Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 27

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Traduction par Mme  de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IIIp. 146-175).


CHAPITRE XXVII.


Victoria, qui n’avait pas de grands succès de sa démarche, ni de la sensibilité d’Henriquez, courut s’enfermer dans son appartement, pour y fulminer tout à son aise contre le nouvel obstacle qui s’opposait à ses vues ; la contrainte qu’elle s’était imposée devant le jeune homme n’étant plus restreinte, elle se livra à des imprécations dignes d’une furie : elle se maudit elle-même, et l’instant qui lui avait donné l’être, et la mère qui l’avait portée. L’orgueil outragé étouffait son cœur, et elle criait vengeance… vengeance sur l’innocente Lilla ! » Oh ! tu périras, fille détestée, chétive créature, dit-elle, en s’emparant d’un poignard, et l’agitant d’un air déterminé : oui, j’achèverai ma fureur sur toi, et tu n’auras plus l’audace de rivaliser de bonheur avec celle qui t’abhore. »

» Doucement, signora, dit quelqu’un qui lui arrêta le bras en riant : c’était Zofloya.

» Quoi ! vous ici ? comment se fait-il… au surplus, c’est venir bien mal à propos ; car, ni votre présence, ni vos paroles, n’auront le pouvoir de me tranquilliser maintenant. »

« Belle dame, je croyais cependant vous apporter quelque consolation. »

» C’est impossible. Henriquez me déteste… dis, maure, est-il en ta puissance de changer ses sentimens ? peux-tu faire que sa haine devienne amour ? »

« Je puis tout, si vous voulez croire en moi. »

» Mais tu n’es pas sorcier ? »

» Ne saurait-on avoir quelques connaissances en physique, sans être physicien ? »

» J’avoue, Zofloya, que vous possédez un grand savoir, reprit-elle plus patiemment ; mais il ne peut aller jusqu’à… non assurément, vous n’avez pas l’art de changer le cœur d’Henriquez, au point de le rendre amoureux de moi, tandis qu’il en aime une autre ? »

» Pas, tant que cette autre existera, belle personne. »

» Eh bien, que faire… dites… dites donc… »

» Charmante ! délicieuse créature ! »

Ces mots furent prononcés avec une emphase qui toucha sensiblement Victoria : l’accent était plaintif et tendre… il lui arracha des pleurs, et ne sachant plus où elle en était, elle se jeta dans des bras ouverts pour la recevoir, et pleura sur le sein du maure, qui la pressa contre son cœur.

Cette méprise de la dame dura peu ; revenant de son délire, elle s’arracha promptement de ses bras, et dit en tremblant : « c’est une chose bien étrange, Zofloya, que vous ayez ainsi le talent de m’appaiser, et de m’entraîner vers vous d’une manière si irrésistible… En vérité, beau maure, je suis tentée de croire que tu possèdes quelque moyen pour me rendre de la sorte. »

Le maure fit un salut gracieux pour réponse… En ce moment, réunissant tout ce qu’il avait d’attrayant dans sa personne, il parut quelque chose de plus qu’un mortel aux yeux de Victoria, dont l’orgueil ne put l’empêcher d’en convenir, par les éloges dont elle le combla.

» Maîtresse incomparable et adorable, dit-il, en posant un genou en terre, et la main sur son cœur, veuillez informer le plus soumis de vos esclaves, de ce que vous désirez de lui ; et croyez que son bonheur sera d’accomplir vos souhaits, avec toute la promptitude d’un être qui vous est entièrement dévoué. »

Levez-vous, Zofloya, dit-elle, séduite par cette complaisance entière qu’elle trouvait dans le maure. Levez-vous, et dites-moi… oui, cher ami, il faut que tu me dises ce que je dois faire de… de… Lilla ? »

» Cette petite fille se trouve encore là pour gêner votre amour, n’est-ce pas ? »

» Eh ! mon dieu oui. »

» Et vous voudriez vous en défaire ? »

» C’est cela même ; je voudrais… qu’elle fût morte. »

» Pas tout-à-fait, signora, il ne faut pas tuer cette pauvre enfant. »

» Eh, pourquoi non ? »

» Parce que cela vous ferait accuser ; et adieu, alors, à vos espérances : vous oubliez, belle Victoria, que déjà… »

» Chut ! à quoi bon cette remarque ? »

» C’est qu’il ne faut pas répéter trop souvent des actions semblables, signora. »

» Maudit soit le scrupule. Eh bien elle mourra, c’est moi qui vous le dis ; et cela sans votre aide. »

Le maure lui lança un regard terrible. « Soit, madame, » et lui tournant le dos, il se retirait majestueusement vers la porte.

