Zevaco - Triboulet/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Triboulet (1901)
A. Fayard (p. 10-16).

II

LE BOURREAU


Il est huit heures. La nuit est d’un noir d’encre. Il vente un vent froid de fin d’Octobre qui souffle en rafales.

C’est près de l’enclos des Tuileries.

Là se dresse une petite maison isolée : le nid qui, longtemps, abrita les amours du roi et de la belle Mme Ferron.

Au premier, une fenêtre faiblement éclairée brille comme une discrète étoile.

La chambre est aménagée pour les longues étreintes passionnées qu’avise et surexcite un savant décor en une tiède atmosphère alourdie de parfums aphrodisiaques.

Le lit monumental ressemble à un vaste et profond autel édifié pour le perpétuel recommencement d’un sacrifice érotique.

Sur un fauteuil, aux bras du roi François Ier, assise sur ses genoux, une femme dont aucun voile ne gaze la splendide impudeur se suspend à son cou, tend ses lèvres et murmure :

— Encore un baiser, mon François…

Cette femme est jeune. Elle est souverainement belle. La nudité marmoréenne de sa chair éclatante et rose, la ligne harmonieuse de son corps cambré en une pose lascive, le rayonnement de ses cheveux blonds épars sur ses épaules, l’ardeur veloutée de ses yeux brûlants, la palpitation précipitée de son sein que soulève la passion, cet ensemble merveilleux exalte le roi, le transporte aux rêves délirants. Ce n’est plus une femme. Ce n’est plus la belle Mme Ferron. C’est Vénus elle-même ! c’est Aphrodite superbe d’impudicité, exquise de sa blondesse nue offerte toute entière aux baisers…

— Encore un baiser, mon roi…

Les deux bras nerveux de François se nouent autour de la taille souple ; il pâlit ; ses yeux se troublent ; sa bouche balbutie ; il la saisit, l’emporte à demi pâmée, et roule près d’elle, sur le lit profond comme un autel d’amour…

Au dehors, du fond de l’ombre, un homme contemple la fenêtre éclairée…

Immobile, insensible aux morsures du froid, blême, les traits contractés, cet homme regarde, de ses yeux sanglants, de ses yeux où tourbillonne en flammes éperdues la tempête d’un désespoir vertigineux…

Il balbutie d’incohérentes paroles :

— On a menti ! c’est impossible ! Madeleine ne me trahit pas ! elle n’est pas dans cette maison ! Madeleine m’aime ! Madeleine est pure !… Celui qui est venu aujourd’hui me prévenir en a menti ! C’est un vil calomniateur !… Et pourtant, malheureux, je suis là, guettant, pleurant, attendant que cette porte s’ouvre !… Ah ! que je souffre !… Peut-on souffrir à ce point !… Enfer ! il me semble que ma tête éclate !…

Dans la chambre, le roi François Ier, maintenant, s’apprête à partir.

— Vous reviendrez bientôt, mon François ? soupire la jeune femme.

— Par le ciel ! Il faudrait n’avoir pas d’âme ! Ce sera bientôt, je le jure… Adieu, ma mie… Avez-vous fait attention à ce coffret d’argent que je vous ai apporté ?

— Qu’importe, mon roi !… Revenez bientôt.

— Bientôt, certes ! C’est Benvenuto Cellini qui l’a ciselé tout exprès pour vous.

— Oh ! si vous veniez à me manquer, mon doux amant !

— J’ai placé dedans un collier de perles qui siéra à ravir à votre divin cou d’albâtre… Adieu, ma mie…

Une dernière étreinte… Un dernier baiser…

Le roi François Ier descend…

Sur le seuil de la porte ouverte, il s’arrête, scrute la nuit, entrevoit les silhouettes de ses courtisans qui l’attendent… il sourit et s’avance à leur rencontre…

— La surprise, Sire ? demande Essé.

— Vous allez voir !…

À ce moment, une ombre se détache de la nuit. L’homme vient vers le groupe des gentilshommes… Il titube en marchant… Il s’arrête… il jette des yeux hagards sur ces seigneurs… Qui est, parmi eux, le traître ?… Qui lui a volé sa femme ?… Qui a détruit son bonheur, piétiné sur son cœur ?…

— Vous êtes Ferron ? raille François Ier.

L’homme fait un effort, cherche à reconnaître celui qui parle… ses mains se crispent comme pour un étranglement… ses poings se lèvent…

— Et vous ? grince-t-il… et toi ? Qui es-tu ? qui es-tu ?…

Tout à coup, ses bras retombent.

