Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 30

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Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IVp. 38-75).


CHAPITRE XXX.


L’obscurité la plus profonde enveloppait Victoria quand elle ouvrit les yeux ; elle se trouva couchée sur la terre. Le tonnerre grondait, et des traits de lumière découvraient la majesté des objets d’alentour. Des montagnes immenses étaient assises les unes sur les autres, et semblaient placées là pour la dérober au monde entier. En examinant cette étrange enceinte, couverte de nuages seulement, l’imagination, repoussée dans ses conceptions, n’avait plus d’essor pour rien pénétrer. Des rochers énormes effrayaient par leur masse, et les précipices qui se trouvaient à leur base, recevaient l’eau qui, du sommet, tombait de cascade en cascade, pour se perdre ensuite dans dos gouffres qu’on eût pris pour l’entrée du Pandémonium (enfer de Milton). Tel était le spectacle que les éclairs découvraient à Victoria. Au milieu de ces belles horreurs était le maure colossal, les bras croisés sur la poitrine, et l’air majestueux. Il était là dans sa sphère, les lieux simples ne pouvant convenir à un homme à qui il fallait toutes choses extraordinaires ; aussi, l’endroit où il était n’offrait que des merveilles : la terre tremblait sous la fermeté de ses pas ; on l’eût cru souverain de cette partie cachée de la nature ; rien ne pouvait l’y éclipser, ni lui commander ; mais aussi, rien de doux, de gracieux n’embellissait ces sites agrestes seulement faits pour des êtres audacieux et indépendans comme ceux qui s’y trouvaient alors.

Victoria regarda le maure ; à chaque trait de feu qui partait du firmament, il avait un air de satisfaction qu’elle ne lui avait point encore vu ; et il lui parut beau au-delà de l’expression. Pour la première fois un sentiment de tendresse se confondit avec son admiration. Quelle bisarrerie étrange ! Cette Victoria si vaine, si fière au milieu de ses terreurs, au milieu du danger où elle se savait, trouve doux et précieux d’inspirer un intérêt si soutenu à un homme que rien au monde ne pouvait l’empêcher de reconnaître comme au-dessus de tous, pour son rare mérite et son savoir inappréciable. Le maure, comme s’il eût deviné ce qui se passait dans son âme, s’en approcha avec la plus grande douceur, et l’aida à se lever. Tremblante, agitée par mille sentimens confus, et étonnée de tout ce qu’elle voyait, elle se laissa presser dans les bras de Zofloya.

« Mais, dites-moi, mon ami, où sommes-nous donc, et qui peut m’avoir transportée ici ?

« Vous ne savez pas, belle dame, que nous sommes dans les Alpes, frontières d’Italie ? il doit peu vous embarrasser de savoir comment vous y êtes venue ; sachez seulement que nous voilà en parfaite sûreté. »

« Mais, je ne me souviens pas d’avoir voyagé. Je sais bien que, m’étant venu chercher le soir dans mon appartement, vous m’avez conduite à travers les bois, et fait reposer dans une grotte, mais… que serais-je devenue depuis ?… c’était le soir, et il fait nuit encore. »

« Votre observation est juste ; nous sommes partis de nuit, et il est encore nuit, ce qui doit vous convaincre que nous avons fait tout ce chemin en vingt-quatre heures. »

« Comment cela est-il possible ? aurais-je donc perdu l’esprit pendant tout ce tems, ou bien un sommeil forcé m’aurai t-il ravi la connaissance ainsi que le mouvement ? ô ! Zofloya, quel pouvoir avez-vous donc ? combien il est incompréhensible, et me fait sentir que je suis entièrement sous vos loix. »

Victoria soupira profondément en prononçant ces mots, et laissant, tomber sa tête, elle parut plongée dans les réflexions les plus sombres.

