prétendu plan providentiel et fatal dans lequel Bossuet a fait rentrer de force l’histoire du genre humain, mais nous ne pouvons méconnaître ce qu’il y a de vrai dans cette explication qu’il donne des victoires des Romains : « Dans ce jeu sanglant où les peuples ont disputé de la victoire et de la puissance, qui a prévu de plus loin, qui s’est le plus appliqué, qui a duré le plus longtemps dans les grands travaux, et enfin qui a su le mieux ou pousser ou se ménager suivant la rencontre, à la fin a eu l’avantage et a fait servir la fortune à ses desseins[1]. » On peut en dire autant non seulement des Romains, mais de tous les victorieux anciens et modernes. Combien ne devons-nous pas, pour le présent et l’avenir, méditer ces maximes, après les avoir trop négligées dans le passé ! M. de Rémusat a dit en d’autres termes, mais au fond dans le même sens que Bossuet : « Les nations ne sont d’ordinaire que ce qu’elles ont voulu et n’obtiennent que ce qu’elles ont mérité[2]. »

Dans un ouvrage plein des plus justes et des plus nobles vues sur les rapports de la morale et de l’histoire, le P. Gratry se plaît à citer un passage de l’Écriture : Deus fecit nationes sanabiles, qu’il ne cesse de traduire ou de commenter avec la plus persuasive éloquence. Il n’y a, dit-il, dans le sein des nations ni un venin mortel ni un baume triomphant ; il y a dans les peuples, comme dans les hommes, la liberté[3]. Que les nations n’accusent donc qu’elles-mêmes et non les destins, les astres ou les dieux de leur chute ou de leur décadence. Elles n’ont pas affaire à des ennemis doués de pouvoirs surnaturels, à des ennemis qui soient dans le ciel, mais à des ennemis de chair et de sang en dehors d’elles, ou au dedans d’elles-mêmes à leurs vices et leurs passions. Appliquons-leur à toutes ce que dit Turnus dans le dixième livre de l’Enéide[4].

Ainsi le progrès est contingent et d’œuvre humaine. Il est continu, mais il n’a rien de constant, rien d’uniforme ; il est instable et mobile comme la liberté humaine dont il est l’œuvre. De même que cette conception du progrès est la seule qui soit conforme aux faits historiques, de même elle est la seule qui ait la vertu d’exciter et de soutenir nos efforts, la seule qui soit fortifiante et morale.

Ce caractère tout humain du progrès apparaît non seulement par sa contingence, mais par toutes les restrictions qu’il souffre dans sa durée et dans son objet. Comme il est certain qu’il n’a pas commencé avant l’homme, il n’est pas moins certain qu’il finira avec l’homme, sans sauter d’un monde à l’autre pour y continuer son cours terrestre. Nous voulons bien que le monde soit encore dans sa jeunesse, mais il n’en finira pas moins, si loin qu’on recule la consommation des siècles. Nécessairement borné dans le temps, il ne l’est pas moins dans l’espace. Que d’êtres humains, que de peuples, que de contrées dans le monde ancien et dans le monde nouveau demeurent en dehors de lui !

Il n’est pas, d’ailleurs, moins limité dans son objet, c’est-à-dire par les bornes inhérentes à la nature humaine elle-même. Ici encore le rêve de la perfectibilité infinie ou même indéfinie vient se heurter contre d’invincibles obstacles. Veut-elle les franchir, elle se couvre de ridicule.

Même en laissant de côté les rêves planétaires auxquels nous avons déjà fait allusion, que de rêves non moins chimériques sur la perfection dont l’humanité serait susceptible sans sortir de notre terre ! Le chimiste Priestley, en qui Condorcet reconnaît un des apôtres les plus considérables de sa doctrine, nous prédit que l’existence du monde deviendra glorieuse et paradisiaque au delà de tout ce que l’imagination peut concevoir. Condorcet n’est pas le seul qui ait cru à une prolongation indéfinie de la durée de la vie ; selon l’Anglais Godwin, la vie se prolongera indéfiniment par la domination de l’esprit sur la matière, et la reproduction, aussi bien que la mort, cesseront à la fois[5]. Fourier, le plus fou des rêveurs, n’ose en ce point cependant aller aussi loin que Godwin et Condorcet ; il ne nous fait pas même vieillir autant qu’un patriarche ; il se contente de nous gratifier d’une prolongation de vie d’un siècle ou deux au sein du phalanstère et de l’harmonie universelle.

