Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 26

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Traduction par Mme  de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IIIp. 132-145).


CHAPITRE XXVI.


Cet événement répandit la consternation dans tout le château ; et pendant ce tems, Victoria cachait avec soin ce qu’elle en soupçonnait sous une apparence de surprise extrême. — Oh ! charmant Zofloya, s’écriait-elle étant seule, tu avais bien raison de dire que ceux qui verraient le corps du comte y reconnaîtraient la cause de sa mort, parce que tu avais décidé que personne ne le verrait jamais. Non, homme aimable, je ne formerai plus le moindre doute sur toi maintenant, ni ne craindrai rien davantage, car cette circonstance me prouve que ta prudence et ta sagesse sont également profondes.

Après s’être ainsi félicitée de se voir dérobée au danger, Victoria réfléchit sur cette disparition soudaine du corps. Où, dans quel lieu avait-il été transporté ? sans doute dans quelqu’abîme sans fond, où un torrent l’avait englouti pour toujours. Elle s’alambiqua l’esprit à ce sujet ; mais comme l’essentiel était qu’il fût totalement disparu, elle n’y songea plus, et heureuse de se voir à l’abri du soupçon, elle resta tranquille.

Quelqu’étranges et terribles que soient les choses à l’instant où elles arrivent, l’effet s’en affaiblit avec le tems, et bientôt des circonstances plus rapprochées en tiennent la place. Aussi, plusieurs semaines s’étant passées, tous ceux qui étaient attachés au comte sentirent leur douleur s’amoindrir par degrés. Une tristesse plus calme dura encore un peu, et laissa dans les esprits une certaine idée que quelque jour il y aurait une catastrophe horrible dans le château, et qu’elle serait suivie d’une découverte miraculeuse au sujet de l’enlèvement du corps du comte de Bérenza.

Henriquez était celui que cette mort affectait le plus. Aussi en conserva-t-il une mélancolie noire, que rien, pas même la vue de sa petite amie, ne pouvait dissiper. Le château lui devenait un séjour insupportable, et la présence de Victoria le lui était encore plus. Il pensa à quitter ce séjour, et même l’Italie, pour aller dans quelque climat lointain, où le souvenir de sa peine ne l’assiégerait pas autant qu’il le ferait au lieu où il était.

Cependant, le tems approchait où la tendre Lilla allait se trouver quitte de ses devoirs sacrés ; aussi se décida-t-il à rester jusqu’à cette époque ; car, en s’éloignant du château, il savait que la décence l’empêcherait d’en faire autant, et qu’elle demeurerait toujours avec Victoria ; conséquemment il se fût privé de la voir aussi souvent.

Mais cet attachement profond des deux jeunes gens, quels obstacles allait y mettre Victoria ! elle n’avait plus, ainsi qu’elle le pensait, rien à ménager. Elle renouvella donc ses attaques auprès d’Henriquez, qui, toujours également épris, n’avait de soin et de pensée que pour sa Lilla. La beauté délicate de cette jeune personne, son aimable douceur, sa tournure de Sylphide, tout en elle lui semblait incomparable ; et, habitué à l’admirer, il ne voyait rien dans les autres femmes qui pût être mis en parallèle avec son objet de perfection. Quant à Victoria, sa répugnance pour elle s’accroissait à chaque instant. Sa taille forte, quoique noble, son maintien hardi et son air imposant lui déplaisaient. L’âme sèche, le cœur insensible, et par-dessus tout, une violence de caractère qu’un rien excitait, la lui laissait voir avec une sorte d’horreur. Quelle différence entre ces deux femmes ! quand Lilla d’un air timide et doux cherchait à caresser Victoria, Henriquez tremblait que la rudesse de celle-ci ne froissât la délicatesse de son amie, et il les comparait dans leurs embrassemens, à la tendre colombe flattée par le vautour.

Enfin, la veuve de Bérenza parvint à se convaincre que non-seulement elle était indifférente à son frère, mais qu’il la méprisait et la haïssait. Cette découverte amère pensa lui aliéner l’esprit. — Oui, il me déteste, se disait-elle dans ses accès de rage, mais cependant il sera à moi… un caprice enfantin ne l’en dispensera pas… Ah ! s’il le faut, ma fortune et ma main lui appartiendront ainsi que ma personne, je sacrifierai encore une fois ma liberté pour son bonheur.

Au milieu de ses réflexions, la superbe Victoria se faisait à peine l’idée que Lilla était cause de l’indifférence d’Henriquez. C’est pourquoi elle se décida à avoir une explication avec lui, et pensa à lui faire une proposition qu’elle croyait bien ne pouvoir être refusée. L’occasion la plus proche fut choisie par elle à cet effet.

Tout s’arrangea précisément selon ses vœux ; car, ce même soir, Lilla se plaignant d’une indisposition, alla se coucher de bonne heure ; et Henriquez, qui n’avait nulle envie de rester avec une femme qu’il ne pouvait souffrir, se leva peu après que l’autre fût partie, puis, saluant sa belle sœur, il touchait la porte… « Restez, Henriquez, lui cria la femme éhontée, j’ai besoin de vous parler. »

Henriquez s’arrêta.