Zofloya lui serra tendrement la main. « Pourquoi ces réflexions et ces remarques, belle Victoria ? ne vous croyez-vous pas avec un ami qui vous est entièrement attaché ? il devait vous arracher à la honte et aux horreurs qui vous attendaient. Les moyens ordinaires n’auraient pas suffi pour vous tirer de ce mauvais pas. La chose pressait, et demandait la plus grande célérité… pourquoi donc regretteriez-vous qu’un pouvoir supérieur eût été employé pour vous délivrer. »

Un grand coup de tonnerre coupa cette phrase, et les échos des rochers répétèrent ce bruit terrible. La foudre étincelait en flammes longues et tremblantes. Victoria, tout esprit fort qu’elle était, ne put s’empêcher de frémir, car jamais elle n’avait été témoin des phénomènes de la nature, dans un orage au milieu des Alpes. Elle se serra plus près du maure, qui, passant ses bras autour de son corps, la pressa contre son cœur.

Victoria se crut rassurée… elle n’avait plus ni parens, ni amis, ni protecteur sur la terre, que celui sur qui elle s’appuyait avec crainte… un effet magique l’y retenait… cependant, honteuse (car, Victoria avait encore de l’orgueil) de paraître aussi dépendante de cet homme, elle en rougit. Se rappelant qu’au bout du compte ce n’était qu’un esclave, connu pour tel dans l’origine de sa liaison avec lui, elle voulut, mais ne put reprendre le ton de hauteur qu’une fierté plus grande lui avait fait perdre. Et puis, sitôt qu’elle le regardait, (enveloppé par intervalles de la foudre qui ne le touchait point) sa beauté, sa grâce lui faisaient oublier bien vite son infériorité, et ses sens ravis se refusaient à le voir autre chose qu’un être d’un ordre supérieur à tous les mortels.

Pendant qu’ils étaient ainsi dans le milieu de ces épouvantables solitudes, et qu’ils gardaient ce silence solemnel qu’impose ordinairement la force de l’orage, qui ne s’arrêtait que pour recommencer avec plus de violence, le son de voix humaines vint frapper leurs oreilles. Il parut des lumières à travers les fentes des rochers, qui semblaient des météores au milieu des nuages : ils reconnurent que c’était des torches portées par plusieurs hommes. Quand ces hommes furent plus près, leurs habits, leurs armes et leur air déterminé les annoncèrent pour des condottieri, ou brigands.

Zofloya se baissa et dit à Victoria : « Ne craignez rien, nous allons être entourés de ces troupes qui infestent les montagnes, particulièrement le Mont-Cenis, où nous sommes maintenant ; mais, n’ayez pas peur, il ne vous arrivera aucun mal ; au contraire, ce seront eux qui nous procureront un abri, et tout ce qui nous sera nécessaire. »

Victoria ne répondit rien, car il se forma au même instant, un cercle autour d’eux, d’une vingtaine d’hommes armés ; et elle put voir, aux lumières qu’ils portaient, des figures de scélérats, ressemblant à peine à des êtres humains. Un d’eux s’avançant le poignard levé, dit :

» Que faites-vous ici, vous autres, pendant ce diable d’orage ? d’où venez-vous, et où allez-vous ? voyons, avez-vous de l’or, des bijoux ? il faut nous les donner sur-le-champ, sinon vous êtes morts. »

» D’où nous venons et où nous allons doit peu vous importer, répondit Zofloya. Quant aux richesses que nous possédons, elles sont peu faites pour exciter votre envie ; mais il est essentiel, absolument essentiel que nous parlions à votre chef. Veuillez donc nous y conduire à l’instant. »

Aucun de la bande ne répondit, et Zofloya reprit de la sorte : « Vous voyez que nous sommes sans armes ; c’est pourquoi vous n’avez rien à craindre de nous, ainsi, accordez-moi ma demande. Nous ne sommes pas des espions, ni n’avons d’intentions malfaisantes. » En parlant de cet air d’autorité, Zofloya fit signe qu’on le conduisît sans en demander davantage. On le comprit aisément, et le cercle s’ouvrant, celui qui avait parlé fit un léger salut au maure, qui lui en imposait par son ton, et marcha en avant pour le mener vers le capitaine.

