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Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 31

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IVp. 76-110).


CHAPITRE XXXI.


Il y avait déjà quelques semaines que la fille de Lorédani, et veuve Bérenza, vivait dans une caverne de brigands, le vil rebut de la société ; ayant pour ami, pour amant, un maure ; un homme qui avait été esclave ! elle s’était bannie de la société par ses crimes, et devait apprécier l’obscurité impénétrable qui la sauvait du châtiment qu’elle avait si bien mérité.

Voilà donc la situation de celle qu’une éducation négligée, et la perversité naturelle de son caractère, avait corrompue. Les imprudences et l’indiscrétion d’une mère, en détruisant le respect qui lui était dû, avaient rendu toute remontrance inutile. Ses conseils n’eussent plus été propres à corriger son enfant, et son exemple lui ôtait le droit de rien reprendre à sa conduite. C’est ainsi qu’une éducation est manquée, quand on ne peut rectifier de mauvais penchans, faute de n’avoir pas su ménager son autorité en se faisant respecter de ses enfans.

Dans ses instans de solitude, qui étaient très-rares, Victoria, tout-à-fait misérable, réfléchissait sur sa première jeunesse, sur ce qu’elle eût pu être, et sur ce qu’elle était ; maudissant (il est dur de le dire,) la mère qui l’avait perdue par sa conduite coupable, Victoria songeait au passé avec amertume, mais il était trop tard.

Depuis qu’elle était chez les condottieris, elle n’avait encore pu voir la figure de leur chef. Cependant dans son absence, Zofloya l’avait vu sans masque. « Il a une raison, lui avait dit le maure, de vous cacher ses traits ; cette précaution ne durera pas toujours, et bientôt peut-être, vous le connaîtrez pour ce qu’il est. »

Cependant les manières de ce chef changeaient considérablement : il paraissait content de celle dont Victoria et le maure vivaient ; celui-ci se montrait toujours très-respectueux en sa présence ; mais il se dédomageait de cette contrainte, par des marques de tendresse, alors qu’il était seul avec son amie. Plus il se tenait sur la réserve, plus il avait d’attentions délicates, et plus le chef semblait satisfait ; mais si par un mot, ou un regard, il laissait voir trop de chaleur ou de passion, alors il était mécontent, et touchait aussitôt son poignard, ou s’élançait de son siège, comme pour se porter à quelqu’action violente : la voix de cet homme faisait tressaillir Victoria, toujours gênée devant lui ; et pour tout au monde, elle eût souhaité de voir son visage.

Quant à sa maîtresse ou sa femme, c’était autre chose ; elle traitait Victoria avec assez de civilité, et même d’attention, en présence du chef ; mais quand il était absent, elle ne la regardait plus que d’un air qui annonçait la menace et la perfidie.

Le maure Zofloya accompagnait de temps à autre un détachement choisi de brigands, dans leurs incursions parmi les Alpes ; et Victoria ne pouvait s’empêcher de remarquer que quand cela arrivait, ils n’en étaient que plus portés au pillage, et se montraient alors plus hardis et plus féroces ; ils n’avaient ni scrupule, ni répugnance pour répandre le sang. Au total, cette bande avait autant de propension à assassiner qu’à voler ; aussi Zofloya les choisissait-il, quand il faisait des courses : avec lui, un homme semblait plus déterminé, et se portait à des actions que sans lui, il n’eût jamais tentées.

Un soir qu’il faisait très-sombre, Victoria assise sur la pente d’une montagne fort proche du souterrain, se mit à réfléchir sur la conduite du maure. Elle l’aimait, et cependant, elle tremblait devant lui… mais que faire ? perdue, détachée du monde entier, ayant besoin de quelqu’un sur qui elle pût compter, elle cédait sans effort au prestige. Rien ne paraissait plus vrai que l’attachement du maure, sinon que la dignité et souvent la hauteur repoussante de ses manières la désolait. Dans les momens ou ils se montrait le plus agréable, elle guettait l’expression de son regard, avec la crainte que celui d’après ne fût plus le même ; jamais elle ne s’était trouvée à son aise avec lui : toujours orgueilleux et réservé, le maure laissait plutôt voir la condescendance d’un supérieur, que l’abandon d’un amant.

