Zola, Dumas, Maupassant/Appendice

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Zola, Dumas, MaupassantLéon Chailley (p. 233-252).


APPENDICE



OPINIONS DE ZOLA ET TOLSTOÏ

RECUEILLIES PAR

E. HALPÉRINE-KAMINSKY

(Le Journal, 27 juin 1894.)









APPENDICE



Le discours de Zola recommandait le travail et la foi dans la science :

« À mesure que la science avance, il est certain que l’idéal recule, et il me semble que l’unique sens de la vie, l’unique joie qu’on doit mettre à la vivre, est dans cette conquête lente, même si l’on a la mélancolique certitude qu’on ne saura jamais tout…

» Je me suis toujours méfié de la chimère, je l’avoue. Rien n’est moins sain, pour l’homme et pour les peuples, que l’illusion. Rester dans la légende, s’abuser sur les réalités, croire qu’il suffit de rêver force pour être fort, nous avons bien vu où cela mène, à quels affreux désastres.

» Un homme qui travaille est toujours bon. Aussi suis-je convaincu que l’unique foi qui peut nous sauver est de croire à l’efficacité du devoir accompli. Certes, il est beau de rêver l’éternité, mais il suffit à l’honnête homme d’avoir passé en faisant son œuvre. »

En somme, l’illusion du rêve et de la légende remplacée par la réalité du travail et de la science.

TOLSTOÏ


Par son article intitulé le Non-agir, Tolstoï répond que la science et le travail constituent à leur tour une religion non moins vague.

« Travailler au nom de la science ! dit-il. Mais le mot science a une signification si large et si mal limitée, que les uns regardent comme science indispensable ce que les autres — la grande majorité, toute la masse ouvrière — regardent comme futilités inutiles. Et on ne peut pas dire que cela provienne uniquement de l’ignorance du peuple, inapte à comprendre la profondeur de la science : les savants eux-mêmes se nient mutuellement. »

Tout est incertitude, à son avis, dans la science actuelle ; elle peut devenir, pour nos descendants, ce que la rhétorique des anciens et la scolastique du moyen âge sont devenues pour nous, malgré la passion avec laquelle s’y sont adonnés nos pères.

Quant au travail, seule la fourmi de la fable, être dépourvu de raison et de tendance au bien, pouvait croire que le travail est une vertu et pouvait s’en glorifier.

« M. Zola prétend que le travail rend l’homme bon ; moi, j’ai toujours remarqué le contraire : le travail conscient, orgueil de la fourmi, rend non seulement la fourmi, mais encore l’homme, cruels. Les plus grands criminels étaient toujours très occupés, ne restant jamais en face d’eux-mêmes sans travail ou amusement.

» Est-ce que j’ai le temps de disserter avec vous sur la philosophie, la morale et la religion ? Il me faut rédiger le journal quotidien, attendu par un demi-million de lecteurs ; il me faut construire la tour Eiffel, organiser l’Exposition de Chicago, creuser le canal de Panama, achever le 28e tome de mes œuvres, mon tableau, mon opéra…

» Si les hommes n’avaient pas ces prétextes de travail, ils ne pourraient pas vivre comme ils vivent aujourd’hui. »

Partant de ce principe d’un philosophe chinois, que le malheur des hommes provient non pas de ce qu’ils ne font pas, mais bien de ce qu’ils font, l’auteur de Guerre et Paix recommande l’inaction, le non-agir.

Pour que le bonheur se réalise sur la terre « il faut que les hommes s’aiment mutuellement sans distinction d’individu, de famille de race. Et pour que les hommes puissent s’aimer, il faut qu’ils changent leur conception de la vie. Et pour que cette conception soit changée, il faut que les hommes rentrent en eux-mêmes. Et pour qu’ils rentrent en eux-mêmes, il faut avant tout qu’ils arrêtent, au moins pour un temps, leur activité fiévreuse ; il faut qu’ils se débarrassent, pour un temps, de ce que les Indiens appellent sansara, c’est-à-dire cette vanité de la vie qui les empêche surtout de comprendre le sens vrai de l’existence. »

Alors nous apparaîtra toute la vanité de notre existence. Nous comprendrons la vérité du précepte du Christ : « Aimez-vous les uns les autres », car cet amour est en nous à l’état latent, et, seule, notre vie actuelle l’empêche de se manifester. Il deviendra le seul mobile de nos actions, et les vieilles formes de nos sociétés s’écrouleront pour faire place à une organisation nouvelle où trouveront enfin à se satisfaire les exigences de notre raison et de notre cœur.