Zofloya tint toujours sa compagne d’une main ; il prit de l’autre un flambeau qui lui fut présenté : il marcha hardiment au milieu de cette troupe ; sa tête, ornée de son superbe plumet, dominait sur tous, comme le peuplier qui s’élève orgueilleusement au-dessus des arbres de son voisinage.

Quel être étonnant, pensa Victoria ! il n’est pas jusqu’à ces bandits féroces, qui ne montrent de la soumission au pouvoir magique de sa voix.

Ils montèrent le côté droit de la montagne, puis descendirent ensuite un défilé étroit et dangereux. Les voleurs passèrent sur le bord des précipices et sur les pierres glissantes des rochers, avec une facilite qui tenait de l’habitude qu’ils avaient à les franchir. Enfin un creux profond se présenta ; ils le descendirent presque perpendiculairement et furent dans la vallée pierreuse qui était au-dessous. Un morceau du rocher s’avançait et semblait soutenu par la colonne d’air ; il s’étendait jusqu’à la montagne voisine, en formant de cette sorte une espèce d’angard. En entrant sous cette voûte, on y vit une ouverture étroite par où les brigands passèrent les uns après les autres : vint le tour de Victoria d’entrer dans cette sombre caverne, auquel le sommet servait de portique périlleux. Son cœur s’affaiblit et ses craintes augmentèrent.

Cependant, forcée de marcher, car ceux qui étaient derrière la pressaient, elle prit son parti en songeant qu’elle était avec Zofloya. Le passage devint plus spacieux à mesure qu’on avançait ; mais en tournant et retournant dans ce labyrinthe sans fin, tandis que d’autres ouvertures s’offraient sur leur passage, la plupart, séparées par une arche, ils se trouvèrent dans un espace fort large. Les murs de cette sombre caverne étaient glaireux et rendaient des couleurs variées, semblables à l’arc-en-ciel, quand on passait devant avec les lumières. Le faîte en était soutenu par des pilliers de pierres brutes, arrangés grossièrement en colonades. Victoria examina ce lieu qui lui rappela celui où elle avait enfermé sans pitié l’infortunée Lilla, ce qui lui donnait raison de trembler pour elle-même.

Un des brigands s’approchant d’une certaine partie de la caverne, frappa trois grands coups contre le mur avec son bâton ferré. Une minute après, les coups furent répétés dans l’intérieur : il tira alors de sa ceinture un petit instrument ressemblant à une corne, et le portant à sa bouche, il en fit sortir un son fort singulier. Immédiatement cet endroit du mur, qui n’avait de remarquable qu’une pierre très-unie qui paraissait faire partie du rocher, s’ouvrit en forme de lourde porte, et on vit, assis autour du feu et près d’une table chargée de bouteilles et de plats, quantité d’hommes dans un attirail sauvage, comme ceux qui y entrèrent, et qui se montrèrent empressés de partager le repas qu’on avait servi.

Au milieu de cette horde de bandits rangés de chaque côté, se voyait un large banc de pierre sur lequel était assis un homme distingué du reste de la troupe par ses vêtemens et son casque à plumet. Il se leva en voyant deux personnes étrangères : c’était le chef des condottiéri, qui l’était devenu à la mort du précédent, qu’on disait avoir été fameux capitaine. Sa taille était haute et son air noble. Sa figure était cachée par un masque, ce qui ne surprit pas peu Victoria. Il avait à côté de lui une femme richement vêtue, mais comme lui, d’une manière bisarre. Elle n’était ni jeune ni fraîche. Victoria fut frappée en la voyant ; une idée confuse de l’avoir rencontrée quelque part lui vint à l’esprit, et un coup-d’œil, que cette femme lui lança, accrédita son doute ; mais elle ne pouvait dire où, ni comment elle l’avait vue.