» Quel être inconcevable, s’écriait Victoria ! ses paroles, ses regards, ses actions, ne tiennent en rien du commun des hommes ; c’est une énigme indéchiffrable…

» Hélas ! peut-être eût-il mieux valu que le destin ne m’en eût jamais laissé faire la connaissance. » elle soupira fortement, et réfléchissant sur sa vie passée, elle se retraça son horrible carrière… « Oh ! ma mère, ma mère, c’est bien à toi que je la dois attribuer. Si tu eusses mieux dirigé mon enfance, si quand mes passions s’annonçaient fortes, que mon jugement était encore faible, tu m’eusses préservée de tout ce qui tendait à empêcher la culture de l’un, et à augmenter la proportion des autres, je ne me serais pas portée à tant d’excès. Pourquoi mis-tu devant mes yeux des scènes propres à enflammer mon imagination, à égarer mes sens ? pourquoi m’appris-tu à prêter l’oreille aux aveux d’un amour illicite ? ce fut ton exemple aussi qui me fit regarder avec légèreté les liens du mariage. Ton cœur se dégageant de la fidélité due à un mari, apprit à mon cœur à faire de même : ton époux est mort par suite de ton inconduite… le mien, par un poison, donné de ma main… mais à quoi bon me rappeler tout cela, ajouta-t-elle, en se couchant sur l’herbe, dois-je me repentir de ce que j’ai fait ? non… je regrette seulement l’état où les circonstances m’ont réduite, car… malheureuse que je suis ! Zofloya… ah ! Zofloya, tu m’as aidé à me perdre. Oh, mais ! suis-je donc tellement liée avec toi, par une magie inconcevable, que je ne puisse faire un effort pour te fuir ? hélas ! je ne le sens que trop, c’est impossible ! — Elle soupira encore et avec douleur, puis reprit tristement : — Je vais l’attendre ici ; car je ne veux pas descendre dans la caverne… L’air sombre du chef de ces brigands me fait mal, et les regards furibonds de sa femme me sont encore plus insupportables.

Victoria resta donc couchée sur la terre, et bientôt, fatiguée par une longue tension d’esprit, elle ferma les yeux. Aussitôt endormie, elle rêva qu’une belle figure de séraphin descendant légèrement du haut des rochers, s’avançait vers elle. Quand il fut plus près, il lui sembla que ses yeux ne pouvaient soutenir l’éclat de cette vision céleste.

Victoria, dit l’esprit d’une voix ferme et douce, je suis ton bon génie. Je viens t’avertir de ton danger en ce moment, parce que c’est le premier où ton âme criminelle éprouve une étincelle de repentir. Dieu tout puissant, qui ne veut que le salut de ses créatures, me permet d’apparaître devant toi. Écoute-moi bien… si tu consens, dans l’abîme horrible où tu t’es plongée ; si tu consens, dis-je, à changer de conduite, en faisant une sévère pénitence de les crimes, tu peux encore espérer miséricorde ! mais sur-tout, fuis Zofloya, car il te trompe… il n’est pas ce qu’il paraît.

En ce moment Victoria vit le maure sous les pieds de l’être céleste. Il était à genoux, et dépouillé de ses riches habillemens. Il était horriblement difforme ; cependant il ressemblait encore à Zofloya.

« Écoute, dit l’ange ; il te faut fuir ce prétendu maure, et le ciel guidera tes pas. Retire-toi du monde, lis dans ton cœur, et repens-toi ; alors tes péchés te seront pardonnés… (un grand coup de tonnerre se fit entendre.) Mais, prends-y garde : si tu poursuis ta coupable carrière, la mort va te suivre de près, et une damnation éternelle en sera la suite. »

Comme l’esprit céleste prononçait ces mots, la terre s’ouvrit sous ses pieds, et laissa voir un abîme effroyable. Le maure y tombait en poussant des hurlemens qui se répétaient dans les montagnes ; il disparaissait ensuite. L’être surnaturel s’éleva aux cieux, qu’il montrait du doigt à Victoria. Le tonnerre roula de nouveau avec majesté dans les nues, et Victoria éblouie regarda le séraphin entrer dans la demeure céleste. Une musique divine ravit un instant ses oreilles : sa pensée n’en put soutenir davantage, et elle s’éveilla.

