Zigzags/Pochades, Zigzag et Paradoxes/V. Puchero

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ZigzagsV. Magen (p. 231-240).

V. — Puchero.


Il est certains voyageurs qui ne s’occupent que de ruines romaines et d’inscriptions latines. Dès qu’ils voient quelques inégalités dans un champ, c’est un camp de César ; rencontrent-ils un pan de mur moisi, une borne tronquée, ils en font un temple, une statue de déesse. Cette classe de voyageurs se fait éditer in-quarto à l’Imprimerie Royale, et la plupart finissent à l’Institut. D’autres ne sont occupés qu’à prendre des mesures : tel monument a tant de mètres de long, tant de mètres de large ; un millimètre d’erreur les plonge dans le plus profond désespoir. — Quelques-uns sont à la recherche des curiosités, telles que les échos singuliers, les effets bizarres d’optique. Un Anglais rencontre à Boulogne un autre Anglais, revenant comme lui d’Italie. Ils allaient monter sur le bateau à vapeur. La conversation s’engage, quoiqu’il soit difficile qu’une conversation s’engage entre Anglais qui n’ont pas été présentés l’un à l’autre par une tierce personne ; mais ils arrivaient des pays chauds, et leur glace britannique s’était un peu fondue à ce tiède soleil.

— Je reviens d’Italie, dit le premier Anglais. Et vous ?

— Oh ! oui, répond le deuxième, d’Italie.

— Vous avez visité Saint-Pierre de Rome ?

— Oh ! oui, le 29 juin, à une heure cinquante-sept minutes ; je l’ai noté sur mon carnet.

— Vous êtes-vous mis à la bonne place ?

— Oh ! non… il y a donc une bonne place ?

— Oh ! oui. En se mettant à un certain endroit, au lieu de voir toute la colonnade, on n’aperçoit qu’un seul pilier. C’est vraiment très-drôle.

Le second Anglais rougit un peu comme un homme pris en faute, resta pensif quelques minutes, puis prenant sa résolution :

— James, allez chercher des chevaux de poste. Nous retournons à Rome. Je vais voir Saint-Pierre à la bonne place, d’où l’on ne voit rien.

Moi-même, j’ai eu pour les cathédrales gothiques et les galeries de tableaux un goût désordonné. Que d’ogives, que de colonnettes, que de trèfles, que de clochetons, que d’absides, que de jubés, que de transepts, que de portails, que de roses de vitraux, que de pendentifs, que de lancettes j’ai décrits tant en prose qu’en vers ! que de tableaux espagnols, flamands, italiens j’ai tâché de traduire avec des mots ! — Mais toutes les descriptions de cathédrales finissent par se ressembler, et lorsqu’on a vu huit ou dix fois le même original dans différentes galeries, l’esprit le moins sceptique commence à concevoir quelques doutes sur ce qu’on appelle les chefs-d’œuvre des maîtres. — Je nie les originaux, et j’ai un ami qui prétend qu’il n’y a pas de copies non plus, et que tout cela n’est que pure illusion, affaire de fumée et de vernis.

Je sais bien une chose : — si j’étais millionnaire, jamais un tableau ancien n’entrerait chez moi. Je prendrais en pension Ingres, Delacroix, Decamps, Chassériau, Scheffer, Roqueplan, Cabat, et je leur ferais peindre devant mes yeux et sur mes murs toutes sortes de chefs-d’œuvre d’une certitude incontestable, qui ne me coûteraient presque rien, et occuperaient d’admirables artistes, au lieu d’enrichir des juifs escrocs et faussaires.

Puisque nous parlons de tableaux, et que nous passons précisément sur la place de Trafalgar, entrons un instant dans la galerie nationale.

Trafalgar-Square est d’un effet charmant au clair de lune. L’église Saint-Martin, avec son clocher gothique accroupi sur un fronton grec, et sa massive balustrade en fer fondu ; le palais du duc de Northumberland, dont le portail est surmonté d’un lion dans une attitude héraldique singulière ; la colonne de Nelson, encore enchevêtrée dans ses échafaudages, qui lui donnent un aspect sévère, qu’elle n’aura plus lorsqu’elle en sera débarrassée ; la barrière de planches, placardée de ces affiches extravagantes comme les Anglais seuls savent les faire ; toutes ces choses, qui sont fort laides le jour, prennent un caractère grandiose dans un bain de brouillards et de rayons.

La galerie nationale est un bâtiment orné de colonnes… Grands dieux ! qui nous délivrera des colonnes ? Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Nous ne dirons rien des tableaux de maîtres, ce sont les mêmes que l’on rencontre partout.