» Oh ! restez, être indéfinissable, et faites-moi grâce encore cette fois. »

» Que voulez-vous donc ? vous vous désespérez, quand je vous conseille l’espoir, et ne me croyez jamais. »

» Eh bien, expliquez-vous, et dites-moi. »

» Eh bien, eh bien, la petite Lilla ne mourra point ; mais elle sera à votre disposition, et vous pourrez lui infliger telle punition qu’il vous plaira. »

» Une punition ! dites des tourmens… les tourmens les plus horribles, pour tout ce qu’elle m’a fait souffrir, prononça Victoria, l’œil en furie, et le geste menaçant. Mais quand, et comment me la livrerez-vous, Zofloya ? »

» Demain, à la pointe du jour, trouvez-vous dans la forêt : vous suivrez le sentier obscur que vous trouverez à votre gauche, et monterez le rocher qui est au-dessus du bois ; quand vous serez tout en haut, vous verrez un vallon sous vos pieds ; alors asseyez-vous en cet endroit et m’attendez. »

» Je m’y trouverai, bien sûr… mais Lilla ? »

» Elle sera avec moi ; ne vous embarrassez pas davantage, Victoria. »

Un plaisir abominable se fit sentir dans l’âme de cette méchante furie : elle comprit à merveille quelles étaient les intentions du maure.

« Zofloya, dit-elle avec vivacité, excellent Zofloya, comment reconnaître tant d’obligeance ? » Alors, ôtant de son doigt un brillant d’une immense valeur, elle ajouta : acceptez ceci, et portez-le pour l’amour de moi, mais caché dans votre sein.

Zofloya refusa le présent avec orgueil. — Gardez votre diamant, signora. Les richesses du monde n’ont rien qui me tente. J’élève mes prétentions plus haut.

« Et quelles sont donc vos prétentions, Zofloya ? »

« Elles reposent sur vous-même, Victoria !… J’aspire à votre confiance pleine et entière à votre affection, madame. »

Victoria traita de pure galanterie les propos du maure et en rit. Zofloya rit également, mais d’un air différent, et faisant un salut en marchant vers la porte, il dit : adieu pour l’instant, très-belle dame ; demain, soyez ponctuelle au rendez-vous. »

« Le sommeil n’approchera pas de mes paupières, je vous assure ; et à la dernière scintillation des étoiles, je sortirai du château. »

Sitôt que Zofloya fut parti, Victoria éteignit sa lampe, dans la crainte qu’elle ne l’empêchât d’observer la petite pointe du jour : ensuite, ouvrant sa fenêtre, elle s’assit auprès, et regarda d’un front hardi, la majesté des cieux. Elle souffrit patiemment la longueur d’une nuit sans repos. Semblable à l’assassin qui, devenu impassible aux maux physiques, par la férocité de son âme, attend les heures solitaires pour dresser ses embûches au malheureux qu’il a désigné. Pour Victoria, elle guettait l’instant de tomber sur la sienne ! elle pensait tout à la fois à sacrifier un enfant, et au bonheur dont elle s’était promis de jouir avec son futur époux. Forcée de convenir à la fin, que les charmes innocens de cet être céleste étaient la barrière qui s’y opposait encore, elle résolut, dans tout l’orgueil de son âme vindicative, de s’en venger, en lui faisant subir tout ce que la malice la plus noire peut inventer.

Pendant que ceci se passait, Henriquez laissé à ses réflexions, repassa en lui-même la conduite de Victoria. Il commença à croire qu’il l’avait traitée avec trop de douceur et de patience. Une augmentation de dégoût s’éleva contre elle dans son âme, et il mettait en parallèle ses aveux honteux et déshonorans avec la modestie de l’orpheline ; l’admiration parfaite qu’il avait pour l’une, lui faisait regarder l’autre avec antipathie : il sentait la nécessité d’éloigner sa douce amie d’une femme aussi corrompue, et une sensation délicieuse remplissait son cœur, en songeant qu’il touchait au terme où les scrupules de son amante céderaient à ses désirs, et qu’il pourrait enfin la nommer son épouse chérie. L’année expirait sous très-peu de semaines ; il pensa à en saisir la fin pour la célébration de son mariage, après quoi, disant adieu à son pays, aux lieux où il avait vu périr le meilleur comme le plus aimé des frères, il devait aller dans une contrée où ses malheurs ne vinssent point se retracer à sa mémoire : se faisant ensuite une idée de son avenir, du bonheur d’être l’époux d’une charmante femme, et le père d’aimables enfans, une larme coulait sur sa paupière, en pensant que Bérenza n’existait plus pour admirer ce tableau de la félicité domestique.

