Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 11

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Traduction par Mme  de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IIp. 5-21).


CHAPITRE XI.


Bérenza s’attacha chaque jour davantage à Victoria. Ses scrupules, ses réserves, s’évanouirent entièrement, et il se flatta de posséder son cœur comme elle possédait le sien. Cependant, à quelque haut point que fût porté son amour romanesque, sa fierté s’opposait à ce qu’il en fît sa femme. Il y avait une certaine tache imprimée sur la jeune personne, par l’inconduite de sa mère, sur laquelle sa délicatesse ne lui permettait pas de passer ; de plus, Bérenza eût cru indigne de lui d’épouser celle dont il avait fait sa maîtresse. Mais la vanité de Victoria ne se formalisait point de cette distinction ; et elle pensait simplement que son union avec le comte prouvait, de la part de celui-ci, un amour qui n’avait pas besoin de liens étrangers pour le rendre durable. L’orgueilleuse Vénitienne n’avait garde de croire, que tandis qu’il lui reconnaissait les qualités essentielles pour être sa maîtresse, il ne la trouvait point digne du haut titre de son épouse.

Un soir, que le tems était fort serein, Bérenza conduisit sa belle compagne dans une gondole magnifique, pour se joindre au brillant concours qui était sur le lac. Tout le monde y paraissait gai et animé. Victoria portant ses regards autour d’elle, vit qu’elle excitait encore cette fois l’admiration si chère à son âme, chose qui seule avait le pouvoir de l’intéresser.

Pendant qu’elle se félicitait d’un semblable triomphe, en s’attirant l’attention de tous, une gondole passa près de celle de Bérenza ; elle ne contenait qu’une femme avec le gondolier. Cette femme allant rapidement, fixa Victoria d’un air si furibond, et tellement atroce, qu’il était impossible de se méprendre à un coup-d’œil semblable. La vanité de Victoria en fut troublée et même abaissée. Elle regarda Bérenza ; mais voyant à son air calme que l’incident lui avait échappé, elle ne crut pas nécessaire d’en faire mention, et d’autres objets le lui firent oublier.

Après s’être bien promenés, ils retournèrent au palais, et la soirée fut achevée par des danses auxquelles le comte avait invité des personnes qui n’avaient point paru sur le lac.

On se sépara fort tard. Victoria et son amant purent enfin se livrer au sommeil : la première, toutefois, ne dormait point. Les plaisirs de la soirée étaient encore tous présens à son imagination. La musique raisonnait dans ses oreilles, et la danse occupait sa vue. Elle repaissait son esprit d’adulation, et se redisait les complimens flatteurs qu’on lui avait adressés, jouissant encore en idée d’un semblable hommage. Elle en revenait ensuite aux amusemens du lac ; mais soudain, le coup-d’œil qui lui avait été lancé malignement par une femme, venait attrister ses pensées. Elle allait décidément en faire part au comte, lorsqu’elle s’aperçut que, surpris par la fatigue du bal, il s’était endormi : elle ne voulut pas réveiller, et poursuivit le cours diversifié de ses idées. Cependant ce regard perfide lui revenait sans cesse à l’esprit et l’embarrassait dans de vaines conjectures. Elle cherchait à se rendre raison de ce coup-d’œil plein de haine, quand un petit bruit se fit entendre à l’autre bout de la chambre : elle écouta avec surprise. Le lit où elle était couchée avait d’amples rideaux qui l’enveloppaient, et ne laissaient d’ouverture qu’aux pieds. Le bruit augmenta ; Victoria regarda vis-à-vis d’elle, où se trouvait une grande fenêtre ouvrant sur un balcon en dehors. Un rideau d’étoffe cachait cette croisée : ce rideau se leva par degré d’un côté, et une figure d’homme s’avança tout doucement. La chambre n’était éclairée que par la faible lumière d’une lampe, mais qui suffisait pour voir cet homme s’approcher à grands pas sur la pointe du pied. Son visage était couvert d’un masque : il vint du côté du lit où le comte était couché, et en sépara les rideaux avec précaution.