Zofloya s’avança d’un pas ferme, en conduisant sa compagne par la main ; le capitaine les salua. Les brigands les voyant tous deux si près de lui, se levèrent de terre, où ils étaient assis, et le soupçon leur fit prendre les armes pour se munir contre toute mauvaise intention ou trahison. Zofloya, observant ce mouvement, sourit, et les rassura par un signe. Le chef leur ordonna de se tenir en repos, et le maure lui parla de la sorte :

« Signor, nous sommes des étrangers, mais nous ne demandons pas mieux que de devenir vos amis : nous fuyons la persécution et le danger, et attendons de vous sûreté et protection. »

Victoria s’étonna de l’entendre s’exprimer ainsi, mais tout, au surplus, était fait pour l’étonner dans cet homme. Elle garda le silence, et le chef répondit à Zofloya : « C’est assez ; nous n’attaquons point les gens sans défense, ni ceux qui mettent leur confiance en nous. L’honneur est notre loi, et la vie de ceux qui nous demandent notre protection nous est sacrée : je vous prie donc de vous asseoir, et de partager notre souper sans cérémonie. Ainsi, amis, prenez tous vos places. » Chaque voleur s’assit à la sienne au même instant.

« Buvez, dit le capitaine, et offrez au signor maure un verre de vin. » Celui ci l’ayant pris, le présenta à Victoria.

Ce mouvement attira vers elle les regards du voleur ; il la fixa assez long-temps, et eut ensuite l’air troublé. Il posa la main sur son poignard, se leva à demi et se rassit !… Victoria tremblait sans savoir pourquoi. Toute la compagnie parut surprise ; Zofloya seul conserva sa tranquillité, et serrant la main de sa compagne, il la pressa avec respect de manger un peu. Le capitaine se remit petit à petit ; il cessa de regarder Victoria, et alors se sentant moins gênée, elle essaya de porter quelque chose à sa bouche. La réserve disparut ensuite ; chacun s’égaya, et tous les gens de la troupe burent à leurs bons succès, ainsi qu’à la santé de leur brave capitaine. On plaisanta, on rit, on chanta, et la femme qui était de cette bande prit part à la gaîté avec aussi peu de décence qu’on pouvait en rencontrer parmi des gens vivant du crime. Le chef prenait peu de part à ce bruit, et paraissait absorbé dans ses pensées. Le mouvement ou le besoin peut-être de les éloigner, le sortit de là, et il dit à son monde : « Allons, tous nos braves camarades sont-ils ici ?

— Nous y sommes tous, reprirent plusieurs voix,

— Eh bien, on n’ira pas plus loin cette nuit. Que chacun se repose, à l’exception de ceux désignés pour la garde. Quant à vous, signor, s’adressant à Zofloya, vous ferez ce qu’il vous plaira. Victoria ! la signora, veux-je dire, (n’étant, comme je le présume, ni votre femme, ni votre maîtresse), trouvera ce qui lui sera nécessaire pour passer la nuit dans une partie retirée de ce souterrain. »

Les paroles du chef masqué électrisèrent Victoria. Était-elle connue de cet homme ?… Elle regarda le maure, mais ne vit rien dans ses traits qui indiquât qu’il partageait sa surprise.

« Le signora n’est pas ma femme, ni elle n’est ma maîtresse, signor capitaine ; cependant… elle m’appartiendra, car nous sommes déjà liés par des nœuds indissolubles.

— Ceux de l’amour sans doute, dit aigrement la femme du chef, qui ressemblait en ce moment à une bacchante.

— Elle vous appartiendra, répéta le capitaine troublé de nouveau. » Mais se remettant soudain, il ajouta : « On trouve difficilement ses aises dans des lieux comme celui-ci ; mais je vous invite à vous arranger de votre mieux. » Puis courbant sa tête d’un grand air de supériorité, il se retira sous une des arches de la caverne qui paraissait conduire en un endroit particulier, et la femme le suivit.