— Le roi ! Le roi ! bégaye l’homme, écrasé.

Un rire lui répond… Il sent qu’on glisse un objet dans sa main… Il demeure un instant stupide d’horreur et de désespoir… Et quand il revient à lui, quand ses poings se relèvent dans une résolution suprême, le groupe des seigneurs a disparu dans la nuit…

Le roi et ses courtisans se sont arrêtés à vingts pas de là, curieux de ce qui va se passer.

— Comment trouvez-vous la surprise ? demande le roi François Ier.

— Admirable ! charmante !… Le Ferron fait merveilleuse figure !…

— Bah ! ricane le roi. Il se consolera avec le prix du collier que je viens de laisser là-haut.

Le mari, cependant, examine objet que le roi a glissé dans sa main.

L’amant de Madeleine vient de lui remettre la clef de la maison où s’est consommé l’adultère !… C’est la « surprise » préparée par le Roi-Chevalier !

Un râle, un sanglot d’abominable souffrance déchire sa gorge… Il mord ses lèvres pour ne pas hurler sa douleur…

Soudain, une main le touche à l’épaule.

— Me voici, maître Ferron, murmure quelqu’un. Fidèle au rendez-vous…

Ferron regarde d’un œil hébété.

— Le bourreau !… exclame-t-il avec un frisson de joie terrible.

— Pour vous servir, mon maître. Vous m’avez dit « Viens à huit heures, à l’enclos des Tuileries. Il y aura de la besogne pour toi. » Je suis venu ! Je suis prêt, maître.

Ferron essuie la sueur qui coule de son front… Puis il saisit la main du bourreau :

— Ce que je t’ai demandé tantôt… es-tu décidé à le faire ?… Tu n’hésiteras pas ?…

— Puisque vous allez me payer !…

— Il s’agit d’une femme… entends tu ?

— Homme ou femme, c’est bon ! Puisque vous me payez !…

— Tout est prêt ?… La voiture ?…

— Là ! dans l’angle de la Tuilerie…

— Bon ! halète Ferron. Tu ne mens pas ? Tu n’as pas peur ? Tu feras la chose ?

— À onze heures et demie, on m’ouvrira la porte Saint-Denis : j’y connais quelqu’un. À minuit, homme ou femme, tout sera fini !…

— Attends ici, alors ! Attends !

Ferron s’élance vers la mystérieuse et coquette maison, vers le nid d’amour…

En haut, Madeleine Ferron, avec des gestes las et languides, s’habille, sourit vaguement et songe à ce qu’elle va raconter à son mari, là-bas, dans le logis marital et calme, pour expliquer sa longue absence…

Elle sourit sans remords, sans craintes.

Car elle aime !… Follement, de toute son âme ; de tout son corps, elle aime !

Et de ses lèvres humides, de ses yeux noyés de tendresse, Madeleine Ferron sourit doucement à sa propre image que lui renvoie le grand miroir devant lequel elle s’est placée.

Tout à coup, ces lèvres se glacent…

Ce sourire se fige en un rictus d’épouvante.

Elle demeure sans voix, sans un geste.

Invinciblement ses yeux, agrandis par la terreur, s’attachent à une image que lui renvoie maintenant le miroir… l’image de l’homme qui vient d’ouvrir la porte, et blême, pareil à un spectre, s’est arrêté dans l’encadrement. L’image de son mari !… l’image de Ferron !…

Le mari est là !… Oui !… C’est bien lui !…

C’est bien son regard glacial qu’elle sent peser sur sa nuque frissonnante…

Par un suprême effort d’énergie, Madeleine parvient à reconquérir un peu de sang froid. Elle se retourne, en même temps que Ferron entre tout à fait et ferme la porte…

Lui ne dit rien…

Elle, d’une voix chevrotante, à peine perceptible, machinalement, murmure :

— Comment êtes vous ici ?…

Ferron veut répondre… La parole confuse qui s’exhale de ses lèvres n’est qu’un râle…

Alors, il fait un geste… Il montre la clef que lui a remise François Ier, et qu’il tient encore à la main. Cette clef, Madeleine la reconnaît.

Une idée terrible traverse son cerveau : Ferron a guetté le roi !… Ferron a tué le roi !…

Sa terreur tombe. Elle bondit sur son mari. Elle saisit ses deux poignets.

— Cette clef ! hurla-t-elle, cette clef !… Comment l’avez vous eue !…

Ferron devine sa pensée.

Le délire de la jalousie déchaîne en lui une furieuse colère qui étouffe son désespoir.