En ouvrant les yeux, elle ne vit qu’obscurité. Cependant elle était encore si frappée de son songe, qu’il lui semblait que les airs étaient en feu, et que l’ange y planait encore. Elle baissa ses paupières, et un éclair divin brilla à son imagination. Cette flamme restait toujours à la même place, en ne s’effaçant que petit à petit. Victoria, ayant peine à s’en détacher, craignait d’ouvrir les yeux, en se reprochant toutefois l’importance qu’elle mettait à son songe. Cependant son âme en était affectée ; « Fuir ! se disait-elle, mais, où et comment ? une damnation éternelle m’attend si je reste !… ah ! c’est une folie que cela, et des rêveries d’enfant. Pourquoi quitter Zofloya ? n’a-t-il pas tout fait pour moi jusqu’à ce jour ?… non, non, je ne serai point ingrate, je sens que c’est impossible.

À peine la malheureuse Victoria eut-elle prononcé ces mots que, s’élançant d’une ouverture de la montagne, le maure parut. Son air, quoiqu’un peu soucieux, avait encore plus d’élévation et de feu que de coutume. Si auparavant elle avait hésité pour suivre la conduite qui lui était prescrite dans son songe, cela ne dura pas long-tems. Elle oublia la vision, et la présence de Zofloya dissipa toute réflexion sérieuse, et tout dessein de le fuir. Il lui prit la main, et dit d’un air caressant :

« Vous ne voudriez pas me quitter, Victoria ? »

Cette question lui parut étrange. Avait-il une si exacte connaissance de ses pensées ?

« Comment donc, Zofloya ? vous avez un don tout particulier pour me deviner.

« Oui, je lis dans votre âme, belle personne ; et n’y ai-je pas toujours lu ? »

« C’est vrai, c’est vrai, et je ne sais pas comment, dit-elle embarrassée. »

« L’intérêt que je prends à vous m’en donne le pouvoir, chère amie. Au surplus, vous m’appartenez, je vous ai obtenue par mes soins, et rien au monde ne vous enlèvera à ma puissance. Vous ne me haïssez pas, Victoria ? »

Elle ne répondit point ; ses pensées étaient dans une confusion Excessive au sujet du maure. « Venez, dit-il définitivement, et ne restons pas plus long-tems dans cet endroit. Il fait meilleur dans le souterrain qu’ici ; on y chasse du moins la mélancolie. »

Le maure prit le bras de Victoria, et l’emmena. Ses scrupules s’étaient évanouis. Il est vrai cependant qu’il lui restait une certaine oppression qui l’empêchait de s’exprimer, et elle marchait en silence. Zofloya lui adressa les paroles les plus flatteuses, et augmenta d’attentions, ce qui produisit son effet. L’inconstante Victoria changea encore de résolution, et oubliant les pensées graves qui l’avaient occupée momentanément pendant son absence, elle fut toute à cet être enchanteur.

« Si tu ne me quittais jamais, lui dit-elle tout bas, comme ils entraient dans le souterrain, une triste mélancolie et de vains songes n’auraient pas le pouvoir d’usurper l’ascendant que tu as sur mes pensées. »

Ils descendirent dans la caverne, et virent le capitaine des voleurs assis parmi quelques-uns. Il avait toujours son masque. Sa compagne hardie était auprès de lui, légèrement vêtue, et regardant d’un air amoureux le maître de cette demeure sauvage, dont le maintien était réservé ; il écoutait plutôt qu’il ne partageait la conversation de ses gens. Quelques-uns assis à terre, les jambes croisées, d’autres debout, le corps penché en avant, racontaient leurs exploits sanguinaires, tandis que la lumière d’un foyer très-ardent ajoutait une touche de férocité à leurs traits déjà assez durs.

Victoria s’assit dans l’assemblée, se tint près d’elle à une distance respectueuse. Le chef la regardait avec humeur, mais sans dire mot. Sa compagne avait un air dédaigneux, en examinant la jeune femme dont le teint était plus animé que de coutume, d’après l’exercice qu’elle venait de faire. Cet examen ramenait toujours le souvenir inexplicable dont l’esprit de Victoria se trouvait embarrassé, et ne lui annonçait rien que de funeste. Une fois même, cette femme se leva brusquement, sans doute pour exécuter quelque projet qu’elle avait formé ; mais le capitaine qui ne les perdait pas de vue, ni l’une, ni l’autre, la retint par le bras et la força de se rasseoir. En ce moment, trois coups distincts furent entendus au-dehors. Un des voleurs se leva, et répondit au coup avec le manche de son poignard ; alors on fit sonner un cor en dehors du souterrain, et le voleur touchant au même instant le bouton, la porte fut ouverte.