ZOLA


Parfait. Mais n’oublions pas que si l’humanité, prise dans son ensemble, ne s’arrête pas pour réfléchir, comme le demande Tolstoï, chacun de nous trouve tour à tour son heure de méditation. Cela ne revient-il pas au même comme résultat ? Et puis, quel moyen pratique de procéder à cette sorte de grève universelle ? Comment la vie sociale pourrait-elle s’arrêter tout à coup ? On ne se l’explique pas.

Ensuite, comment Tolstoï comprend-il l’organisation future ? Car, quoi qu’il en dise, avant de pousser l’humanité dans une voie nouvelle, il faut savoir où elle mène. Donner simplement pour base de cette organisation le précepte du Christ : « Aimez-vous les uns les autres », c’est, sinon une plaisanterie, du moins une solution tellement vague qu’elle échappe à toute discussion.

Chacun comprend à sa façon l’amour du prochain, depuis la charité des Vincent de Paul jusqu’aux violences les plus cruelles, comme la propagande de l’amour par les bombes des anarchistes. Encore, ces derniers ont-ils des idées qu’on peut discuter parce que, si fausses qu’elles soient, elles sont nettes.

Qu’est-ce, au juste, que ce non-agir que nous prêche Tolstoï ? Personne ne doit-il plus rien produire, ou bien le seul travail manuel doit-il être en honneur ? Dans ce cas quel travail manuel ? Car écrire des livres est encore un travail manuel. Est-ce faire des bottes ? Mais les bottes sont un luxe dont on peut se passer et dont une multitude de gens se passent en effet. Et puis, pour faire des bottes, ne faut-il pas une certaine dépense intellectuelle ?

Il critique la foi dans la science et rappelle la rhétorique et la scolastique dont personne ne s’occupe plus. Mais il oublie que l’antiquité et le moyen âge ne s’occupaient pas exclusivement de rhétorique ou de scolastique et que nous leur devons les éléments de toutes les sciences auxquelles nous nous adonnons pour notre plus grand avantage. D’ailleurs, en admettant même que toute étude soit vaine, l’esprit humain n’a-t-il pas besoin, comme le corps, d’un aliment pour ne pas s’atrophier ? L’humanité avance en tâtonnant. Elle a toujours tâtonné et tâtonnera encore. Est-ce une raison pour cesser d’avancer ? Le but de l’homme est le bonheur dans la vérité. Il travaille, il cherche par toute voie accessible, et s’il peut par ce travail et cette recherche trouver quelque satisfaction, le but est atteint. Qui peut se dire en possession de la vérité indiscutable ?

L’homme est ainsi fait qu’il change et se modifie selon le milieu dans lequel il vit. Chacune de ces modifications lui semble un progrès. Peut-être se trompe-t-il ; mais qu’importe, puisque la somme de travail dépensée jusqu’ici par l’humanité l’a amenée où elle est aujourd’hui. La civilisation et l’organisation sociale ne dépendent pas de telle ou telle volonté ; c’est par un progrès lent qu’elles se produisent, et c’est par ce même progrès que pourront se faire des changements ultérieurs. L’homme aimera-t-il davantage son prochain, dans l’avenir ? C’est ce que nous ignorons. Ce que nous savons, c’est que la nature humaine ne peut être changée en un jour, comme le rêve Tolstoï. C’est pure chimère.

Voyez-vous, quand je vois un homme d’un aussi grand et réel talent dépenser ses dons en des rêveries qui nous font regretter le style imagé et limpide des romans auxquels il doit sa véritable gloire, je ne puis m’empêcher de songer à cette admirable lettre que Tourguéneff lui écrivit de son lit de mort :


« Cher Lev Nicolaiévitch,

» Je ne vous ai pas écrit depuis longtemps, parce que j’étais et je suis, pour parler sans détours, sur mon lit de mort. Guérir, je ne le peux et ne dois pas même y penser. Je vous écris pour vous dire seulement combien je suis heureux d’avoir été votre contemporain, et pour vous exprimer ma dernière, ma sincère prière : Mon ami, revenez à l’art ! puisque c’est un don qui vous vient d’où tout vient. Ah ! combien je serais heureux, si je pouvais croire que ma prière serait entendue ! Quant à moi, je suis un homme fini. Les médecins ne savent même pas comment appeler ma maladie : névralgie stomacale goutteuse. Ni marcher, ni manger, ni dormir… Mais quoi ! je suis las de répéter tout cela. Mon ami, grand écrivain de la terre russe, écoutez ma prière ! Faites-moi savoir si vous avez reçu ce billet, et permettez-moi de vous embrasser encore une fois, bien fort, bien fort, vous, votre femme, tous les vôtres… Je ne peux plus… je suis fatigué[1] !… »


