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Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 10

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome Ip. 224-238).


CHAPITRE X.


Il se passa quelque tems de la sorte, et Bérenza resta toujours en doute sur la conviction positive de l’attachement de Victoria. Il continua de la traiter en sœur bien aimée et en fille innocente, plutôt qu’en femme dont il voulait faire sa maîtresse. Bérenza, malgré son goût très-passionné pour la beauté, et principalement pour des charmes supérieurs comme ceux de la jeune personne, était un voluptueux trop raffiné pour user sur-le-champ du privilége que lui accordait la fortune, ou anticiper, par une jouissance prématurée, sur le plaisir qu’il se promettait lorsqu’il aurait la preuve, (ô idée délicieuse !) que le cœur de Victoria lui appartenait en entier, Enchanté comme il l’était de la fierté de son humeur, ravi des grâces de sa personne, il était cependant trop fier lui-même pour tenir une conduite que sa façon de penser repoussait. Mais en vain cherchait-il une marque ingénue de tendresse en Victoria, quelque chose qui lui apprît qu’il était aimé : rien, rien ne répondait à sa curieuse anxiété. Ce n’était cependant pas là une figure de madone, ni une forme pétrie dans un moule angélique ; c’était de la fierté, non une fierté repoussante, mais belle…, grave, fortement expressive et commandant l’esprit qu’elle animait. L’ensemble de Victoria n’annonçait ni douceur, ni sensibilité, ni aucune vertu effrayante ; mais en l’examinant, vous ne vous apperceviez pas qu’il y manquât du charme. Son sourire était gracieux au-delà de tout. Dans ses grands yeux noirs, qui étincelaient d’un vif éclat, vous reconnaissiez une âme forte et décidée, capable de tout entreprendre, quelles qu’en fussent les conséquences ; et ils tenaient ce qu’ils promettaient.

Sa taille au-dessus de la moyenne offrait la plus parfaite symétrie. Elle était grande et svelte, elle portait la tête haute, et marchait avec majesté, sans avoir rien de roide ni d’affecté. Cette beauté supérieure vivant dans la demeure de Bérenza, et presque toujours en sa compagnie, ne pouvait manquer de devenir journellement l’objet le plus dangereux pour son repos. Cependant, même alors que ses idées étaient moins en contradiction avec sa raison, il ne pouvait s’empêcher de revenir sur le soupçon tourmentant que peut-être elle n’avait pas pour lui une affection bien tendre : alors l’humeur s’emparait de nouveau de son esprit, et en laissait des traces dans toutes ses manières.

La singularité de son caractère surprenait Victoria. Elle chercha à en pénétrer la cause, et voulut à son tour en étudier les replis les plus secrets. Pour ce faire, elle examina ses mouvemens, ses regards, et pesa toutes ses paroles ; puis recueillant le tout, elle y découvrit promptement ce qu’il tenait si bien caché.

« Comment donc, s’écria-t-elle, quand sa tête fut posée sur son oreiller, Bérenza doute-t-il de mon attachement, et serait-ce cette idée qui donnerait lieu à la conduite qu’il tient avec moi ». Puis elle en vint à examiner son cœur à ce sujet. « Mais en effet, je ne sais si je l’aime ; je ne puis trop me définir là-dessus, ni ne comprends bien ce que c’est que l’amour. Ce qu’il y a de certain, c’est que je le préfère à tous les hommes que j’ai vus jusqu’ici. Il me semble parfait en tout ; et si la mort venait à me l’enlever, je crois que j’en aurais une véritable douleur. Les sensations qui me portent vers lui, n’ont rien d’ardent, il est vrai ; je n’éprouve ni cette opression de cœur, ni ce mal aise, ni ne suis atteinte de ces soupçons qu’il montre dans son attachement pour moi. Cependant il convient, pour mes plans à venir, encore vagues et indéfinis dans ma tête, que Bérenza n’éprouve pas la plus petite contrainte à mon égard. Je vais donc me conformer à la délicatesse fastidieuse de ses idées, et agir adroitement avec un homme si ridiculement soupçonneux.

Ainsi raisonna Victoria, dans la fausseté et la subtilité de son esprit. Il n’était que trop vrai qu’elle n’aimait pas le scrupuleux Bérenza. Elle était incapable d’aimer un pareil homme. Son caractère ne pouvait s’accorder avec un sentiment aussi doux et aussi pur que celui de l’amour véritable. Le cœur de cette fille, étranger aux nobles passions et aux sentimens supérieurs, n’avait de tendance qu’à l’ambition, à l’intérêt personnel, et à l’égarement le plus immodéré. Son être entier ne convenait qu’aux orages de l’âme ; grondant, menaçant, et livrant tout à la ruine et au désespoir, alors qu’elle se serait crue offensée. Bérenza, au contraire, quoique tenace dans ses systèmes orgueilleux, était doux, et réellement tendre ; ses passions ressemblaient à un courant rapide, mais calme, et dont la profondeur ne nuit point à ce qui l’entoure ; tandis que les sources de la sensibilité de Victoria se répandaient comme un torrent, rugissant du sommet d’un rocher, entraînant tout sur son passage, et écumant encore au fond de l’abîme ! elle n’était susceptible d’aucun doux sentiment ; rien ne faisait éprouver la moindre vibration à son cœur : ni la reconnaissance, ni l’amitié, ne lui étaient connues ; capable d’infliger une peine, sans remords, la vengeance la plus amère suivait toute atteinte portée à sa personne ; les passions barbares remplissaient son sein, et pour les satisfaire, il n’était pas de moyen, de crimes qu’elle n’eût mis en pratique. Malheureuse fille ! le ciel te créa dans sa colère, et ton éducation corrompue acheva d’anéantir ce qui pouvait être laissé de bon dans ton âme !