Pauvre Henriquez ! cette félicité, l’espoir de tes jours, le sujet de tes songes ne se réalisera donc jamais ! jamais tes droits à une existence de délices ne te l’assureront ; et au contraire une perspective affreuse, épouvantable, va s’ouvrir devant toi !

Victoria était restée près de sa fenêtre, plongée dans la méditation la plus sombre, jusqu’à ce que l’horison commençât à montrer de faibles rayons de lumière entre les nuages et les brouillards que les eaux éloignées dissipaient lentement. Les étoiles s’affaiblissaient, et un vent frais s’élevait de l’est, quand ne songeant qu’au mal, elle quitta son appartement avec précaution, et le cœur lui battant fortement, elle traversa les cours du château sans être aperçue. Elle fut droit à la forêt par une petite porte qui donnait de ce côté, et dont elle tira les verroux. Le chemin que Zofloya lui avait décrit ne lui fut pas difficile à trouver ; quoiqu’il fît encore très-peu de jour, et elle le reconnut à un massif d’arbres qui en formait l’entrée.

Alors l’allée sombre et montante s’offrit à elle : c’était le chemin du rocher. Cette masse énorme obscurcissait, par son étendue, tout ce qui était au-dessous. Jamais auparavant Victoria, malgré son intrépidité, n’eût tenté d’aller si loin à une pareille heure, mais entièrement confiante dans la bonne foi de Zofloya, et stimulée par son plan de vengeance, elle monta hardiment le rocher.

Le jour s’avançait par degrés, cependant le brouillard empêchait encore d’y voir distinctement. Victoria fit quelques pas, et bientôt elle fut arrêtée par le bruit gémissant d’une cataracte qui tombait à travers les fentes du roc dans un gouffre qui était au-dessous. Néanmoins elle s’avança jusqu’à ce qu’elle eût atteint le sommet, tandis que les eaux semblaient redoubler de fureur et de bruit à son approche. Arrivée là, elle s’y arrêta pour attendre qu’on y vît plus clair, et qu’elle pût mieux observer ce qui l’entourait. Des masses de brouillard s’élevèrent les unes sur les autres, et leur pointe obscure s’étendant sur l’horison lointain, ne laissait rien voir au-delà.

Les étoiles avaient toutes disparu. On eût dit qu’elles avaient honte de briller devant une femme si criminelle : à leur place s’élevait des nuages qui couvraient la face du ciel. Le vent soufflait avec violence à travers les arbres de la forêt, et un murmure sourd partant des cavités du rocher, se répétait d’échos en échos. Si ce spectacle était fait pour inspirer une sorte de crainte religieuse à l’âme qui se serait trouvée en contemplation pieuse de la nature, il devait, par un effet contraire, agiter et frapper d’un sombre désespoir celle qui ne cherchant que le crime, s’enfonçait dans toutes ses horreurs.

Tel était l’état de Victoria !… S’impatientant de la lenteur que le jour mettait à paraître, elle se leva et promena ses regards de tous côtés, À sa droite, les ombres enveloppaient la forêt, qui ne lui paraissait qu’un immense vallon, ainsi que Zofloya lui avait dit qu’elle le verrait sous ses pieds ; tandis qu’à sa gauche, un cercle d’un bleu sombre faisait découvrir l’océan doré à une distance lointaine, et qui, dans son élévation oblique, semblait se joindre au firmament.