Je n’avais jamais vu de peinture de Wilkie ; il y a là un tableau de lui — une perle ! Il représente des paysans attablés devant un cottage et buvant de la bière ; — un magnifique sujet que Téniers a traité cent fois, et qui a suffi pour rendre son nom illustre, car personne jusqu’à lui n’avait remarqué que les paysans se mettent à table pour boire, les objets qui sont perpétuellement sous nos yeux étant ceux qu’on ne voit jamais.

Quelle chaleur et quelle finesse ! Les Flamands n’ont rien fait de mieux. Regardez la couleur de l’ale qui brille dans le verre de ce bienheureux nègre ; la topaze n’est ni plus blonde ni plus chaude. Comme ces physionomies sont variées, comme on suit sur elles les différentes phases de l’ivresse ! comme le panier de crevettes renversées est touché de main de maître ! — Tout cela est admirable, mais ce que vous ne trouverez ni dans Adrien Brawer, ni dans Craësbeke, ni dans Ostade, ni dans Bega, ce sont ces délicieuses femmes qui descendent l’escalier extérieur du cottage, de petits enfants sur les bras ; elles ont une élégance naïve et rustique, une délicatesse de port et de tournure qui vous fait rêver et soupirer. Quels excellents fromages ; quelles tartines soigneusement beurrées doivent faire ces charmantes ménagères, quels intérieurs propres, discrets, luisants de cire et de vernis font supposer ces douces créatures en robes blanches, en chapeaux de paille, qui le dimanche lisent la Bible, entourées de groupes de marmots ! Nos paysannes ne peuvent donner aucune idée des fermières du Lancashire.

Je suis resté une heure en contemplation devant ce chef-d’œuvre, qui prenait une puissance d’illusion incroyable. Les figures hautes de quelques pouces me semblaient de grandeur naturelle, et la scène peinte se passait réellement devant mes yeux.

Il y a aussi, à la galerie nationale, quelques beaux paysages de Gainsborough, de Constable. Notre paysagiste français, Paul Huet, rappelle assez Constable, soit qu’il l’ait étudié, soit par rencontre fortuite ; Rousseau, ce grand peintre que les injustices du jury ont dérobé au public, ressemble à Gainsborough, auquel il est supérieur. — Le portrait de Kemble dans le rôle d’Hamlet, par Lawrence, artiste qui n’est pas assez connu hors de l’Angleterre, et que je regarde comme le plus grand portraitiste qu’il y ait eu depuis Van-Dyck, est magnifique de composition et de couleur. Ophélia et Shakspeare en seraient contents.

S’il fut jamais un peintre selon le cœur des moralistes et des utilitaires, assurément c’est Hogarth. Chez lui, tout est voulu, tout a un plan, une intention, un but : il choisit un sujet, ou plutôt une série de sujets, et fait passer son idée par toutes les phases. Chaque détail est entendu, non dans le sens pittoresque, mais pour éclaircir et commenter l’action principale. — Eh bien ! avec beaucoup de talent, de science, d’observation, cela fait de la peinture abominable, bonne pour des quakers, des welleslyens, des méthodistes et des anabaptistes. — On y apprend tous les inconvénients des ménages mal assortis, de la mauvaise conduite, de l’ivrognerie et autres excellentes choses qui n’ont aucun rapport ni avec le dessin ni avec la couleur ; c’est de l’art, comme les quatrains de Pibrac sont de la poésie.

L’œuvre d’Hogarth, qui eut dans son temps une vogue immense, n’est cependant pas à dédaigner : la composition de ses tableaux est pleine d’habileté ; il dispose ses scènes d’une façon intelligible et dramatique ; sa couleur pâle ne manque pas d’une certaine harmonie sourde ; quelques-unes de ses têtes de femme ont un piquant qu’elles empruntent sans doute à la singularité des modes de l’époque reproduites avec une fidélité scrupuleuse. Certains masques ont la grimace bouffonne et sont d’un bon goût de caricature, bien qu’ils ressemblent plus à des acteurs comiquement grimés qu’à des visages naturels, et partout règne une humour qui nous paraît, à vrai dire, plus littéraire que pittoresque. Il nous semble qu’Hogarth n’a pas marché dans sa voie et s’est trompé de vocation ; cela arrive plus souvent qu’on ne croit. La plume lui convenait mieux que le pinceau ; il aurait été un remarquable essayiste, un parfait écrivain de mœurs.

Toutefois, tel qu’il est, Hogarth a un mérite, c’est l’originalité. Il ne ressemble à personne ; un fort parfum de terroir respire dans tout ce qu’il fait, il est gris, froid, gourmé, raide, carré, mais Anglais jusque dans la moelle des os. Les types qu’il reproduit n’existent nulle part ailleurs, et il vous transporte dans la vie de Londres au siècle dernier avec une puissance d’évocation surprenante.