Y a des loups

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Chapman & Hall, limited (p. 284-291).



Y A DES LOUPS



LES infirmières l’appelaient grand’mère et lui parlaient comme à une petite fille.

Depuis quinze jours qu’elle était dans la salle, personne n’avait pu la décider à se laisser opérer.

Chaque matin, les internes s’arrêtaient près de son lit.

Il y en avait un qui lui parlait avec beaucoup de douceur : il riait en montrant de belles dents blanches et il disait :

“ Voyons, grand’mère, on ne vous fera aucun mal, et ensuite vous serez leste comme une jeune fille. ”

Mais elle secouait la tête en baissant le front, puis, d’une voix claire et douce, elle répondait :

“ Non, je ne veux pas. ”

Aussitôt que les médecins avaient quitté la salle, elle se levait de son lit et s’asseyait près de la fenêtre.

Elle passait toutes ses journées à regarder les gens qui allaient et venaient dans la cour. J’étais sa voisine et j’avais souvent l’occasion de lui rendre quelque petit service. Peu à peu, elle me parla de son mal ; elle disait :

“ C’est dans le ventre que je souffre, mais il y a si longtemps que j’ai fini par m’y habituer. ”

Alors elle regardait vers la fenêtre en ajoutant :

“ Je voudrais bien m’en aller d’ici. ”

Ce matin-là, elle était toute joyeuse parce que l’interne lui avait dit qu’on allait la renvoyer de l’hôpital. Tout en rangeant ses petites affaires, elle me raconta qu’elle était depuis peu à Paris. Son mari était mort l’année d’avant et sa fille, qui était établie à Paris, n’avait pas voulu la laisser seule au village ; elle lui avait fait vendre tout son bien, et maintenant elle vivait dans une petite boutique entre sa fille et son gendre.

Dans les premiers temps, elle était contente d’être à Paris ; puis il lui était venu un immense regret de ses champs. Elle pensait sans cesse à ces gens qui habitaient maintenant sa petite maison ; ils avaient acheté aussi les deux vaches et le cheval, il n’y avait que l’âne qu’elle n’avait pas voulu vendre. Sa fille avait beau lui dire qu’à Paris il n’y avait pas d’ânes, elle n’avait pas voulu s’en séparer, et il avait bien fallu l’amener. On l’avait mis chez un marchand de lait qui le soignait, et où elle pouvait le voir chaque jour.

À force de s’ennuyer, voilà qu’elle avait senti davantage son mal ; aussitôt sa fille l’avait amenée à l’hôpital. Le médecin avait dit qu’une opération pourrait la guérir, mais elle aimait mieux garder son mal jusqu’à la fin de sa vie, plutôt que de se faire opérer.

Sa fille venait souvent la voir. C’était une grande femme qui avait le nez pointu et le regard dur. Elle souriait à toutes les malades en traversant la salle, et tout le monde pouvait entendre les paroles d’encouragement qu’elle prodiguait à sa mère.

Ce jour-là, elle s’arrêta longtemps à causer à la surveillante. Grand’mère la regardait d’un air craintif et respectueux. Elle avait perdu son air joyeux du matin, et elle avait l’air d’une petite fille qui s’attend à être grondée.

Maintenant sa fille s’avançait en distribuant des oranges aux malades, et quand elle fut près de sa mère, elle l’accabla de tendresses et de baisers ; elle disait à haute voix :

“ Je veux que tu sois raisonnable et que tu te laisses opérer. ”

Grand’mère la suppliait tout bas de l’emmener, mais la fille répondait : “ Non, non, je veux que tu guérisses. ” Elle prenait les malades à témoin, disant que sa mère avait encore de longues années à vivre et qu’elle voulait la voir bien portante.

Grand’mère ne se laissait pas convaincre, elle continuait de dire tout bas : “ Emmène-moi, ma fille. ”

Alors la fille se mit à dire :

“ Eh bien ! voilà : si tu ne veux pas, je vendrai l’âne. ”

Et elle était partie au milieu des rires de toute la salle.

Grand’mère en était restée toute égarée, elle regardait ces femmes qui riaient. Enfin elle ouvrit la bouche comme si elle allait appeler au secours, et pendant que les rires redoublaient, elle cacha sa tête sous son drap. Toute la nuit, je l’entendis remuer ; elle ne pleurait pas, mais ses soupirs étaient longs comme des plaintes.

Au matin, quand elle aperçut la surveillante, elle lui cria :

“ Je veux bien, Madame ! ”

La surveillante la complimenta, puis ce fut le tour des internes, ils venaient l’un après l’autre s’assurer de son consentement : à tous elle disait avec le même mouvement du front : “ Oui, je veux bien. ”

À l’heure où les malades ont la permission de se distraire, toutes celles qui pouvaient marcher entourèrent le lit de grand’mère.

Chacune parlait de son mal, l’une montrait un pied où il manquait trois doigts ; l’autre expliquait comment on lui avait enlevé un sein ; celle-ci découvrait un ventre partagé par une longue raie rouge, et une petite femme mince et noire raconta qu’elle s’était réveillée avant la fin, et qu’il avait fallu quatre hommes pour la tenir pendant qu’on la recousait.

Grand’mère n’avait pas l’air de les entendre : elle se tenait adossée contre ses oreillers et, de temps en temps, elle levait la main comme pour chasser une mouche. Puis la nuit revint ; les infirmières s’en allèrent après avoir éteint toutes les lumières, il ne resta plus qu’une petite flamme qui éclairait la grande table où s’étalaient des linges et des instruments bizarres.

Vers le milieu de la nuit, la surveillante vint faire sa ronde ; elle marchait sans bruit, et la lanterne qu’elle balançait au-dessus de chaque lit avait l’air d’un gros œil curieux.

Grand’mère se leva quand la lanterne eut disparu ; elle s’approcha de la fenêtre et cogna au carreau avec son doigt recourbé. Elle cognait tout doucement et elle faisait des signes à quelqu’un dans la cour.

Je regardai de ce côté, la cour était toute blanche de neige, et on ne voyait que des arbres noirs et tordus qui allongeaient leurs branches vers nous.

Maintenant grand’mère cognait plus fort : elle se serrait contre les vitres, comme si elle espérait qu’on allait lui ouvrir du dehors. Puis sa voix claire et douce monta comme une plainte qui traîne. Elle dit : “ Y a des loups ! ”

La gardienne de nuit s’approcha pour la faire taire, mais grand’mère se sauva vers une autre fenêtre. Elle se mit à cogner de toutes ses forces, comme si elle eût demandé asile aux arbres de la cour. Elle répétait d’un ton plaintif et suppliant : “ Y a des loups. ”

Bientôt toutes les malades furent réveillées et l’une d’elles alla chercher du secours. Deux hommes se saisirent de grand’mère et la couchèrent de force : ils mirent deux larges planches de chaque côté de son lit et la gardienne de nuit s’installa près d’elle ; grand’mère se dressait à tout instant du fond de ses planches, comme si elle essayait de sortir de son cercueil. Pendant longtemps, elle continua de faire des signes d’appel, puis ses bras restèrent immobiles et on n’entendit plus que sa plainte lente et triste, qui disait sans relâche : “ Y a des loups ! ”

Cela montait comme un cri de frayeur et emplissait toute la salle. Vers le matin, la plainte se fit plus faible, on eût dit que la petite voix claire s’était usée. Elle traîna longtemps comme une plainte d’enfant, et quand le jour parut, elle se cassa en disant encore : “ Y a des loups ! ”