S’il n’est pas donné au progrès de nous faire des corps éternels en dépit des lois de la physiologie et malgré tous les élixirs de longue vie que pourra découvrir la médecine de l’avenir, il ne lui sera pas donné davantage de nous mettre jamais entièrement à l’abri de tout mal et de toute douleur, quels que soient les perfectionnements futurs de la science et de l’organisation sociale. Condorcet ne s’est pas contenté de promettre à l’homme physique une presque immortalité : la bonté morale, comme la vie, lui paraît également destinée à un accroissement indéfini. « Le degré de vertu auquel l’homme, dit-il, peut atteindre un jour, est tout aussi inconcevable pour nous que celui auquel la force du génie peut être portée. Qui sait, par exemple, s’il n’arrivera pas un temps où nos intérêts et nos passions n’auront pas plus d’influence que nous ne les voyons en avoir aujourd’hui sur nos opinions scientifiques, où toute action contraire au droit d’un autre sera tout aussi physiquement impossible qu’une barbarie commise de sang-froid à la plupart des hommes[6] ? » Fichte, non moins enthousiaste que Condorcet, s’écrie : « Un jour viendra où la pensée même du mal s’effacera de l’intelligence humaine[7]. » Pour l’un, comme pour l’autre, le progrès des lumières et le progrès de la vertu marchent de pair.

Spencer, sur la foi de l’évolution, s’abandonne à des rêves non moins merveilleux. Il se persuade, lui aussi, que la justice ne pourra pas plus ne pas régner un jour, que l’équilibre ne peut manquer de s’établir entre des corps soumis à la loi de l’attraction. L’évolution, dit-il, ne se terminera que par l’établissement de la plus grande perfection et du bonheur le plus complet. En vertu de ce même principe de l’évolution, il croit que la moralité, l’individuation, la vie parfaite seront en même temps réalisées dans l’homme définitif, et enfin que l’homme deviendra organiquement moral[8]. Cela veut dire que l’homme fera naturellement le bien, comme le chien est fidèle, comme le cheval est ardent, sans nul effort pour nous commander à nous-mêmes, sans lutte, sans combat. La force morale deviendra désormais, grâce au progrès, chose tout à fait superflue. Il n’y aura, pour bien faire, qu’à nous laisser doucement aller à tous nos penchants. C’est là d’ailleurs un point commun à presque tous les réformateurs contemporains[9].

VI

Supposons, pour leur complaire, un état social où il y ait à la portée de chacun un spécifique contre tous les maux, un baume pour toutes les douleurs. Otez-en la misère ; mettez les pauvres au niveau des riches, supposez que tous les intérêts se concilient harmonieusement de façon à ce qu’il n’y ait plus de frottement, plus de lutte, plus de rivalité au milieu de cet Éden imaginaire ; l’homme définitif de Spencer ou de Fichte et de Condorcet ne serait pas plus dispensé de force, de courage, de vertu que l’homme primitif ou que nous-même, dans la société imparfaite où nous sommes.

Quand même aurait été découvert ce secret de l’euthanasie, que Bacon conseillait aux médecins de rechercher, quand même le cas tout particulier de l’euphorie des mourants deviendrait un cas général, cette grande douleur et cette grande épouvante de la mort seront toujours là pour mettre à l’épreuve, dans une heure solennelle, notre force et notre courage, qu’il s’agisse de nous-même ou de ceux que nous aimons. Quel régime, quelle découverte, à moins de nous réduire à l’état de brutes, nous épargnera la grande douleur, à nulle autre comparable, des séparations éternelles ?