Le maure ayant trouvé des peaux et des coussins du côté séparé de la troupe que le chef avait désigné pour Victoria, il lui en fit un coucher assez passable, et allait se retirer ensuite, quand celle-ci, entièrement subjuguée par les attentions respectueuses du seul ami que ses vices et ses crimes lui avaient laissé, lui tendit la main d’un air tout-à-fait revenu de sa fierté naturelle ; Zofloya la prit et la porta délicatement à ses lèvres. Cette action ne fit qu’augmenter l’ardeur nouvelle que Victoria se sentait pour lui ; elle le vit en ce moment l’égal d’un Dieu : sa taille, ses traits, et plus encore le feu de ses regards produisaient un effet irrésistible sur cette créature susceptible de s’enflammer. Elle resta attachée à le contempler avec ravissement, tandis qu’il baisa sa main, et se sentit tellement émue par un être aussi séduisant, que des larmes de tendresse en coulèrent sur ses joues… Oui, l’orgueilleuse, la barbare Victoria, captivée par l’amitié soutenue du maure, éprouva, peut-être pour la première fois, ce qu’est la sensibilité. Mais qui eût pu résister à l’influence enchanteresse d’un Zofloya !

« Femme tendre ainsi que belle, dit-il d’une voix ravissante, remettez-vous, et goûtez quelques heures d’un repos dont vous avez besoin. Pourquoi mes simples attentions pour vous attirent-elles vos larmes ? Croyez-moi, votre attachement me paye grandement de tout ce que j’ai le bonheur de faire pour vous plaire.

— Te payer Zofloya ! Ah ! il n’y a que le don de ma personne qui puisse m’acquitter de tout ce que je te dois.

— Je sais que vous tenez beaucoup à moi, belle amie : mais ce n’est pas encore assez pour remplir mes vues.

— Que veux-tu donc de plus, Zofloya ? Ah ! dis, dis, je t’en conjure ; quant à moi, je sens qu’il est impossible de dépendre davantage que je le fais. Mon cœur, mon âme, tout t’appartient. »

Quelque chose d’indéfinissable passa sur les traits du maure.

« Chère Victoria, reprit-il avec douceur, le tems n’est pas encore venu… Je ne puis prétendre encore à la jouissance incomparable de posséder ta charmante personne ; mais le moment viendra où tu seras tout-à-fait à moi. Dis, n’est-ce pas ton intention ?

— Ah ! Zofloya ! Zofloya !

— Tu le veux, douce amie ! et cela sera, car je l’ai juré ; j’ai juré pour moi-même que… Mais non ; en ce moment je te laisse en repos. Un peu d’attente augmentera la valeur de ma possession, et m’en rendra plus fier.

— Quel être inconcevable es-tu donc ? je ne puis réellement te comprendre.

— Avec le tems tu me connaîtras tout-à-fait, ô la plus charmante des femmes. Bonne nuit pour cette fois. »

Le maure s’éloigna, et Victoria tomba sur son lit, le cœur malade. Elle fut mal couchée ; mais comment l’avait été la pauvre Lilla ? Cette circonstance lui rappela sa destinée, attendu que, dans le malheur, la conscience du coupable n’est jamais endormie, et que c’est là où se retrace avec activité le souvenir de tous ses crimes. Les pensées de Victoria allaient donc prendre une marche des plus tristes, si, pour s’en débarrasser, elle n’eût songé bien vite que Zofloya, l’enchanteur de son âme, n’était pas loin ; et elle s’occupa de lui avec délices.

Le sommeil la surprit dans l’entretien de sa passion, et elle dormît jusqu’à ce que le bruit que firent les voleurs en s’agitant dans leur caverne, l’éveillât. En ouvrant les yeux, elle vit le seul être qui pût l’intéresser au monde. Il l’examinait avec attention, et lui voyant un air engageant, il s’avança et dit : « J’ai obtenu, ma belle compagne, la permission du chef pour que vous puissiez prendre l’air autour d’ici. Il compte sur la parole que je lui ai donnée que nous reviendrions sous peu d’heures ; il m’a même dit que si nous voulions quitter ses montagnes, il nous ferait escorter de l’autre côté et à quelques milles plus loin. Cette précaution est autant pour la sûreté de sa troupe que par égard pour nous. En attendant, il permet que nous fassions un tour sans être accompagnés.

— Avait-il encore son masque, et pourrai-je le voir à découvert ?