TOLSTOÏ


Je sais bien qu’il est impossible d’arrêter brusquement tous les rouages de la vie sociale et de remplacer l’organisation actuelle par une organisation nouvelle, inventée immédiatement de toutes pièces. Ce que je voudrais, c’est qu’on cesse de considérer comme immuable l’ordre de choses dans lequel nous vivons et qu’on se pénètre de son immoralité. Pour cela, il suffit de s’affranchir des anciennes traditions et de renoncer à des règles et à des mœurs considérées aujourd’hui comme naturelles et morales.

Si je tiens à ce qu’on cesse de s’occuper de l’art, de la science, de la philosophie, de la sociologie, comme nous les comprenons aujourd’hui, c’est qu’ils nous leurrent et n’ont pas tenu leurs promesses. D’ailleurs, il n’existe pour moi qu’une science utile et véritable : celle qui pourra procurer au plus grand nombre la plus grande somme de bonheur possible ; tandis que toutes nos sciences n’ont pour résultat que le bien-être de quelques privilégiés. On est tellement pris dans l’engrenage de la vie, on attribue une telle importance à des choses futiles, la vanité tient une telle place dans l’existence, qu’on n’a pas le temps de songer à ce qu’il importe le plus : faire disparaître la souffrance physique et morale, cause de ruine et de décadence de l’humanité tout entière. Si même quelques rares penseurs s’arrêtent à ces questions, c’est toujours d’une façon tellement platonique et intermittente que leur voix se perd dans le bruit de l’agitation humaine.

Cessons de croire et de faire croire aux autres que l’Europe est la plus civilisée des parties du monde, que notre nation est la plus éclairée et la plus brillante, et qu’il n’y a rien au-dessus de l’école ou du petit cercle dans lequel nous brillons nous-mêmes. Voilà ce que je comprends par s’arrêter et réfléchir. Ce conseil, d’ailleurs, ce n’est pas aux petits que je l’adresse, mais surtout aux gouvernants et à ceux qu’on nomme des pasteurs d’âmes.

Nous sommes dans la situation d’un voyageur qu’a surpris une tourmente de neige. Il ne se dirige plus qu’au hasard et reconnaît enfin qu’il s’est égaré. Que doit-il faire alors, sinon s’arrêter et réfléchir pour retrouver sa route ? Celui qui lui conseillerait d’aller de l’avant serait semblable à ceux qui, nous sachant moralement égarés, nous crient : Marchez quand même !


ZOLA


— Tolstoï part de ce principe que l’homme est bon et que l’amour est en lui à l’état latent. C’est le principe de Rousseau, qui, comme Taine l’a démontré, a conduit à la Révolution et aux deux Empires.

Il dit que nous sommes égarés, et il pense qu’en nous arrêtant pour repartir sur une nouvelle voie, nous ne nous égarerions plus. Qu’en sait-il ? Les circonstances et l’homme lui-même ont fait la société telle qu’elle est. La science n’a pas tenu ce qu’elle promettait ; mais obtiendrons-nous de meilleurs résultats, lorsque nous recommencerons, puisque c’est encore l’homme qui créera la science ? Je veux bien croire que notre progrès tend vers le bien. C’est une idée consolante. Mais si nous devons y parvenir, ce ne sera que par une évolution lente et non par des recommencements. On ne revient jamais en arrière. C’est une loi biologique à laquelle on ne peut se dérober sous peine de mort. Il est impossible de s’arrêter pour recommencer ; on ne peut que se transformer peu à peu.

Tolstoï ne fait pas le procès de tel peuple ou de telle organisation sociale, il fait celui de l’humanité tout entière, de l’homme en général. En admettant même, ce qui est impossible, que l’homme pût s’arrêter et reconnaître l’erreur du passé, il repartirait bientôt sur une nouvelle voie, mais pour s’égarer de nouveau, puisqu’il s’est toujours égaré jusqu’ici.

Pour moi, avec mon cerveau de Latin, je ne peux comprendre ces spéculations métaphysiques. Cet éternel recommencement tourne vraiment à la chanson du Petit Navire.


FIN
  1. Dernière lettre de Tourguéneff, écrite au crayon, sans date et sans signature, quelques jours avant sa mort.