En outre de la mort, l’homme n’aura-t-il pas d’ailleurs chaque jour à faire effort pour devenir ou rester maître de lui, pour se contenir et s’abstenir, pour respecter au-dedans de lui-même et dans les autres la dignité humaine ? Je veux bien que, dans une société plus parfaite, il y eût certaines vertus qui passent du premier au second rang, comme la vertu antique de l’hospitalité, ou même comme les vertus guerrières, dont nous avons cependant encore si grand besoin aujourd’hui. Mais combien d’autres sont essentielles à l’homme, fût-il dans un paradis terrestre, à l’encontre de l’intempérance, de l’envie, de la convoitise ! L’abondance de toutes choses, les délices d’une vie sans labeur ne rendront pas la tempérance moins nécessaire ni plus facile. Il y aura dans cette Cité du Soleil des citoyens mieux doués, mieux partagés les uns que les autres ; l’envie aura donc toujours où se prendre. Molière a eu cent fois raison contre Fourier et Spencer quand il a dit : Les envieux mourront, mais non jamais l’envie. Les mauvaises convoitises non plus ne mourront pas ; et alors que tous seraient riches, ne restera-t-il pas la convoitise de la femme, sinon du bien d’autrui ? Il faudra donc jusqu’à la fin parmi les hommes quelque chose de ces vieilles vertus que des réformateurs mal avisés et aveugles voudraient mettre au rebut comme hors de mode et d’usage. Dans la société la plus civilisée, la plus raffinée, comme dans la société la plus grossière, l’homme ne pourra donc jamais se passer de vertu ou de force morale.

Or, vertu, bonne volonté, force morale, pas plus que le génie et l’inspiration, quoi que pense Condorcet, ne sont pas compris dans le domaine du progrès social, comme la science et les lumières, ainsi que je pense l’avoir amplement démontré dans un de mes ouvrages[10]. Elles ne se transmettent pas d’esprit en esprit, de main en main, comme les idées ou les découvertes scientifiques ; elles ne font pas partie de ce patrimoine toujours plus riche que les siècles passés lèguent aux siècles futurs. Quel que soit le nombre des hommes honnêtes et vertueux qui aient existé avant nous, ils ne nous ont rien laissé de leur vertu, sauf un exemple à suivre. Il ne s’est pas formé comme un dépôt, un trésor de vertu, qui serait assurément le plus précieux de tous, où leurs descendants aient la faculté de puiser et de se fournir à bon compte, sans se donner d’autre peine que de tendre la main.

L’homme de bien emporte avec lui sa vertu dans la tombe, comme l’artiste son génie. Si l’art et la vertu étaient progressifs comme la science, ne verrions-nous pas la terre se peupler de saints, et d’artistes, de poètes toujours de plus en plus nombreux, de plus en plus grands, de plus en plus parfaits. Il y aurait des milliers d’Homère, de Phidias, de Raphaël, de saint Vincent-de-Paul. Or, nous sommes loin d’y voir quelque chose de pareil.

Appelons, pour abréger, élément moral toutes ces qualités, force, courage, bonne volonté, vertu qui font l’homme de bien, tandis que nous appellerons élément intellectuel celles dont nous avons constaté le caractère perfectible. Il n’y a pas heureusement opposition entre l’un et l’autre de ces deux éléments, mais s’ils ne sont pas opposés, ils ne se comportent pas de la même manière. Le progrès ne réside pas dans l’élément moral, mais le progrès n’aurait pas lieu, ou du moins il ne se soutiendrait pas longtemps sans lui.

Il ne faut pas se tromper sur le sens où nous disons que l’élément moral est en dehors du progrès. Le progrès d’où nous venons, non pas de l’exclure, mais de le distinguer, est le progrès social, non le progrès individuel. L’élément moral est perfectible sans doute, mais seulement dans l’individu et par l’individu. Cette œuvre du progrès moral, la première de toutes, et par excellence obligatoire, est imposée à chacun de nous, sans que nul puisse compter sur d’autres que sur lui-même pour l’accomplir. Jusqu’à la fin, elle sera à recommencer sur de nouveaux frais, pour ainsi dire, par chaque homme venant en ce monde, et c’est en cela seul, je veux dire dans la bonne ou la mauvaise volonté, que consistent, pour chacun, le mérite et le démérite. Perfectibilité individuelle et non sociale, voilà par où l’élément moral se distingue de l’élément intellectuel. L’un est restreint dans la sphère de l’individu, l’autre s’étend à l’humanité tout entière.