Plusieurs brigands entrèrent ; ils avaient avec eux une femme qu’ils contenaient dans leurs bras. Ses traits, quoiqu’altérés, étaient encore beaux, mais ils portaient l’image du désespoir. Elle avait au front, une blessure d’où le sang coulait et qui, se mêlant avec ses larmes, tombait sur son sein horriblement meurtri. Ses cheveux bruns s’étalaient en désordre sur ses épaules, et ses vêtemens étaient déchirés à plusieurs places. Une de ses mains était également blessée, et cette femme offrait en tout un spectacle des plus affligeans.

On la conduisit, ou plutôt on la traîna au milieu de l’assemblée. Le chef s’en approcha et la regarda quelques minutes… puis reculant soudain, il posa la main sur son cœur comme s’il y eût éprouvé une douleur et dit :

« Serait-il possible, ô mon dieu ! » Il parut fortement troublé ; alors le reste des voleurs s’avança : ils tenaient, avec force, un homme d’un extérieur distingué, et qui était furieux de se voir pris de la sorte. L’attention du capitaine se porta bientôt sur lui, et il s’en approcha davantage. Il l’examina… le reconnut… et sembla frappé d’horreur ! tout son corps frissonna, et, se livrant à une fureur subite, il s’élança sur l’étranger qu’il arracha des mains des voleurs, et lui plongea son poignard dans le sein jusqu’à la garde.

La dame blessée fit un cri aigu, et tomba sans sentiment sur le plancher ; alors le capitaine devint encore plus furieux, et arrachant le poignard du cœur de l’étranger, il lui en perça le corps en différentes places. La troupe, quoiqu’étonnée de cet acte de violence extraordinaire dans son capitaine, ne songea pas à s’y opposer et se tint à l’écart. L’étranger n’étant plus soutenu, tomba baigné dans son sang. Le capitaine se jetta sur lui, et appuyant son genou sur ce corps mutilé, il enfonça de nouveau son poignard au milieu de son cœur palpitant.

— Meurs, infante scélérat ! dit-il d’une voix terrible : meurs ainsi que tu le mérites. J’ai demandé long-tems au ciel que cet instant arrivât, et il a enfin exaucé ma prière. — En disant ces mots, il arracha son masque, et le jettant de côté, ainsi que son casque à plumet, Victoria vit… son frère !

— Eh bien, me reconnais-tu, malheureuse Victoria ? et sais-tu quel est le monstre qui expire à tes pieds ? celui qui vient de recevoir par ma main la punition qui lui était due ?… Vois, fille déshonorée, le séducteur de ta mère, le lâche Adolphe !… Et cette mère, regarde-la étendue sur la terre, prête à suivre au tombeau celui qui l’a perdue ! »

Victoria allait parler, quand Léonardo, s’approchant encore d’Adolphe, dit avec un rire amer et convulsif :

« Il croyait, le misérable, échapper pour toujours à ma juste vengeance ! Lâche ! (et il le poussait du pied) qui fondais ta sécurité sur la faiblesse d’un enfant, as-tu dû penser que mon bras resterait toujours impuissant, et que ton infamie ne trouverait pas sa punition ? Nous avoir enlevé notre mère ! assassiné notre père ! détruit l’honneur, ainsi que le bonheur de leurs enfans !… Homme atroce, tu comptais donc que le jeune Leonardo oublierait tes forfaits ? Non, non, celui dont l’âme fut assez sensible à la gloire de sa famille, pour fuir le lieu de ses disgrâces, ne pouvait oublier l’être exécrable qui les avait causées. Il ne pouvait oublier les traits maudits gravés en caractères indélébiles dans son cerveau brûlant ; non, non, ni les siècles, ni les tems, ni les circonstances, ne devaient en voiler le souvenir d’une manière assez épaisse pour que l’honneur outragé n’y pût percer ? J’ai donc ardemment souhaité cet instant, et mon désir augmentait à mesure que mes forces me promettaient l’espoir de la vengeance ; je le voyais de loin avec enthousiasme ; il me soutenait dans mon infortune, et j’ai tout souffert, tout entrepris, pour le hâter… Je remercie le ciel d’avoir exaucé mes vœux, dit-il en tombant à genoux, tandis que ses regards étincelaient de fierté. Ô mon père, mon infortuné père ! pardonne à ton fils, car il vient de te venger. »

Léonardo regarda le corps avec satisfaction ; il voyait cet Adolphe, jadis si séduisant, n’être plus qu’un cadavre hideux… cet ennemi de sa famille anéanti.

