Yette, histoire d’une jeune créole/23

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J. Hetzel et Cie (p. 279-285).


CONCLUSION


M. Mayer promit tout ce que voulut Yette ; mais il n’eut pas à tenir sa promesse au sujet de Cora, car, quelques semaines après, celle-ci devint elle-même la fiancée d’un jeune créole, qui est déjà de nos amis, ce Maxime Desroseaux, ce précoce amateur de combats de coqs, que Yette avait fait rougir jadis de son inconsciente cruauté. Il n’avait plus rien de féroce désormais ni de sauvage, et, selon, les prévisions de son oncle, paraissait avoir oublié ses projets de vie solitaire dans un ajoupa des grands bois. Avant retrouvé ses anciennes amies, les demoiselles de Lorme, chez M. Darcey, il s’était attaché de plus en plus à Yette, mais davantage encore peut-être à Cora ; la musique l’avait rapproché de cette dernière. Maxime comptait, lui aussi, parmi les meilleurs élèves de Mayer. À la rigueur, il pouvait représenter le Prince Charmant imaginé par Mme Darcey, puisqu’il avait de jolis traits réguliers avec d’élégantes petites moustaches, des cheveux frisés que séparait une raie irréprochable, — et un soin exagéré de ses ongles. Malgré ces menus ridicules, lesquels ne déplaisaient pas à Cora, c’était un excellent garçon qui savait joindre l’utile à l’agréable, car il s’acquittait à Paris, avec une rare intelligence, des fonctions de représentant de M. Desroseaux, dont les affaires commerciales avaient pris plus d’extension que jamais. La pensée de revoir quelquefois son île chérie ne contribua pas médiocrement à décider Cora de Lorme à devenir Mme Desroseaux. Du reste, elle ne se laissa point éblouir par la fortune qui venait ainsi la surprendre. Au contraire, lorsque son mari, croyant l’enchanter, ouvrait devant elle une perspective de plaisirs, de toilettes, de fêtes :

« Tout cela est bon en guise d’assaisonnements, à petites doses, répondait-elle d’un air sérieux qu’elle avait emprunté à sa sœur aînée ; il faut d’abord savoir aimer le coin du feu.

— Soyez sûre que je m’y plairai plus que partout ailleurs, si vous m’y tenez compagnie, disait Maxime, mais il y a temps pour tout.

— Sans doute ! Ce n’est pas moi qui vous engagerai jamais à vivre en ermite ; seulement, nous chercherons le bonheur avant l’éclat, et nous écouterons toujours la raison quand elle nous parlera par la bouche de Yette. »

Les deux mariages eurent lieu le même jour à la même église. Mlle Polymnie fut la demoiselle d’honneur de Cora, mais Yette ne voulut pas en avoir d’autre que son humble inséparable d’autrefois, la bonne Héloïse Pichu. Elle retrouva, et avec quelle satisfaction ! en la personne d’un des témoins de Maxime, le brave capitaine du Cyclone, encore superbe sous ses cheveux grisonnants. La reconnaissance entre eux fut touchante, et l’excellent cœur de l’ancien marin se manifesta d’une façon si sympathique en cette circonstance, que Mlle Polymnie déclara n’avoir jamais rencontré d’homme plus aimable. Les événements avaient été favorables à l’ex-capitaine, devenu l’un des gros armateurs de Nantes, grâce à l’héritage d’un arrière-cousin nabab. Il était riche, mais toujours célibataire, une sorte de timidité farouche, contractée à bord, le rendant (il en convenait lui-même) maladroit avec les dames. « Et puis, ajoutait-il, je suis bien vieux pour me marier ! » En parlant, il regardait du coin de l’œil, avec un profond soupir, Mlle   Polymnie, dont les grâces un peu apprêtées l’avaient fasciné à première vue.

Ils s’assirent à table l’un auprès de l’autre, et chacun remarqua que Polymnie l’avait mis fort à son aise, car il lui parlait sans désemparer. Elle riait et répondait gaiement comme si elle eût trouvé beaucoup d’esprit à son voisin. Jamais deux êtres plus dissemblables n’avaient paru s’entendre mieux. Yette en fit la remarque et dit un mot à l’oreille de son tuteur.