La nature propre de chacun de ces deux progrès étant déterminée, il s’agit d’examiner quels sont leurs rapports réciproques. Comme l’élément moral est purement interne, tandis que l’élément intellectuel se manifeste au dehors, il n’est pas possible d’établir une exacte comparaison, d’avoir une commune mesure de l’un avec l’autre. Pour prouver que l’un et l’autre se tiennent à la même hauteur, il faudrait pouvoir établir que plus l’élément intellectuel va s’accroissant et plus augmente proportionnellement, dans le même temps et dans un même ordre social, le nombre des saints, des justes, ou, pour ne pas trop dire, le nombre des gens vraiment honnêtes, des hommes de bonne volonté, aux intentions pures, mundi corde. Il faudrait pouvoir regarder au-dedans dans le fond des cœurs. S’ils sont de nature différente, ils ne sont pas indépendants l’un de l’autre. L’élément moral peut être fort là où l’élément intellectuel est faible ; il peut y avoir autant de vertu dans un village obscur, au sommet d’une montagne, que parmi les habitants les plus éclairés de Paris ou de Londres. Il s’en faut bien que les lumières aillent toujours de pair avec les vertus.

Quel est donc le rapport de l’élément moral avec le progrès ? S’il n’y est pas compris, étant enfermé dans l’individu, il en est l’indispensable point d’appui, la condition essentielle, du moins à un certain degré, à une certaine dose que je n’entreprends pas de déterminer. Où fait défaut cet élément individuel, le progrès social ne saurait aller loin ; il ne se soutient plus, il s’affaisse ; il finit par se retourner contre lui-même. Supposez une société où il n’y ait plus que des âmes sans ressort, sans force, sans courage, sans conscience, où, comme dans Sodome, on ne rencontre pas dix justes, ou mieux une certaine quantité de justice et d’honnêteté. En dépit de toutes les lois, de tous les règlements ou mesures de police, de toutes les découvertes de la physique, de la chimie, de la physiologie, de tous les perfectionnements des arts et de l’industrie, en dépit de tous les raffinements du luxe et des plus brillants dehors, cette société est totalement en décadence, elle porte au cœur un mal dont elle mourra, abîmée dans la mollesse, la lâcheté et la corruption.

Il n’est pas de thèse plus fausse, plus dangereuse que celle de Buckle, qui déclare l’élément moral non seulement insignifiant, mais même dangereux et ne fait dépendre le progrès, le bien et l’avenir de l’humanité que de l’élément intellectuel tout seul. Quels démentis cette thèse ne reçoit-elle pas de toute l’histoire ancienne et moderne ! Les périodes de décadence ne sont pas celles où l’élément intellectuel a manqué, mais bien celles où l’élément moral est resté en arrière. Sans vouloir déclamer ni évoquer avec Rousseau la grande ombre de Fabricius, voyez Athènes, Rome, Byzance, Alexandrie à leur déclin. Certes, l’esprit n’y était pas moins cultivé, les lumières étaient plus grandes et plus répandues qu’aux temps de leur plus grande force, de leur splendeur et de leurs triomphes. Que leur a-t-il donc manqué, et d’où la décadence est-elle venue ? Ce n’est pas l’intelligence, ce sont les qualités morales qui leur ont fait défaut ; les âmes, les caractères, les courages ont baissé, les mœurs se sont corrompues, au milieu du progrès des arts et des raffinements du luxe. Voyez au musée du Luxembourg le grand et beau tableau des Romains de la décadence. Comme le peintre nous met vivement sous les yeux l’état d’une société raffinée où l’élément moral a plus ou moins disparu ! Quelle leçon d’histoire et de morale ! Quel enseignement parlant aux yeux sur les véritables conditions du progrès ! Nous ne subsistons, a bien dit quelque part M. Renan, que par un reste de vertu.

