Yette, histoire d’une jeune créole/22

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J. Hetzel et Cie (p. Illust.-278).

XXII


JE N’OSAIS TE LE DEMANDER, MON BON FRANTZ.


CHAPITRE XXII

malentendu


Elle venait de se lever pour se rendre à ses leçons comme de coutume, Cora dormait encore, quand deux coups discrets furent frappés à la porte. C’était Mlle Aubry.

« Quel événement vous amène ? demanda Yette toute surprise.

— Un événement, en effet, répondit la directrice avec solennité. J’ai tout mon temps ce matin pour causer, ma chère, ayant accordé un demi-congé nécessaire à ces petites enragées, qui ont grand besoin de repos après leurs fatigues d’hier.

— C’est que moi je n’ai pas congé, fit observer Yette. On m’attend avant neuf heures. J’aurai le regret de vous quitter bien vite. »

Tout en parlant, elle achevait d’agrafer sa robe et de nouer son chapeau.

« Bon ! une minute suffira pour ce que j’ai à dire : Yette, je vous le répète, il s’agit d’une affaire de la plus haute importance. M. Mayer, — et Mlle Aubry s’arrêta pour regarder la jeune fille droit dans les yeux, — M. Mayer m’a chargée de demander en son nom la main de Mlle de Lorme. »

Yette changea de couleur et laissa échapper un petit cri.

« Cela vous étonne ?…

— Eh bien ! dit Yette, se remettant, eh bien ! non… Pour être tout à fait franche, je vous avouerai que je m’y attendais un peu.

— Vraiment ?…

— Et que surtout je le souhaitais du fond de l’âme !

— À la bonne heure ! s’écria en riant Mlle Aubry. Voilà ce que j’appelle parler net ! Ainsi je puis répondre sans plus de retard que vous consentez ?

— Oh ! s’il ne s’agissait que de mon consentement, vous pourriez l’emporter tout de suite, mais… — le visage candide de Yette exprima une certaine inquiétude, — mais ce n’est pas assez que je trouve M. Mayer l’homme le meilleur, le plus distingué, le plus digne d’estime et d’affection qui soit au monde…

— Bah ! Il me semble à moi qu’il n’en faut pas davantage.

— Y pensez-vous, mademoiselle ?… En si grave matière, on doit d’abord prendre l’avis des personnes intéressées !

— Sans doute ; mais, puisque je vous affirme que le choix de M. Mayer a été longuement mûri !… Vous pouvez m’en croire ; je suis depuis des mois sa confidente, et, sans mes conseils, il se serait déjà déclaré. Quant à la demoiselle…

— C’est elle justement qui me préoccupe, dit Yette avec embarras, elle est bien jeune…

— Mais non ; M. Mayer n’est pas de cet avis. Il la trouve d’un âge parfaitement assorti au sien.

— Pourtant… Enfin, elle fera peut-être des objections… elle n’a jamais songé au mariage… Il faudra la laisser réfléchir…

— Mais, d’après ce que vous me disiez à l’instant même de vos sentiments…

— Je ne vous ai parlé que des miens, interrompit vivement Yette, rien ne m’autorise à me prononcer sur ceux de Cora. Permettez que nous nous consultions.

— Soit ! Je m’étonne cependant de l’importance que vous accordez à l’avis d’une enfant.

— Comment !… »

Elle n’acheva pas. Cora venait d’entre-bailler la porte et montrait sa jolie tête ébouriffée, encore toute somnolente.

« Nous en reparlerons ce soir, dit Mlle Aubry ; du reste, M. Mayer viendra lui-même plaider sa propre cause…

M. Mayer ?… Il est question de M. Mayer ?… dit Cora en se frottant les yeux, tandis que la maîtresse de pension redescendait l’escalier.

— Oui, ma chérie, lui dit Yette, et je te supplie de peser très sérieusement l’offre qu’il nous fait, de ne pas t’arrêter à des bagatelles, à son accent, à sa tournure, à la grandeur de ses mains, de ne pas me répondre par des enfantillages quand je te demande : Que penses-tu de lui pour mari ?

— Ne consulte pas mon goût, interrompit en riant l’espiègle, il lui serait absolument défavorable.

— C’est pourtant un grand artiste, un noble caractère, un homme dont la femme la plus exigeante doit être fière de porter le nom, dit Yette avec quelque sévérité. Le repousser à la légère serait déplorable et absurde !

— Aussi sera-t-il agréé, je gage !

— Ce que tu disais tout à l’heure était donc pour me tourmenter, méchante ? tu l’épouserais volontiers ?…

— Moi ? Non vraiment ! Et c’est fort heureux, puisque ce n’est pas à moi qu’il pense !

— Que dis-tu ? Il m’a fait demander ta main ce matin même…

— Ma main !… Tu rêves encore !

— Je t’affirme que Mlle Aubry n’est venue que pour s’acquitter de la mission qu’il lui avait confiée.

— Impossible ! Il y a confusion ! Serait-elle devenue folle, Mlle Aubry ?… Dans quels termes a-t-elle donc fait sa demande ? Rappelle-toi bien !

— Elle m’a dit qu’elle venait solliciter pour M. Franz Mayer la main de Mlle de Lorme. Est-ce clair ?

— Très clair ! — Et Cora partit d’un grand éclat de rire, — clair pour tout le monde, excepté pour toi. Ce n’est pas Mlle Aubry qui est folle, c’est toi, ma pauvre Yette ! folle de sacrifice, folle d’abnégation, folle d’oubli de toi-même ! Mesdélices a bien raison : « I jamais pense à li !» Est-ce croyable ?… Toi, mon aînée, toi, si supérieure à moi de toutes façons, tu t’es figuré qu’un homme raisonnable songerait à la petite Cora, quand il avait sous les yeux un modèle de bonté, de sagesse, la perfection même, ma sœur Yette ? Celle des demoiselles de Lorme que veut M. Mayer, c’est, toi, ce ne peut être que toi.

— Moi ! s’écria Yette, bouleversée par la surprise et aussi par une joie indicible, moi qui ne suis ni jolie, ni musicienne… ni spirituelle, ni… est-il possible que je puisse plaire à quelqu’un ?

— Est-il possible que l’on puisse ne pas t’aimer, veux-tu dire ? et si l’on te connaissait comme je te connais, on t’adorerait tout simplement. »

Les deux sœurs tombèrent éperdument dans les bras l’une de l’autre.

« Il m’a tout confié hier, disait Cora. C’est pourquoi il a causé tant et si longtemps avec moi. J’ai eu bien de la peine à me taire jusqu’à présent, va !

— Ainsi, tu serais contente de l’avoir pour beau-frère ?

— Aussi contente que j’eusse été désolée de l’avoir pour mari… Tu diras oui, n’est-ce pas ?… Il le désire tant !

— Oui, oui, à la condition qu’il promette de ne nous séparer jamais ! »