Laurina soupira en ce moment. Son fils tressaillit ; il joignit les mains et des pleurs coulèrent de ses yeux. Il s’approcha de sa triste mère, et aidé de Victoria, il la soutint dans ses bras. S’adressant ensuite à sa troupe, qui restait toute interdite, il dit d’un ton de colère : « Qui, parmi vous, a osé frapper une femme ? »

» Aucun de nous, répondirent les bandits.

» Comment donc se trouve-t-elle ainsi blessée ? »

Un de la troupe, s’avança et dit :

» Après avoir fait beaucoup de chemin, nous nous en revenions, quand des cris aigus nous arrêtèrent ; nous retournâmes sur nos pas, et allâmes à l’endroit d’où partaient les cris. C’était l’homme que vous venez de tuer, qui battait violemment la signora : lorsqu’il nous vit, il chercha à fuir, en l’entraînant avec lui ; elle tomba et se blessa avec une pierre : le méchant redoubla ses coups et la poussa sur une roche qui a dû lui faire une contusion plus dangereuse que celle qui est apparente : nous avons arrêté le brutal, tandis que cinq à six de mes camarades s’emparaient du bagage en mettant les muletiers en fuite ; ce qui n’a eu lieu qu’après nous être battus avec les gens qui voulaient faire résistance, et dont la plupart…

» Assez, dit le Capitaine, je n’ai pas besoin d’un plus grand détail ; tais-toi maintenant. »

Le voleur s’offensa du silence qu’on lui imposait ; il mordit ses lèvres, et marmotta quelque chose entre ses dents. Zofloya qui était auprès de lui, le regarda d’un air approbateur.

» Quoi, que dis-tu, insolent ?

» Je dis Capitaine, que nous avons fait notre devoir, et que vous ne pouvez… »

» Paix, point de réplique, encore une fois. »

Le voleur tira son poignard… cette action mit Leonardo en fureur. Il déposa sa mère dans les bras de Victoria, et courant sur le bandit, il le renversa d’un seul coup.

» Misérable, oserais-tu lever la main sur ton capitaine ? qu’on me donne un poignard, et j’apprendrai à ce drôle à se taire. »

Tous lui furent tendus à-la-fois ; Léonardo en prit un, et le tint un instant levé sur le voleur, puis s’arrêtant, il lui ordonna de se lever : ce que fit l’autre, qui se croisa les bras sur la poitrine, et baissa la tête en signe de soumission.

Le Capitaine jetta l’arme avec mépris : « tu ne mérites pas de périr, par ma main, dit-il. Le voleur s’éloigna d’un air sournois, et Léonardo se rapprocha de sa mère.

Il la regarda avec compassion, et la prenant dans ses bras, il la porta plus avant dans le souterrain ; puis essaya de lui faire prendre quelques gouttes d’un élixir, ce qui parut la ranimer un peu. Léonardo lui fit alors préparer un coucher, qu’il chercha lui-même à rendre le plus doux possible ; mais que pouvait ce soin filial pour celle qui n’avait été habituée qu’à reposer sur le duvet ? cependant c’était un bien pour son corps brisé. On bassina ses blessures, et on les pansa avec soin : Léonardo aidait à tout, tandis que Victoria restait debout à regarder sa malheureuse mère, sans témoigner la moindre sensibilité ; elle causa même avec Zofloya, sur des sujets indifférens, et marcha avec lui dans une autre partie du souterrain.

Enfin la pauvre Laurina éprouva le bienfait d’un sommeil causé par la fatigue, la douleur et l’épuisement. Léonardo la laissa, pour aller retrouver ses camarades qui l’attendaient à table : pendant le repas, un des brigands détailla tout-à-fait l’aventure du soir ; il n’en apprit cependant guères plus que ce qu’on savait déjà ; mais Leonardo écoutait avec une grande attention, sans se permettre aucun commentaire, et sa sœur paraissait jouir intérieurement de voir sa mère punie d’une manière si cruelle.