Victoria voyait bien alors qu’il se tramait quelque méchante action, mais elle n’osait encore éveiller Bérenza, dans la crainte que sa surprise et sa frayeur ne le privassent de la présence d’esprit nécessaire pour se défendre, et ne hâtassent le coup qu’on paraissait vouloir lui porter : elle espérait qu’étant éveillée et restant tranquille, elle pourrait le parer seule.

L’homme était debout auprès du lit : il se pencha pour examiner les traits du comte. Il ne pouvait voir ceux de Victoria, car son bras était passé sur sa tête, de manière que sa main cachait ses yeux, quoiqu’en lui laissant la faculté d’observer ce qui se passait. Le reste de sa figure était voilé par le drap. L’inconnu crut qu’elle dormait ; car tirant un poignard de sa veste, il le tint comme suspendu sur les yeux de Bérenza ; et découvrant son sein, il en approcha la pointe… sa main, tremblait… il fit un soupir et s’éloigna de quelques pas… puis revint auprès du lit ; tenant le rideau de la main gauche, il se préparait à frapper de la droite… Victoria surveillant le coup, saisit le poignet de l’homme à l’instant où il le baissait. La force de l’action ainsi rompue, l’assassin qui était dans une attitude inclinée, perdit l’équilibre, et tombant à travers du lit, la pointe du stilet, alla frapper Victoria. Le comte s’éveilla en ce moment : son premier mouvement fut d’arrêter l’homme, mais celui-ci se débattit si violemment, que Bérenza, dont le poids du corps ôtait la force, le laissa aller malgré lui. Comme il cherchait à s’échapper, son masque tomba. Il voulut le remettre, mais non assez vite pour empêcher Victoria blessée, de reconnaître en lui son frère ! ce frère, qui avait fui la maison paternelle, à cause du crime de sa mère, et qui maintenant se faisait connaître pour un assassin !

— Horrible meurtrier, prononça-t-elle faiblement, tandis que Léonardo, la terreur peinte sur le visage, se jetta vers la fenêtre et la franchit d’un saut.

Bérenza, libre alors, s’élança du lit ; mais comme il courait après l’assassin, un gémissement de sa maîtresse l’arrêta. Il se retourna et vit le lit couvert de sang : cette vue le rendit presque fou. — Vous êtes blessée, mon amie ! dit-il au désespoir.

— Ce n’est rien, cher comte ; et je ne regrette pas le coup… oh ! non, je ne le regrette pas. Bérenza furieux, appela à haute voix du secours : il envoya de tous côtés pour avoir au plutôt un chirurgien. Puis, soulevant Victoria, il examina la blessure, tandis que des larmes de sensibilité coulaient sur son sein.

— Oh ! ne pleure pas, Bérenza ; j’en souffrirais mille fois plus pour te prouver ma tendresse ; et je me félicite de ce que cet accident m’en donne occasion. — Effectivement, Victoria se félicitait ; car elle sentait que sa blessure, causée par l’effroi qu’elle avait mis à défendre son amant, (et dont au fond elle ne redoutait aucune suite), le rendrait inséparable d’elle. La peine qu’il en avait payait donc au-delà le peu qu’elle souffrait. Elle essaya de prendre sa main pour la porter à son cœur ; mais toute sa fermeté, tout son mépris de la douleur, n’empêchèrent pas que la nature s’affaiblissant, la perte de son sang ne la fît évanouir.

Le comte était hors de lui. Les gens de l’art arrivèrent ; il pansèrent la blessure, et annoncèrent qu’elle n’était pas dangereuse ; que le repos, selon toute probabilité, préviendrait la fièvre. Insensiblement, la belle blessée revint à elle. Le comte assis près du lit, la regardait avec douleur. Victoria tourna les yeux sur son amant ; une langueur séduisante avait remplacé leur brillant, et l’âme de Bérenza en fut pénétrée dans ses replis les plus cachés. Il fit vœu, de cet instant, de consacrer sa vie entière à son bonheur. C’est alors qu’elle lui devint bien chère ! et mille fois plus chère qu’il ne l’aurait imaginé. La conduite de Victoria avait produit le plus puissant effet sur ce tendre enthousiaste. Une intrépidité aussi ferme, un semblable mépris de la vie pour sauver la sienne ; la patience et même le plaisir avec lequel elle supportait les suites malheureuses de son courage ! quelle femme au monde, en eût fait autant ? Ces réflexions portèrent son cœur à l’idolâtrie, et sa sensibilité ainsi exaltée, chercha du soulagement, dans un torrent de larmes qu’il ne put réprimer.

