Zirska, immigrante inconnue/01

La bibliothèque libre.
Éditions Serge Brousseau (p. 1-8).


ZIRSKA

Immigrante inconnue

CHAPITRE I

CHEZ LES FINANCIERS


L’année 1929 restera longtemps gravée dans la mémoire des financiers. Cette année-là, en effet, « la bourse » accusait un recul qui bouleversait les prévisions des connaisseurs les plus avertis. Une dégringolade soudaine et tout à fait imprévue était venue semer la panique dans les rangs des spéculateurs affolés par une baisse que personne n’avait soupçonnée. Tous les intéressés furent « pris par surprise » [1]. Les opérations financières les mieux recommandées, celles que l’on considérait de tout repos, n’avaient pas échappé au désarroi général et l’on vit avec étonnement des valeurs très relatives, comme des obligations très en vedette, sombrer dans un abîme d’autant plus profond que les placements douteux et les solides perdaient également des points de minute en minute. La baisse était si générale que l’on ne reconnaissait plus dans cette panique les bonnes ou les mauvaises transactions.

Les grands capitalistes que ces coups inattendus frappaient durement s’étonnaient à juste titre et soutenaient avec conviction que ce n’était là qu’une crise passagère. Par ailleurs, les petits financiers et spécialement ceux qui jouaient sur marge furent balayés du coup.

Où trouver le capital requis pour combler les vides dont l’abîme se creusait d’instant en înstant ? Le nombre d’intéressés étaît trop grand pour que tous puissent tenir, et la conclusion logtique fut la ruine ou la faillite pour un grand nombre.

L’événement était presque inexplicable. Ici et là, on voyait des groupes de spéculateurs, dont la confiance tenait encore et qui espéraient, malgré tout, un redressement aussi soudain que la tombée avait été imprévue. Dans leur for intérieur, cependant, ces optimistes réalisaient bien clairement la futilité de leur espérance aléatoire, car ces chances de redressement brusque, on le sentait bien, étaient des plus douteuses.

Les plus affectés, les plus atteints par cette misère se demandaient pourquoi « le marché », dont l’allure avait été d’une vigueur exceptionnelle depuis plusieurs semaines, fléchissait maintenant sans qu’une cause plausible, même après coup, éclaire un peu les intéressés sur un fait qui ne s’apparentait d’aucune façon avec les événements de la vie courante.

Qu’était-il donc survenu ? Où trouver une explication ? on se perdait en conjectures.

Dans un des principaux centres financiers de la vieille capitale, il y avait foule. La maison « Querry-Bellami », située sur la rue St-Pierre, tout près du port de l’antique cité de Champlain, voyait ses bureaux envahis ce matin-là. La maison Bellami était renommée. Elle possédait la clientèle de presque tous les « as » de la haute finance québécoise. Et ainsi donc, ce jour-là, tous, ils étaient réunis au même endroit afin de se consulter ou de trouver le pourquoi de cet effondrement dont aucun d’eux n’avait prévu les dures conséquences et les ruineux résultats.

Pendant que les intéressés suivaient les évolutions de la cote en murmurant ici et là, un jeune messager inscrivait au tableau les dernières « cotations » [2] variantes qu’un autre employé de la maison lui criait d’instant en instant.

Parmi cette foule anxieuse et haletante, un jeune homme, journaliste à « LA VÉRITÉ », Jean Delande, causait à ce moment avec M. André Grandmar, un des banquiers en vedette dans la vieille capitale. M. Grandmar était certainement un homme fort avisé parmi ces capitalistes. À maintes reprises, grâce à sa perspicacité, il avait évité des revers à un grand nombre de ses amis et connaissances. Jean Delande ne pouvait s’adresser à compétence plus en mesure de lui fournir des explications précieuses. À son grand étonnement, il lui fut impossible de tirer le moindre éclaircissement.

— Croyez-vous que cette situation puisse se maintenir longuement, M. Grandmar… ?

— Je le crois, mon garçon.

— Mais enfin, reprit le jeune reporter, rien ne vient motiver un tel état de choses… ?

— Souvent, dit M. Grandmar, nous ignorons certaines raisons spéciales. L’avenir nous dévoilera bien des secrets. Malgré la confiance que vous avez en moi, mon jeune ami, je dois vous avouer bien candidement que, cette fois, je suis « pris tout à fait par surprise ».

Jean Delande n’insista pas. Comme il se préparait à sortir, M. Grandmar, qui le connaissait bien, lui dit :

— Cette baisse vous affecte-t-elle ?

— Moi, M. Grandmar… ? Comment supposez-vous qu’un pauvre journaliste puisse être compromis dans une dégringolade des marchés ? Moi, je ne puis que gagner à ce jeu… !

— Comment cela, reprit le financier… ?

— Oh ! mais c’est simple, n’ayant rien à perdre je n’ai qu’une chance… celle de gagner…

— Mais vous pouvez y perdre votre capital !

— Comment le perdrais-je, puisque je n’en ai pas… ?

Le jeune homme sourit et se retira, pour se rendre au port tout proche.

Jean Delande était au service de « LA VÉRITÉ » à titre de rédacteur maritime. C’était un jeune homme sympathique, de taille moyenne et bien prise, brun, et d’une vivacité peu commune. D’un commerce charmant, il possédait un entregent incomparable. Comme le reporter traversait la rue St-Pierre, en direction du havre, un jeune garçon l’interpella :

— Hé ! M. Delande, le « Scotland » arrive ce matin… ?

— Oui, mon petit, et immédiatement, je crois. Je m’y rends sur-le-champ.

— Ah ! mais non, M. Delande, le « Scotland » a du retard. Vous avez certainement deux heures à vous, avant l’arrivée du bateau.

— Tu es certain, mon petit… ?

— Oui, certain, même que votre confrère de l’autre journal me l’a dit. Puis les débardeurs ont quitté le port pour se rafraîchir au coin.

— Merci mon petit. Voilà qui va me donner le temps d’écrire mon article, pensa le jeune journaliste.

Et vivement, il se dirigea vers son appartement, rue St-Jean.

  1. Anglicisme.
  2. Néologisme.