Telle est la thèse que j’ai soutenue dans Morale et Progrès il y a déjà un certain nombre d’années. Quelques-uns semblent s’y être trompés ; M. Marion entre autres, dans son ouvrage sur la Solidarité morale, m’a reproché d’avoir conclu à l’incompatibilité de ces deux éléments. Ainsi aurais-je pris parti, avec Rousseau, contre la civilisation, contre les sciences et les lumières, comme s’il fallait retourner à l’état barbare ou sauvage dans l’intérêt de la morale. Loin de moi une pareille pensée ! Je ne suis point un ennemi de la civilisation et du progrès, et c’est précisément parce que je les aime que je m’attache à combattre ce qui serait leur ruine. Les deux éléments ne sont pas incompatibles, mais ils sont d’ordre différent ; ils peuvent, ils doivent marcher ensemble, mais cela dépend de nous. Où est le grand péril, c’est lorsqu’ils se désassocient ou lorsqu’ils ne sont plus en proportion l’un avec l’autre. Nous avons voulu dire, et nous le disons encore, que tout ce qu’on appelle le progrès est fort mal assuré quand il n’a pas l’élément moral pour soutien. Loin que le premier fasse obstacle au second, il en est, comme nous venons de le voir, l’appui nécessaire.

Qui donc nous contestera que le bon usage des biens dont nous jouissons importe encore plus que leur quantité ? Les lumières, les inventions, les richesses de toute sorte sont un danger pour qui les emploie mal ; sans la justice, tout bien peut devenir un mal. Cela est vrai pour les sociétés comme pour les individus. Ce bon usage, hors duquel il y a le mal, la décadence et non le progrès, dépend de l’élément moral qui est comme le sel de la terre sans lequel tout se corrompt, tout se pourrit. Les nations sont d’autant plus saines que le nombre des sages et des justes qu’elles contiennent dans leur sein est plus grand. Rien de pire que la corruption de ce qu’il y a de meilleur, c’est-à-dire des lumières et de la civilisation. Ici surtout il y a lieu de dire avec Sénèque : Corruptio optimi pessima. Nous pouvons conclure avec le livre de La Sagesse : Multitudo autem sapientium sanitas orbis terrarum (cap.  vi) ; La multitude des sages est la santé des nations. C’est là l’éternelle vérité, aujourd’hui comme à Jérusalem.

VII

Nous n’avons plus qu’à résumer notre réponse à cette question : y a-t-il une philosophie de l’histoire ? À notre avis, il n’y a pas, si l’on veut en faire une science à part, au-dessus de toutes les autres, une science qui aurait la prétention de nous introduire au sein même des conseils particuliers de Dieu sur le monde et sur l’humanité. Les mouvements de l’humanité ont leur raison dans l’humanité elle-même, intelligente, libre et responsable, et non dans une cause surnaturelle ni dans quelque force cosmique, dans quelque évolution fatale de l’univers qui nous ôteraient la direction et la responsabilité de nos destinées. En ce sens, nous le répétons, il n’y a point de philosophie de l’histoire. Mais il y en a une si on veut bien rabaisser ses prétentions et restituer à l’homme ce qui appartient à l’homme ; il y en a une comme il y a une philosophie de la physique, de la chimie, des sciences naturelles qui se compose des plus hautes généralisations dans le domaine de chaque science. S’il y a des historiens qui observent les faits plutôt qu’ils ne généralisent et remontent aux causes, qui racontent plutôt qu’ils ne jugent ; il en est d’autres doués d’un esprit plus philosophique, qui comparent, généralisent et s’élèvent à des vues d’ensemble, non seulement sur telle ou telle nation en particulier, mais sur l’humanité en général. De là une philosophie de l’histoire.