« Ma foi ! répondit celui-ci, mon gendre ne sera pas tout jeune, ni d’une distinction bien exquise ; mais sa femme s’appuiera du moins sur un bras solide, qui saura la redresser au besoin. Il faut cela pour Polymnie. En le choisissant elle fera preuve de sagesse. »

Mme Darcey offrit de magnifiques présents aux deux mariées. M. Darcey félicita Franz Mayer d’avoir cherché et trouvé la perle rare en la personne de Yette, cette admirable fille qui avait été pourtant une « terrible enfant ». Seule dans l’assistance, Mlle Aubry n’éprouvait pas une joie sans mélange, car celle se voyait obligée de renoncer à son projet d’association future avec sa chère élève ; mais Yette parvint à lui persuader que la modeste et intelligente Mlle Agnès s’entendrait beaucoup mieux qu’elle-même à perpétuer la vieille et solide réputation du pensionnat.

Mesdélices ne s’étonna nullement pour sa part que le meilleur lot fût échu à sa bonne maîtresse, et, dans l’expansion d’un festin qui la réunit, le jour des noces, aux nombreux domestiques des Darcey, elle déclara qu’elle avait toujours su que mamselle Yette se marierait bien, puisqu’elle lui avait promis autrefois de la choisir pour da de ses enfants.

« Et mamselle Yette i jamais menti ! » ajouta Mesdélices.

Quand M. et Mme Desroseaux furent sur le point de partir pour leur voyage de noces aux Antilles. ils proposèrent à Mesdélices de l’emmener, mais elle refusa obstinément de quitter Yette, en disant qu’elle aimait mieux la pluie et le froid avec elle que le soleil avec d’autres. Et le soleil était cependant ce que Mesdélices aimait le plus… après mamselle Yette toutefois :

— Moë sé ennui moë si i pas té là ! répétait-elle à Satiété[1].

« Nous aussi, Franz, dit Mme Mayer à son mari, nous aussi, n’est-ce pas, nous ferons plus tard un voyage à la Martinique ? Je pourrai dire à ma pauvre maman, sur sa tombe, que j’ai travaillé de mon mieux à la remplacer auprès de Cora.

— Et je veux, répondit Franz, je veux remercier sur cette même tombe tes chers parents d’avoir envoyé pour moi, dans notre vieille Europe, l’être accompli qui devait être ma joie et mon orgueil. Je veux remonter à la source de ta vie, retrouver là-bas toutes les années pendant lesquelles j’ai eu le malheur de ne pas te connaître.

— Ah ! reprit Yette, il me semble à moi que nous nous sommes toujours connus. Mais, puisque tu as ce désir, cher Franz, tu dois comprendre aussi que je désire moi-même voir ton pays, le village où s’est passée ta première jeunesse. Je sens que je t’aurais aimé alors, pauvre et ignore, comme je t’ai aimé heureux et célèbre, plus vite même, car l’affection de ta femme eût été alors ton unique bien.

— Devant celui-là, dit Franz profondément ému, tous les autres disparaissent. Oui, je te ferai connaître la vallée des Vosges, d’où je suis parti la poche vide un matin d’hiver, les grands sapins d’où pendaient, ce jour-là, tant de girandoles de glace. Je ne sentais pas le froid, je m’élançais vers l’avenir comme l’alouette vers le soleil. Nous irons où tu voudras, ma chérie, mais pourquoi n’irions-nous pas d’abord un peu plus loin, pourquoi ne partirions-nous pas dès à présent avec ta sœur ? »

Yette jeta un cri de joie.

« Je n’osais te le demander, mon bon Franz ! »

Et se tournant vers Mesdélices qui venait d’entrer :

— Nous t’emmenons, ajouta-t-elle.

Moë que allé tou ! Moë ié contente ! déclara Mesdélices. — Elle riait et se frottait les mains. — Moë ié contente ! mais pays moë pas sé pays moë si mamselle Yette pas té là[2]



  1. Je m’ennuierais, si elle n’ait pas là.
  2. J’irai aussi ! Je suis contente ! mais mon pays ne serait plus mon pays si Mlle Yette n’était pas là !