— Il ne l’avait pas en me parlant, cependant on m’a assuré qu’il ne le quittait jamais en présence d’étrangers, et je crois bien qu’il ne l’ôterait pas devant vous. Mais voici une corbeille pleine de provisions ; nous déjeunerons au grand air. Sortons de ce souterrain. J’ai passé la nuit à en examiner les issues tortueuses, et nous n’avons pas besoin de guide pour nous conduire. »

Victoria donna la main au maure, non sans s’étonner un peu qu’il fût déjà si bien au fait de la localité du lieu. Elle eut une autre surprise agréable, ce fut de voir combien Zofloya en imposait et maîtrisait le respect des brigands, qui tous le saluèrent avec soumission, lorsqu’il passa devant eux pour sortir de la caverne. Comme ils montaient le rude sentier, le capitaine (toujours masqué) se montra donnant le bras à sa compagne. Il s’arrêta un instant. Ses manières étaient hautes et contraintes ; mais quand il vit le maure témoigner le plus grand respect à Victoria, il fit un léger salut et s’éloigna de quelques pas pour leur laisser le passage libre. Sa femme regardait toujours beaucoup Victoria, et de l’air d’une noire malice. Celle-ci se trouvait extrêmement embarrassée d’un semblable examen, et se remit de nouveau en pensée qu’elle l’avait vue quelque part. C’était bien ce maintien hardi et impudent qui avait frappé son esprit, sans qu’elle pût se ressouvenir dans quel temps ; et malgré que la beauté de la femme ne fût plus la même qu’à l’époque où elle croyait l’avoir rencontrée pour la première fois, il n’y avait pas à douter que ce ne fût elle. Assurément la vie étrange et irrégulière que cette femme menait, ou quelqu’autre cause, avait échauffé ce teint et grossi ces traits qui la rendaient presque méconnaissable. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que Victoria, tout en ayant peine à définir ce rapprochement de traits, frémissait d’en être reconnue.

Lorsqu’ils furent en plein air, elle fit part de ses idées au maure. « Je ne sais comment cela se fait, dit-elle, mais les manières composées de ce chef de voleurs et son air altier, m’affectent au dernier point. Ses regards assez durs, autant que j’en puis juger à travers son masque, sont toujours fixés sur moi ; sa femme me désoriente et me trouble également. Je crains bien, Zofloya, que le malheur ne m’ait conduit en un lieu où je dois trouver des ennemis. Peut-être ai-je été vue par ces deux gens en quelqu’endroit.

— Cela ne serait pas impossible, observa Zofloya.

— Mais pourquoi la femme me regarde-t-elle avec une sorte de méchanceté ? pourquoi lui-même paraît-il mécontent de ma présence dans sa caverne ?

— La suite nous expliquera tous ces mystères, répondit le maure laconiquement et avec emphase.

— Mais n’es-tu pas surpris de ces incidens bien extraordinaires ? Dis, ne t’étonnent-ils pas aussi ?

— Rien ne m’étonne jamais.

— Au moins qu’en penses-tu ?

— Ce que j’en pense ?

— Oui. On dirait, Zofloya, que tu ne prends aucune part à ce qui se passe autour de toi. De quoi donc t’occupes-tu ?

— De destruction ! répondit-il d’un voix terrible. »

Victoria frémit.

« Il est très-vrai, reprit-il plus modérément, que les incidens communs de la vie n’ont rien qui puisse m’attacher ; je n’y mets pas le moindre intérêt. L’étonnant, l’extraordinaire dans la nature, ont seuls le pouvoir de fixer mon attention ; et encore faut-il leur joindre un puissant attrait pour que je m’en occupe.

— Il est bien malheureux, Zofloya, qu’isolée et sans amis comme je le suis, ta conversation me soit toujours inintelligible.

— Je m’expliquerai mieux un jour, Victoria. Mais, asseyons-nous et parlons d’autre chose.