Bérenza, comme nous l’avons remarqué plus loin, était le seul homme qui lui eût montré des attentions particulières ; par conséquent, il était naturel qu’elle éprouvât du penchant pour lui. Elle rechercha sa protection, parce qu’elle ne savait où en trouver. Elle vint chez lui, parce qu’elle ne connaissait nulle part de refuge ni d’ami. Si toute autre femme eût reçu des soins aussi tendres, aussi délicats que Bérenza lui en avait témoignés, elle en eût éprouvé le plus vif enthousiasme, tandis que Victoria était à peine émue. Elle ne fit aucune réflexion à ce sujet, qui ne se reportât sur elle-même, et ne vit que la nécessité de répondre politiquement à son amour ardent et sincère, mais dont au fond elle ne partageait rien. La trempe d’esprit de Bérenza était portée à la mélancolie ; il était sérieux et réfléchissait, quoiqu’il parût gai et insouciant en société : Victoria crut devoir feindre de la mélancolie : elle devint abstraite, et montra du goût pour la solitude. Alors le comte ne pouvait manquer de chercher à en savoir la cause. L’artifice d’un côté et l’amour-propre de l’autre, devaient faire croire qu’un pareil changement d’humeur était l’effet d’un amour violent et caché : cela conduisait naturellement à une explication, et la réserve, les doutes, l’hésitation de Bérenza cessaient.

Son plan ainsi arrangé, Victoria y entra graduellement. Ses regards cessèrent d’être vifs et animés. Elle paraissait tantôt langoureuse et tantôt délicate ; elle restait des heures entières à rêver dans un endroit écarté. Sa démarche, toujours ferme et élevée, devint traînante et incertaine ; elle se livrait peu à la conversation, et paraissait sans cesse plongée dans les pensées les plus sombres. C’était alors à Bérenza à la sortir d’une mélancolie dont il lui demandait sans cesse la cause. Victoria le voyait venir, et s’applaudissait en secret de son adresse. Elle en augurait des merveilles pour les succès de ses vues. Des idées nouvelles, délicieuses, et dont il avait peu connaissance auparavant, commençaient à occuper l’âme de Bérenza ; mais cependant, il ne parlait pas encore ; il n’exprimait aucun désir… Hélas ! Bérenza ne se décidait point, parce qu’il craignait de se tromper.

Un soir, après que ces deux personnes eurent passé la journée à rêver, soupirer, à s’étudier de part et d’autre, Victoria laissa le comte seul, et entra dans un petit salon, où se jettant sur un sopha, près d’une croisée ouverte, elle jouit tranquillement de la fraîcheur du soir. Il n’y avait pas long-tems qu’elle était ainsi, lorsque Bérenza ne pouvant supporter son absence, vint la trouver. La voyant couchée sur le sopha, il la crut endormie, et fermant doucement la porte, il s’approcha d’elle. Une idée vint à l’instant frapper Victoria : ce fut de profiter de la circonstance et de la méprise du comte. Elle ferma les yeux et affecta un véritable sommeil. Le comte s’en approcha davantage, et après l’avoir examinée pendant quelques minutes, il s’assit à son côté.

« Ô Victoria ! ma bien-aimée, aurais-tu du chagrin ? ah ! puissé-je en être la cause ; puissé-je croire que l’amour t’a embrasée de ses feux… Si cela était, je me regarderais comme le plus Heureux des mortels ». Il soupira après avoir prononcé intérieurement ces paroles. Victoria soupira également, mais beaucoup plus fort, et comme si un rêve pénible l’eût agitée. Le nom de Bérenza sortit de ses lèvres. Celui-ci n’osait respirer. « Bérenza, répéta-t-elle, pourquoi douter de ton amie » ?

Le cœur du comte battait violemment. Victoria s’apperçut de son émotion ; un mot de plus pensa-t-elle.

« Oui, cher Bérenza, je t’aime, je t’adore… oh ! combien je t’adore ! » Ces mots prononcés, elle fit un mouvement, comme pour le presser dans ses bras, en feignant que quelque chose de terrible l’en empêchait. Puis ouvrant subitement les yeux, elle affecta la plus grande surprise, et même de la honte à la vue du comte. Elle se cacha le visage et détourna la tête.

L’émotion de Bérenza était si violente, qu’il fut privé pour quelques momens de la faculté de s’exprimer. Le sang montait rapidement de son cœur à sa tête ; un feu pénétrant parcourait tout son corps, et ses sens étaient bouleversés. Il prit l’artificieuse créature entre ses bras, et dit avec transport : « Tu es à moi ! oui, je reconnais maintenant que tu m’appartiens ».

Vaine de sa réussite, Victoria eut soin que son amant ne sortît pas de son erreur. Elle soutint le rôle qu’elle venait de jouer, et Bérenza, tendre et susceptible comme il l’était, crut qu’il possédait l’amour le plus entier d’une jeune personne aimable et innocente.

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