Le rocher sur lequel Victoria était, comme le plus élevé, recevait aussi en premier la lumière ; et c’est ce qu’à sa plus grande joie elle reconnut bientôt. Tout commença à se développer autour d’elle, et ses yeux avides cherchaient à distinguer, à travers tout, des choses qui l’intéressaient. Chaque instant qui fuyait était pour son âme sanguinaire un vol fait à sa vengeance. Enfin son cœur bondit de plaisir en voyant ce qu’elle désirait si ardemment. Le maure marchant rapidement par le sentier qu’elle venait de traverser, lui parut toujours d’une taille extraordinaire quoiqu’à une pareille distance. Il portait une créature sans vie dans ses bras, et dont la tête était posée sur son épaule. C’était cette Lilla, si fraîche, si jolie, et qu’une pâleur excessive rendait maintenant l’égale de la mort ! Il approcha ; et, comme s’il n’eût porté aucun fardeau, monta le rocher avec la promptitude de l’éclair. Victoria regarda avec une joie féroce l’orpheline infortunée, dont les membres flexibles étaient privés de mouvement. Ses bras, blancs comme neige et nuds jusqu’à l’épaule, (car elle n’était couverte que par un simple vêtement de nuit) pendaient sur le dos du maure. Ses pieds et ses jambes ressemblaient à l’albâtre sculpté, et étaient également nuds. Sa tête tombait insensible, et ses longs cheveux blonds, libres du réseau qui les avait tenus enveloppés, couvraient en partie son col et ses joues, puis s’élevaient ensuite au gré du vent.

« La précipiterons-nous à l’instant même, demanda Victoria, qui regardait d’un œil jaloux les grâces parfaites de sa victime.

« Non, il n’en sera pas ainsi, mais suivez-moi, madame, dit Zofloya. Alors il descendit brusquement un côté fort rude du rocher. Elle le suivit quoiqu’ayant peine à aller aussi vite que lui. Tantôt il côtoyait les bords d’un précipice, et tantôt descendait une roche. Enfin il s’arrêta quelques instans dans un vallon étroit, ou plutôt dans la division de deux montages d’une hauteur prodigieuse. Cet endroit se terminait par un terrein irrégulier et rempli de pierres inégales qui semblait descendre dans un gouffre. Zofloya regarda Victoria, il s’aperçut qu’elle était rendue de fatigue.

« Allons, du courage, dit-il, nous n’avons plus un grand chemin à faire. »

Elle feignit d’être contente, et le suivit de nouveau quand il se remit en marche, tant la force de ses passions lui donnait de fermeté désespérée.

Soudain Zofloya s’arrêta : il posa son fardeau inanimé sur une pierre garnie de mousse. Ensuite, d’un air aisé, il en dérangea une d’un volume énorme, qu’on eût dit faire partie du rocher, mais qui n’en était qu’un morceau détaché : une ouverture étroite et profonde se trouva dessous. Le maure reprenant Lilla dans ses bras, entra par cette ouverture en se courbant beaucoup. Victoria le suivit encore, et se vit avec lui dans une caverne immense, et qui ne tirait du jour que par l’endroit où ils étaient entrés.

« Ici, Victoria, votre rivale sera au moins hors d’état de vous porter ombrage ; et si le cœur d’Henriquez n’est pas invincible, je ne vois rien maintenant qui puisse empêcher votre bonheur.

» Mais, dit-elle avec horreur, tant que Lilla vivra, n’aurais-je pas à m’inquiéter, et n’est-il pas possible qu’elle se sauve d’ici ? »

» Regardez donc, signora, si ne voilà pas de quoi dissiper toutes vos craintes ? » En disant ceci, le maure leva une chaine massive qui était fixée dans le mur, et qui, du fond de la caverne, conduisait à l’entrée.

» Je vais passer cet anneau qui le termine autour du corps de la jeune fille, tandis qu’elle est encore sans connaissance ; serez-vous satisfaite après cela ? »

» Je crois que oui, Zofloya. » La malheureuse voulait la mort et non la captivité de sa victime.

» Eh bien ! pour vous faire plaisir, je vais l’attacher, quoique cela soit inutile, car, quand elle reprendra ses sens, il lui sera impossible de deviner l’état où on l’aura mise. J’ai été la prendre dans son lit, où elle dormait d’un profond sommeil, et en rêvant, sans doute au bonheur de se voir bientôt l’épouse d’Henriquez, je n’ai agi de la sorte que pour m’acquitter de ce que je vous avais promis. La jeune personne se sentant ainsi enlevée, a voulu crier et se débattre, mais un mouchoir que je lui ai appliqué sur la bouche l’a réduite au silence, et bientôt elle s’est évanouie. Elle est restée depuis dans cet état. Comment donc, femme incrédule et craintive, pouvez-vous conserver aucune idée qui vous soit contraire ? il n’est pas besoin de faire autre chose que de la laisser ici ; elle n’en sortira pas, je vous jure.

