Zirska, immigrante inconnue/02

La bibliothèque libre.
Éditions Serge Brousseau (p. 9-13).


CHAPITRE II

JEAN DELANDE


Depuis son enfance, Jean Delande n’avait pas été épargné par la vie. Fils d’une famille assez indépendante de fortune, mais où il était de règle à se débrouiller seul, il avait déployé bien des efforts déjà. Il avait fait ses études classiques dans des conditions particulièrement pénibles. Victime à l’âge de quinze ans d’un terrible accident d’automobile, dont il ressentit le choc pendant de nombreuses années, il avait dû faire ses études dans des conditions exceptionnelles. Après son classique, il avait suivi des cours de littérature chez un professeur privé et s’était lancé dans le journalisme avec une ambition bien arrêtée d’y réussir. À moitié remis des difficultés dont il souffrait, ses débuts avaient été vraiment ardus. Malgré les possibilités qu’il lui était permis d’espérer, il aurait cru s’abaisser en demandant du secours. Non, c’est de lui seul, de ses aptitudes, de son courage, et de son énergie qu’il espérait le succès. Quant à la chance, à l’instar de tout jeune qui débute, il croyait en elle, comme si elle était forcée, obligée de lui sourire.

Avec les connaissances déjà vastes qu’il possédait, il espérait pouvoir parvenir. Par la lecture, dont il était un passionné, il s’était très documenté.

Comme nous le disons, il débuta difficilement et un style enchevêtré et peu clair venait s’ajouter à ses misères.

Cependant, il se rendit vite compte de son erreur et de son manque de clarté à la suite des récriminations constantes du chef des nouvelles. Souvent on lui reprochait son manque de précision. Par ailleurs, il excellait dans le reportage. Si ses nouvelles n’étaient pas des mieux rédigées, il se faisait pardonner par les exclusivités nombreuses qu’il fournissait à son supérieur. Le chef des nouvelles s’amusait à lui dire : « Tu es mon reporter le plus prolifique, mais en même temps tu es aussi le moins clair. » De plus, il excellait dans la contradiction. Souvent après avoir affirmé un fait au début d’un de ses écrits, il le niait par la suite et laissait le lecteur en face d’un point d’interrogation très embêtant et surtout des plus embarrassants. Paul Laurin, rédacteur au même journal, en riait et disait : « À l’occasion ça peut servir pour boucher les trous. » En ce moment, attablé en face d’un petit meuble dans sa chambre de célibataire, Jean Delande réfléchissait. Son appartement était assez vaste. Sa chambre paraissait d’autant plus grande que les meubles y étaient peu nombreux. Sa bibliothèque tenait la plus grande place. Le reste se composait de deux chaises, d’un lit, d’un divan et de quelques petits meubles sans luxe. C’était à peu de chose près, tout ce qu’il possédait. En quelques mots, sa chambre ressemblait à celle d’un étudiant amateur de livres. Près de lui, une photographie de sa mère qu’il chérissait avait la place d’honneur. Dans sa réflexion, Delande voyait le « Laurentic » de la ligne White Star arrivé la veille. Sur ce majestueux navire, l’abbé Paquin, aumônier du port, avait signalé la présence de dangereux révolutionnaires russes, dont les activités ne pouvaient qu’être préjudiciables au pays. Jean jouait souvent ce rôle de « dépisteur » de communistes. L’abbé Paquin avait sa chambre dans l’édifice de l’immigration et, à l’occasion, il signalait certains cas au jeune reporter, dont l’intelligence était vivace. Combien de fois n’avait-il pas réussi à découvrir des indésirables ! Après une enquête, dont l’abbé préparait le plaidoyer, ils étaient retournés dans leur pays d’origine. Souventefois[1], on se faisait passer de fameux « Québec », mais parfois et même assez fréquemment, on obtenait d’encourageants succès.

Le « Laurentic » était au port avec près de 2 000 immigrants, peut-être plus. Le nombre était assez imposant pour lui donner martel en tête. Comment retrouver ses sujets dans une telle foule. Parmi les passagers, il y avait des Ruthènes, des Slovaques, des Polonais, enfin toutes les nations du centre de l’Europe y étaient représentées. On comptait quelques Juifs et pas ou presque pas de Français.

Les Russes retenaient l’attention du jeune homme à cet instant. Soudainement, après avoir consulté l’heure, il réalisa qu’il s’était perdu trop longtemps dans ses réflexions. Il était temps de se rendre à l’arrivée du « Scotland ».

— Et cet article que je n’ai même pas commencé, pensa le jeune homme…

— Tant pis, ce sera pour ce soir.

  1. Archaïsme.