Le vin passa gaîment à la ronde, et après avoir bien bu, les voleurs se livrèrent au repos. Victoria s’était retirée dans son cabinet ; Léonardo dit à sa compagne d’en faire autant, puis il se rendit auprès de sa mère, dans l’intention de la veiller toute la nuit.

C’est ainsi que par la marche incompréhensible d’une sage providence, se trouvaient réunis en un même lieu, ceux dont la destinée avait tant de rapports les uns avec les autres : l’une souffrait la punition terrible de son crime, ses enfans de ces fatales conséquences, et l’auteur abominable de tant de maux venait de recevoir le châtiment du à ses forfaits, ainsi qu’à la barbarie dont il venait d’user envers la femme qu’il avait perdue.

La malheureuse Laurina ne put conserver long-tems cet amant pour qui elle avait tout sacrifié. Lorédani n’étant plus, son fils ayant fui la maison paternelle, sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu, Victoria échappée de la prison où on l’avait mise, il ne restait plus d’obstacles… par conséquent l’amour d’Adolphe, s’éteignit petit à petit. Cet homme, peu généreux, commença à regretter d’avoir sacrifié sa liberté pour une femme, dont la mélancolie, presqu’habituelle, lui devenait à charge : il parut d’abord indifférent, et en vint à détester la victime de ses artifices. Ses manières gracieuses disparurent bientôt, et son humeur se changea en celle d’un tiran dur et sauvage ; le chagrin avait effacé les roses du teint de Laurina, et le remords avait détruit ses grâces enchanteresses ; elle cessa de paraître l’objet d’admiration ou d’envie qui avait marqué ses beaux jours : son amant lui reprocha la perte de ses charmes ; ce séducteur infâme, las de sa passion, la dédaignait entièrement : il faisait des absences fréquentes, dont elle n’avait pas le droit de se plaindre : gai et sémillant en sortant, il rentrait sombre et de mauvaise humeur. Laurina gémissait en secret de ses infidélités, et si ses yeux, encore rouges des pleurs qu’elle venait de verser, rencontraient les siens, l’indigne lui en faisait les reproches les plus amers, et ne bornait pas là ses mauvais traitemens ; il ajouta la barbarie à ses autres outrages, et mit le comble à l’infortune de cette femme abusée.

C’était après quelques-uns de ces momens terribles, et dans sa triste solitude, où, cruellement punie, Laurina gémissait de la tirannie brutale de son amant, que sa conduite passée se retraçait fortement à son esprit ; elle se rappelait la mort de son époux, la perte de ses enfans… oh ! que doit être douloureux le repentir d’une mère, qui s’étant écartée du sentier de l’honneur et de la vertu, en voit retomber la faute sur ses enfans ! femmes coupables, votre triomphe, ce que vous regardez Comme le bonheur, n’a qu’un tems, et l’heure du remords, de la honte, vient infailliblement vous punir, en vous condamnant à des regrets éternels ?

Parmi les vices qui composaient le caractère de l’ingrat Adolphe, était un grand amour du jeu ; il s’y livra tellement, qu’en très-peu de tems sa fortune devint à rien. Ce fut ce qui le détermina à quitter l’Italie, et à aller en Suisse : il fit part de son dessein à Laurina, d’un ton impérieux, et ajouta ironiquement, que son exil serait délicieux en l’ayant pour compagnie. La pauvre femme ne répondit rien à cette mauvaise plaisanterie ; le suivre était son devoir, aussi ne fit-elle aucune réflexion, d’autant que, malgré sa bassesse et son inhumanité, elle avait la faiblesse de l’aimer encore.

Pendant le voyage, il ne cessa de la traiter durement et avec mépris ; cependant il s’était encore contenu jusqu’à la rencontre des gens de Léonardo, dans les Alpes ; mais il arriva qu’en ce moment, son humeur étant excitée par quelque motif particulier, il porta la cruauté jusqu’à frapper Laurina. Il mettait même sa vie en danger, (pour s’en débarrasser peut-être) lorsque ses cris attirèrent de leur côté les voleurs qui rodaient dans les environs : le barbare fut arrêté à l’instant par des assassins moins féroces que lui, et il mérita de trouver la mort près de celui dont il avait causé les misères… Telle est la juste rétribution du crime, qui tôt ou tard reçoit le prix qui lui est dû.

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