« C’est à merveille ; mais, malgré tout, il n’y a pas de mal de l’attacher à la chaîne ; si ce n’est point une précaution nécessaire, cela lui servira au moins de châtiment… Allons, bon Zofloya, faites encore ce que je désire, continua-t-elle en mettant la main de sa belle victime dans celle du maure, et sortons bien vite d’ici avant qu’on puisse s’apercevoir de notre absence. »

Zofloya rit d’un rire amer et méprisant. Il tenait la main de Lilla et la chaîne : il dit avec persiflage, en regardant l’une et l’autre, « pensez-vous, Victoria, que le conseil des dix ait jamais renfermé aucun de ses condamnés dans un endroit plus secret que cette caverne ? Cet anneau… cette chaîne pesante feraient croire que…

À cette mention terrible du conseil des dix, Victoria changea de couleur. « Votre remarque est cruelle et vient bien mal-à-propos, Zofloya. Pourquoi parler de ces choses dans un moment pareil ? je vous en prie, attachez cette chaîne et allons-nous-en. »

Conservant toujours son air sardonique, le maure obéit. La chaîne fut attachée au corps délicat de la pauvre petite orpheline, et Victoria se hâtant de gagner l’ouverture de la caverne, dit : « Allons, sortons vite, Zofloya. »

Ils allaient partir en laissant la malheureuse enfant étendue sur la terre rocailleuse… Déjà ils montaient l’ouverture… Elle ouvrit les yeux ! sa situation frappa ses sens affaiblis. Elle voulut parler, et ne le put. Alors tendant ses mains d’une manière suppliante, elle se traîna sur ses genoux. Le bruit qu’elle fit avec sa chaîne, obligea Victoria à tourner la tête… Elle vit la trop malheureuse orpheline… mais ne vit en elle qu’une rivale ; et dans l’odieux de son âme, elle lui lança un regard de mépris, et continua son chemin. La pauvre petite qui l’avait reconnue, fit un cri perçant et la nomma… Victoria n’en fut point émue… Cet abandon barbare ne toucha point la tigresse !

« Signora, observa le maure, comme ils traversèrent la montagne, je reviendrai à la caverne dans le jour, pour apporter la nourriture de notre prisonnière, et un grand manteau de peau de léopard que j’ai, et qui lui servira tout à-la-fois de lit et de vêtement. Mon intention aussi…

» Vous paraissez bien tendre pour cette créature, interrompit aigrement Victoria. »

« Il n’est pas dans nos vues que votre rivale périsse de faim, répliqua froidement le maure. Elle aura tout ce qui sera nécessaire pour la soutenir, car dans le lieu où elle est condamnée à finir ses jours, le chagrin sera une cause suffisante pour y mettre un terme. »

« À la bonne heure. Qu’elle souffre et meure, c’est tout ce que je demande. »

« Viendrez-vous la voir quelquefois, signora ? »

« Oui, il est possible que cette petite ennemie de mon bonheur me fasse plaisir à voir dans l’état où nous la laissons. Cependant, si Henriquez ne devient pas plus aimable, elle n’aura pas à se féliciter de mes visites. »

« Voilà qui est très-bien combiné, signora. Si le signor Henriquez vous garde toujours rigueur, la mémoire de Lilla étant cause de son indifférence, il faudra punir celle-ci. En vérité, signora, j’admire l’inflexibilité d’esprit que vous possédez… Cette âme altérée de vengeance, et qui ne cède point aux considérations. »

Victoria regarda le maure en face, pour voir si ce qu’il disait ne tenait pas de la plaisanterie, et elle fut contente de reconnaître dans ses yeux étincelans la cruauté et l’ardeur du mal dont elle-même était remplie. Le jour était fort avancé, mais le soleil ne faisait paraître aucun de ses rayons… des nuages s’étendaient par milliers dans l’espace, et venaient se réunir en foule au-dessus de la forêt. Toute la nature gardait un silence morne, comme si l’œil du matin se fût arrêté sur le crime qui s’était commis à son aurore.

Le maure ne parlait pas, et Victoria, perdue dans ses calculs sur la conduite la plus sûre à tenir pour en venir à ses fins, ne cherchait pas à entamer la conversation.

Ils arrivèrent de cette manière à l’endroit le plus ouvert de la forêt, et Zofloya observa qu’il était prudent de se séparer avant que d’être en vue au château. Victoria sentit l’à-propos de l’observation, et alla droit à la petite porte qui donnait près d’une voûte, conduisant au pied de son escalier, tandis que Zofloya tourna ses pas d’un autre côté.


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