Parmi toutes ces généralisations, la plus haute, la mieux établie et démontrée, quoique susceptible, nous l’avons vu, de plus d’une fausse interprétation, est la loi du progrès. Le progrès dégagé de tous les rêves et de toutes les chimères qui trop souvent ont compromis sa cause, le progrès tel qu’il nous est donné par la simple observation des faits historiques et sans aucun principe a priori, voilà la loi des lois de l’humanité, voilà, à vrai dire, toute la philosophie de l’histoire. Il n’y a rien au-dessus et il n’y a rien au delà. Où est la cause de cette loi suprême ? Dans l’homme lui-même tel que l’a fait l’auteur de toutes choses, dans sa nature, dans ses facultés. La faculté du progrès, faculté complexe et en laquelle se résument toutes les autres, voilà quelle est la faculté maîtresse de l’homme. Sauf les empêchements et les arrêts du dedans ou du dehors, sauf l’oppression, l’esclavage, la misère extrême et la faim, sauf surtout la dégradation de la volonté et la corruption des mœurs, le progrès est une suite naturelle, quoique non nécessaire, de notre constitution intellectuelle et morale.

Par là s’expliquent ses vicissitudes, ses transmigrations d’un peuple à l’autre, ses intermittences, ses irrégularités et ses éclipses, qui embarrassent si fort ceux qui veulent le faire fatal et surhumain.

Le progrès dépend de l’homme seul, de son intelligence et de sa volonté. Quelle n’est pas la haute moralité de cette doctrine ! Qu’elle est pleine d’encouragement et d’espérance ! Mettez en regard l’optimisme historique qui fait de l’homme l’instrument et le jouet de la fatalité, qui consacre toutes les victoires et qui consacre aussi toutes les défaites. Si au-dessus de nos têtes tout est réglé à l’avance, si le bien doit se faire sans nous ou même malgré nous, si nous sommes entraînés par une force irrésistible, au bien comme au mal, à quoi bon s’agiter, faire effort et lutter ? La sagesse est de rester les bras croisés, de s’abandonner soi-même et de laisser aller les choses. À ce système et à ses conséquences on peut appliquer ce que dit Sénèque du progrès d’une certaine philosophie : Quid mihi prodest philosophia si fatum est ? Quid prodest si Deus rector est[11] ?

Le Père Gratry, dans son ouvrage De la Morale et de la loi de l’histoire a dit que le progrès est la marche de Dieu sur la terre. À notre avis, il faudrait dire que c’est la marche, non pas de Dieu, mais de l’homme, dans les conditions où Dieu l’a placé et avec les facultés dont il l’a pourvu.

Comment s’y méprendre quand on considère combien cette marche en avant est faible et vacillante ? Quelles que soient les destinées de l’homme, c’est lui qui les fait ; les nations, comme les individus, sont filles de leurs œuvres. C’est l’homme qui fait le progrès, et non le progrès, même avec une lettre majuscule, c’est-à-dire transformé en idole, qui fait l’homme. Ces réflexions sur la philosophie de l’histoire, quoiqu’elles puissent paraître bien terre à terre, nous ont semblé avoir quelque importance pour dégager la providence trop compromise par quelques-uns dans nos affaires, et n’être pas sans utilité morale pour combattre ceux qui, dans l’attente que Dieu les aide, ne veulent pas s’aider eux-mêmes.

(de l’Institut).

  1. Histoire universelle, les Empires.
  2. Politique libérale.
  3. La morale et la loi de l’histoire, 2e éd., 1er vol. , chap.  III.
  4. Numina nulla premunt, mortali urgemur ab hoste — Mortales.
  5. Cité par J. Sully dans son ouvrage sur le Pessimisme.
  6. Fragment sur la Nouvelle-Atlantide de Bacon.
  7. Destination de l’homme, 3e partie, la Croyance.
  8. Premiers principes, traduction Cazelles, p. 550.
  9. Il est juste de remarquer que, dans des ouvrages postérieurs, Spencer semble avoir perdu quelque chose de sa foi dans cette perfectibilité indéfinie. L’attente modérée, ainsi que la sobriété en fait d’espérances du meilleur qu’il recommande aux sages, nous le montre revenu de certaines illusions. Voir ses Principes de sociologie.
  10. Morale et Progrès (Didier).
  11. Epist., 10.