Victoria fit ce que desirait le maure. Pouvait-elle se défendre maintenant de suivre en tout point ce qu’il voulait ? Il la pria de manger un peu de ce qu’il avait apporté ; mais une oppression excessive l’empêchait de rien prendre. S’appercevant de son mal-aise, il chercha à le dissiper, en disant : « Ma belle Victoria, pourquoi cet air chagrin ? d’où vient cette sombre humeur ? de nouveaux doutes s’élèvent-ils contre moi dans votre esprit ? Allons, mon amie, sois heureuse avec Zofloya ; dis, ne le regardes-tu pas comme ton époux ? car nous sommes déjà fiancés, tu le sais bien.

— Que voulez-vous dire, Zofloya, demanda-t-elle interdite.

— Une vérité, ma belle. Tu m’aimes, et je t’aime aussi à la folie ; je me crois tout au moins ton égal, et qui plus est ton supérieur. Femme orgueilleuse, aurais-tu supposé que le maure Zofloya se regardât dans son âme comme un esclave, qu’il aurait perdu le sentiment de son origine ? »

Victoria se repentit de sa question. Elle était entièrement au pouvoir du maure ; ainsi pourquoi reprendre son air hautain ? Les manières également impérieuses de celui-ci portaient néanmoins avec elles un certain charme, un je ne sais quoi qui la pénétrait d’admiration, c’est pourquoi elle prit le parti de l’en convaincre tout-à-fait.

« Signora, continua le maure, souvenez-vous que j’ai été votre serviteur dévoué, et que j’ai rempli exactement toutes les promesses que vous avais faites. »

C’est ce que n’avouait pas la dame au fond. Elle savait que ces promesses avaient été fallacieuses ou remplies à demi ; mais elle garda sa réflexion pour elle, et il continua comme s’il n’avait pas deviné ses pensées.

» Suis-je à blâmer si les circonstances ont rendu mes services peu heureux ? n’ai-je pas sacrifié mes espérances de fortune à vous sauver du déshonneur, et en vous accompagnant dans votre fuite ? Vous n’en sauriez disconvenir, Victoria : il ne faut donc pas m’accuser de ce qui n’est que le résultat des caprices de la fortune. »

Ce raisonnement spécieux et futile ne devait point la satisfaire, et cependant il la tranquilisa, tant elle avait besoin, dans sa situation, de s’appuyer de consolations quelconques. Et puis, ces grâces, cette beauté qui brillaient dans la personne du maure, faisaient qu’elle ne pouvait cesser de le regarder avec le plus vif intérêt ; son œil tendre, quoique plein d’éclat, portait ses étincelles au fond d’un cœur qui se livrait tout entier au charme qui le possédait. L’émotion de Victoria était visible pour le maure, qui l’encouragea par un sourire séducteur. Il prit sa main et la baisa avec passion.

« Oui, cela n’est que trop vrai, s’écria-t-elle, ne pouvant plus se taire, je t’aime, Zofloya ; et pour toi, je donnerais le monde entier… même ma vie. Cependant quelque chose de pénible se mêle au sentiment que je t’avoue…Dis, resterons-nous long-tems avec ces farouches condottieris ?

— Encore un peu de tems, mon aimable. Mais en quittant ces laides cavernes, tu te donneras à moi (ses yeux brillaient d’un feu extraordinaire) toute à moi, fidèlement et pour la vie, n’est-ce pas ? »

Victoria le regardait, mais sans parler.

— Promets-moi, chère amie, de m’appartenir en entier, Mais qu’ai-je besoin de te le demander ? tout cela est décidé : j’ai ton consentement ; tu ne peux t’en défendre, je te tiens à jamais. » En disant ceci, il lui serra la main si fortement, qu’elle jetta un cri ; mais regardant son action comme une preuve d’un ardent amour, d’autant que ses yeux le dépeignaient, elle sourit. Le maure la pressa contre sa poitrine… puis, la repoussant d’une manière singulière, il l’examina de la tête aux pieds d’un air glorieux, et ajouta : « Oui, tu es à moi, charmante, superbe créature, et c’est pour l’éternité. »

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