« Revenez et asseyez-vous, je vous prie. »

« Auriez-vous quelque chose d’assez important à me dire, Signora, pour que cela ne pût se remettre ? ou autrement vous me le diriez demain. »

« Je ne puis attendre, et vous demande encore une fois de vous asseoir, Henriquez. »

Le jeune homme fut contraint de reprendre son siège ; et aussitôt l’indigne créature se jetta à ses pieds en lui prenant la main. — Henriquez, je vous adore. Voyez cette posture… je m’en sers pour vous faire l’offre de ma fortune et de ma main… en un mot, je demande à être votre épouse… »

» Madame, répondit Henriquez, en se dégageant, comme veuve de mon frère, je me dispenserais de répondre ainsi que je le devrais à votre égarement ; depuis sa mort, vous m’êtes devenue étrangère ; et ce n’est pas ma faute si vous n’avez pas su lire dans mon âme, tout l’éloignement que vous m’inspirez… Comment osez-vous oublier sitôt un époux qui vous adorait, et tandis que ses cendres fument encore ! malheureuse, pouvez-vous bien m’avouer ainsi votre passion criminelle, quand vous savez que je suis pour jamais attaché à une autre ! »

Victoria quitta son humble posture ; elle n’avait pas cru aller si loin, mais le mouvement de son cœur l’avait emportée… maintenant, outrée de la réponse d’Henriquez, elle y répondit avec la même irritation.

» C’est assez, homme indigne… cette froideur insultante, ces reproches amers, eussent été supportés par moi, dont la fierté et la patience sont égales à l’amour ; mais vous permettre de me dire sans crainte, que vous en aimez une autre ! »

» Dites donc que je l’adore, interrompit Henriquez. Par le ciel ! ma Lilla, si vertueuse, n’est pas faite pour demeurer plus long-tems en un lieu que souille le crime. Oh ! quelle est votre maladresse de chercher à vous faire aimer par l’adorateur de Lilla ! »

Qui pourrait décrire les sensations de la veuve ! sa fureur était à l’excès… elle résolut de tout employer pour se venger, et commandant fortement à ses passions, elle se garda de pousser plus loin l’attaque faite au cœur d’Henriquez ; mais que faire ? l’expulser du château, ou sacrifier la jeune Lilla à son affront, cette petite créature, que jusqu’alors elle avait crue indigne d’une pensée ? Oui, elle ne voyait, que ce moyen d’adoucir l’insensibilité sévère d’Henriquez : il fallait, en attendant qu’elle pût se livrer à tout l’excès de son ressentiment, dissimuler et donner le change sur ce qu’elle éprouvait. Elle se décida promptement, et se couvrant le visage de son mouchoir, elle se laissa tomber sur un canapé en sanglottant vivement.

Cette réplique, bien différente de ce à quoi Henriquez s’attendait, le surprit et même l’affecta. Il connaissait assez son naturel violent, pour croire qu’elle allait s’emporter contre lui. Il regretta donc la dureté avec laquelle il venait de lui parler ; et réfléchissant qu’une faute commise par une femme, à cause de son amour pour lui, méritait au moins quelque chose de plus doux ; il hésitait à réparer sa vivacité… son bon cœur l’emporta, et s’approchant de Victoria, il dit :

« Je sens, madame, que j’ai été trop loin, et vous demande grâce de la brusquerie de mes paroles… je ne voulais pas, non, je vous assure, je ne croyais pas être aussi sévère… pardonnez-moi et comptez sur le regret bien sincère que j’ai de mon oubli. »

« Ô Henriquez ! répondit Victoria en redoublant ses larmes, c’est moi seule qui ai tort, et je sens toute l’indiscrétion de ma conduite. L’aveu que j’ai pu laisser échapper de mes lèvres, me couvre de honte…. mon cœur était plein de votre image et il ne m’a pas été possible de me taire plus long-tems… mais si, noble et généreux comme vous l’êtes, vous daignez oublier ma faute, si vous faites grâce au délire du moment… je vous en supplie… (elle se jetta de nouveau à ses pieds) je vous promets de vaincre mon fatal sentiment et d’en conserver un remords éternel. »

Henriquez ne put se défendre de quelque sensibilité, en voyant l’humiliation où se portait cette femme rusée, et la relevant, il la pressa dans ses bras, en l’engageant à se calmer, et à mettre en oubli ce qui venait de se passer.

« Oh ! jamais, jamais ma home ne s’effacera de ma pensée ; mais vous me pardonnez, Henriquez ; faites plus, jurez-moi que vous ne me mépriserez point. Être aimable et parfait, je saurai vous prouver que si Victoria a pu céder à une faiblesse impardonnable, elle sait réparer ses torts et se les faire pardonner. »

Henriquez l’assura qu’il se défendrait d’en avoir une opinion défavorable ; et il ajouta que cette candeur franche et le courage qu’elle mettait à s’accuser avaient déjà plus qu’expié l’imperfection de sa conduite.

Victoria affectant d’être satisfaite et reconnaissante de cette assurance, prit la main d’Henriquez d’un air d’humilité, et l’ayant portée à ses lèvres, elle s’éloigna de lui avec précipitation, comme s’il lui eut été impossible de soutenir plus long-tems sa présence.

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