Victoria cacha soigneusement à son amant, que l’assassin était son frère. Une sensation indéfinissable l’empêchait d’avouer cette découverte, et elle se félicitait de le savoir hors de danger d’être reconnu ; mais elle ne pouvait deviner le motif d’une haine semblable. Quant à Bérenza, il crut avoir affaire à un voleur déterminé, qui s’était introduit dans le palais pendant le bal qui avait eu lieu ; et il ne s’en occupa pas davantage. Toutes ses pensées étaient à Victoria, dont il attendait la guérison avec la plus grande impatience. À peine pouvait-il se décider à quitter le chevet de son lit, pour prendre du repos ; et on lui apportait auprès d’elle une légère nourriture, seulement pour le soutenir.

En peu de jours cependant, son anxiété cessa, et Victoria put se lever. Elle témoigna à son amant, par des marques de tendresse, sans doute plus fortes qu’avant, toute la reconnaissance qu’elle devait à ses soins. Porté au plus haut degré d’admiration, par ses manières séduisantes, Bérenza se détacha en quelque sorte de son système orgueilleux, et se décida à en faire sa femme aussitôt que le permettrait son entière convalescence.

Un jour que cet amant tendre était assis dans l’appartement de sa bien-aimée et auprès d’elle, (il y avait quinze jours que l’accident s’était passé) un domestique entra pour lui remettre une lettre qui contenait ce qui suit :

« Misérable ! je serai loin de toi, lorsque tu chercheras peut-être à te venger. Sache, Bérenza, que c’est moi qui ai conduit dans ton cœur parjure, la main qui s’est égarée en faisant son devoir ! c’est moi qui espérais que ma volonté serait remplie, et que le maudit stilet qui s’est trompé de victime, t’arracherait jusqu’au dernier souffle de ton existence ! oui, monstre, Mathilde Strozzi t’a rencontré sur le lac, avec la favorite qui a osé m’enlever ton cœur. Oh ! si un regard pouvait tuer, que le mien eût bien fait disparaître cette créature de dessus la terre ! téméraire, comment as-tu pu montrer ta nouvelle divinité et croire que ton audace resterait impunie ? ne me connais-tu pas ? tu aurais bien dû cacher plus soigneusement ton idole et ne point souffrir qu’elle parût aux rayons du jour, aux yeux de Strozzi ! mais, tous deux, vous n’avez éludé ma vengeance que pour l’instant… Je me flatte qu’elle ne m’est pas entièrement échappée. Je ne tiendrai désormais à la vie, que dans l’espoir qu’un jour viendra… oui, il viendra ce moment où rien n’arrêtera plus le coup que je frapperai. Ta nouvelle maîtresse que j’abhore n’en sera pas exempte, et, crois-le bien, insensé, on ne méprise pas impunément les sentimens de Mathilde Strozzi ».

— Femme déhontée ! s’écria Bérenza, c’est donc à toi, à ton absurde jalousie, que je dois mon chagrin actuel ? mais heureusement, cette furie exécrable ne nous tourmentera plus. Elle vient de quitter Venise. Voyez, lisez, Victoria, ce que m’écrit l’infâme.

— Ce regard qui m’avait frappée, dit Victoria, après avoir lu, était à ce que je vois celui de Mathilde Strozzi. Cher Bérenza, je vous avais caché cet incident jusqu’à ce jour ; mais je dois vous l’apprendre.

Après qu’elle eut raconté ce qui avait eu lieu le soir de leur promenade sur le lac, Bérenza lui dit qu’il reconnaissait bien là la vindicative Florentine. Victoria gardait le silence mais elle se fatiguait la tête à chercher quelles pouvaient être les relations de cette femme avec son frère ; chose de non légère conséquence, puisqu’il paraissait qu’elle avait déjà assez influencé son caractère, pour en faire un assassin, et un instrument de destruction pour elle. Revenant sur ses soupçons à ce sujet, elle s’en occupait sans cesse pendant que sa blessure se guérissait. Nous la laisserons donc un instant pour expliquer certains faits qui vont nous reporter au commencement de cette histoire.

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