D’une secousse, il se débarrasse de l’étreinte de Madeleine et il la repousse. Elle va tomber près de la fenêtre, pantelante, reprise de terreur devant cet homme qui s’avance sur elle, les poings levés, en râlant :

— Malheureuse ! Je connais ton infamie et la sienne ! Cette clef ! C’est lui qui me l’a remise ! C’est ton amant ! C’est le roi !

Affolée, Madeleine se relève ouvre la fenêtre, se penche au dehors :

— François !… Sire !… À moi !…

Folie !… Ce n’est pas possible !… Son François n’a pu être infâme à ce point ! Son roi va accourir à son appel désespéré !

— À moi, mon François ! clame-t-elle.

Cette fois, le roi répond.

De sa voix railleuse, il crie :

— J’ai brisé ma ferronnière… Adieu, ma mie !… Adieu, ma belle Ferronnière !…

La voix du roi François Ier s’éloigne, chantant sa ballade favorite, et se perd parmi des rires étouffés. Plus rien : un silence tragique !

Madeleine, pétifiée, hébétée, est frappée de vertige… Tout s’effondre autour d’elle… son cœur se brise… un immense dégoût l’envahit… elle se penche, écumante, et de sa bouche crispée jaillit une farouche insulte :

— Roi de France !… Lâche !… Lâche !…

Et elle retombe en arrière, comme une masse.

Ferron, une minute, la contemple avec une tranquillité plus effrayante que sa colère. Ses mains tremblent, ses lèvres tremblent, sa tête entière tremble comme d’un hochement sénile.

Enfin, il s’accroupit près d’elle, le menton dans ses deux mains, perdu dans une muette extase de désespérance…

L’horrible tête-à-tête du mari, fou de douleur, et de la femme évanouie dure longtemps.

Que pèse le temps, dans ces profonds bouleversements de l’être, alors que tout fuit, tout meurt, hormis la douleur de vivre !…

Le tintement d’une horloge éveille Perron…

— Onze heures ! crie une voix dehors.

La voix du bourreau !…

Perron la reconnaît… un soupir atroce soulève sa poitrine opprimée…

Ses yeux errent autour de lui… Sur une table, il aperçoit le coffret d’argent, merveille de ciselure florentine, laissé par le roi… Il sourit affreusement, s’empare du bijou…

Alors, il se penche sur Madeleine, la soulève, l’emporte…

En bas, la voiture est là qui attend…

Ferron y jette sa femme.

Puis il se tourne vers le bourreau et lui tend le coffret d’argent.

— Voici le « paiement ! » dit-il d’un ton sinistre qui souligne la double entente de ce mot.

Le bourreau saisit avidement le coffret, le contemple, pousse un grognement de joie.

Alors il saute sur le siège…

Ferron monte dans la voiture…

Au galop, à travers Paris ! Au galop cocher ! Au galop, bourreau ! La course infernale éveille des échos de ferraille dans les rues noires… la voiture s’engouffre sous la porte Saint Denis qui s’est ouverte à un signal…

Hors les murs, la route est défoncée, barrée de fondrières… la voiture se met au pas, s’avance péniblement vers un point noir, la-bas, sur une éminence…

Dans la voiture, Madeleine est revenue de son évanouissement. Elle se débat, supplie :

— Grâce ! Où me conduisez-vous ? Grâce !…

Là-bas, sur l’éminence, le point noir s’élargit, s’amplifie, se dessine… et la voiture s’arrête.

Ferron saute à terre, entraînant Madeleine.

— Grâce ! Au secours ! François ! François ! pleure la femme adultère à qui la terreur fait oublier, à ce moment l’infamie de celui qu’elle adorait.

— Oui ! rugit Ferron. Appelle-le ! Où est-il, ton François ? Où est-il le chevalier qui m’a fait prévenir de la trahison ? Où est-il, l’amant qui te livre au bourreau ? Où est-il ? Patience, Madeleine ! Je le retrouverai, j’en jure ma haine et mon désespoir ! Je le retrouverai, te dis-je ! Et alors, ce sera horrible ! Toi d’abord… Lui ensuite…

Et il la pousse dans les bras du bourreau.

La malheureuse jette autour d’elle un regard affolé.

Ses yeux s’arrêtent sur une effroyable vision…

— Dieu du ciel ! balbutie-t-elle. Où suis-je !

Devant elle se dresse une étrange, une fantastique maçonnerie vers laquelle le bourreau la traîne… un formidable enchevêtrement de murs, de poutres et de cordes !…

Et son cri d’épouvante, son cri d’agonie déchire lamentablement la nuit :

— Horreur !… Le gibet de Montfaucon !