Zoloé et ses deux acolythes/9

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De l’imprimerie de l’auteur (p. 81-100).

Évènemens du Bal.


Lopiniâtreté que ces nouveaux amans avaient mis dans leurs attentions, avaient empêché les trois amies de prendre aucune part à ce qui s’était passé dans les autres parties de la maison. Je suis excédée de fatigue, dit Zoloé en se jetant sur le duvet d’un moëlleux ottomane. Lauréda s’y place nonchalamment à ses côtés. — Tu conviendras, ma chère, que notre étoile nous a mal servies cette soirée. Pourquoi, s’il vous plait, répond Lauréda ? est-ce que ton Italien ne promet pas beaucoup ? — Oui, assez ; mais cela est d’un monotone ! pourquoi aussi cette obstination à diriger tes pas dans les endroits les plus isolés ? Oh ! tu conserves le goût de ton terroir ? et cette folle de Volsange avec son illustre Bréton, n’en est-elle pas déjà aux préliminaires ! sachons au moins à quoi nous en tenir sur les amusemens de tes invités. Lise, sonnez la Tour. La Tour paraît. Eh ! bien, drôle (expression d’amitié dont on honore les laquais favorisés), as-tu bien employé ton tems au bal ? — Parfaitement, madame. — Combien de bancs de gazon ont-ils gémi sous le poids de ton amour ? — Aucun, madame. Je ne me suis occupé que des événemens. Comment des événemens ? — Certainement, et tout le monde en a fait de même. La danse n’a pas duré trois heures. Madame ne s’est pas absentée, sans doute ? — Vraiment non, mais la migraine m’a conduit à l’écart ; d’honneur, je ne me suis nullement occupée des plaisirs. — Vous ignorez donc ?… mais non, j’allais vous ennuier. — Je ne sais rien, ni Lauréda, te dis-je, parle. — Cette pauvre Gelna ! beaucoup la plaignent, mais plus en rient. Elle était au bal, parée comme une madonne, riche comme une boutique de jouaillier juif. Ses trente mille francs de pierreries jetaient un feu qui éblouissait, éclypsait, dépitait toutes les belles. En valsant, pirouettant avec un danseur mal-adroit, la petite fait une chûte et s’évanouit. Mamamouchi accourt avec ses sels. Le danseur l’écarte et prétend qu’il faut de l’air et rien de plus. Il la soulève et l’emporte avec vélocité dans le bosquet. Les ronds se reforment, on continue à danser. Mamamouchi se hâte inutilement de suivre sa sultane. Le danseur robuste et alerte s’est enfoncé dans l’épais du bois. Le mouvement, l’attouchement des feuillages humides de rosée raniment les esprits de Gelna : elle veut s’écrier. — Comment, madame ? me faites vous l’injure de me prendre pour un brigand ? Je m’empresse de vous procurer tous les secours ; et vous allez croire que je m’insurge contre votre honneur ! vous en multipliez trop les preuves chaque jour, pour que j’ose y attenter. Calmez-vous : un peu de repos va vous rendre à la société qui ne saurait longtems se priver de vos charmes.

Tout en l’adulant ainsi le galant gagnait du terrein. Enfin le voilà dans un coin très-écarté dont il connaissait apparamment l’isolement. — Bon, asseyons-nous, ma reine, et surtout point de bruit. Combien tu m’as ravi, mon ange, dans cette délicieuse soirée ! car c’est toi, je te reconnais ; il y a longtems que nous avons fait ensemble nos premières armes. — Ah ! vous êtes l’un des héros de la pièce, et nous datons de vieille connaissance ! À merveille. Qui vous a dit, monsieur, que je partage le déshonneur de cette orgie ? — Le public, madame, mes yeux, votre son de voix, votre taille, et mieux encore cette ivresse dans la jouissance, ce ravissement, ce talent unique à faire renaître, prolonger la volupté, à la porter dans tous les sens ! Ah ! je t’en Supplie, répétons sur cette herbe tendre un des rôles intéressans de cette nuit éternellement présente à ma mémoire. — Non, dis-je, non. Vous abusez de ma faiblesse ; mais ne la poussez pas à bout. — Ni les prières, ni les larmes, ni les menaces, rien ne peut contenir la fougueuse ardeur de l’assaillant, il la renverse sur le dos. La flèche va frapper la victime. Que dis-je ? l’inflexible Gelna devient elle même le sacrificateur ; elle perce de son poignard, du poignard enrichi de diamans qu’elle portait à sa ceinture comme les sultanes, l’aiguillon dirigé sur elle.

Le malheureux tombe à demi-mort sur le trône même du plaisir. Bientôt revenu de son évanouissement : cruelle ! que t’ai-je fait que de t’aimer excessivement ? as-tu bien eu le courage de me priver du seul organe qui me fit encore chérir l’existence ? Achève-moi, ôte-moi le soufle de vie inutile à la quelle ta barbarie m’a réduit. Hélas ! je le vois, le ciel tôt ou tard accomplit ses oracles : j’ai pêché, et c’est sur l’instrument même du péché qu’il exerce sa justice. Miséricorde ! quelle angoisse, je me meurs ! Pacôme, infortuné Pacôme, c’était lui-même, à quelle triste fin t’a réservée la vengeance divine ! — Ô ciel ! Pacôme !… Pacôme, ce vil corrupteur de l’innocence, ce ministre prévaricateur qui le premier m’initia dans les mystères du crime, qui affermit mes pas timides dans l’habitude du vice, qui étouffa mes scrupules et m’apprit à ne rougir de rien ! — Lui-même, sois satisfaite, je t’ai offensé et j’expire par tes mains. — Ô vis, je ne demande ni ton sang, ni ta mort. Voilà de l’or, voilà des bijoux, tout ce que je possède, qu’ils servent à prolonger tes jours. — Vains secours ! le coup mortel m’unit à l’éternité. Adieu. Un instant après, il expire dans les convulsions les plus horribles. Gelna a été ramassée sans connaissance à quelque pas de ce tragique événement. C’est d’un de ses gens que je tiens ces détails, elle paraît affectée au dernier point. Elle ne veut admettre ni Mamamouchi, ni le plus ancien de ses favoris pour la consoler. On craint que la belle ne renonce à la société et n’aille pleurer au loin sa vertu sacrifiée et son homicide.



La marquise de Mirbonne apprêtait à rire pendant cette catastrophe lugubre. Follement éprise d’un débutant à la comédie italienne, elle le traînait partout en triomphe. Fière d’avoir à ses côtés le bel histrion, et celui-ci, bouffi de l’honneur qu’il avait d’être le Sigisbé d’une marquise, ils ne se quittaient pas d’une minute. Point de danse cette fois. On veut être tout entière à son idole. La promenade est magnifique ; les allées sont d’un sombre propice aux larcins amoureux. Une petite grote par ci, un berceau bien fouré par là, que de reposoirs pour l’amour ; très-bien ! Mais en femme d’expérience, un peu d’exercice développe les esprits, donne de l’énergie au physique, le féconde, le double, le triple, que sait-on ? allons, mon ami, une partie de balançoire ; et la voilà avec son Adonis, poussant en avant, en arrière, haut, plus haut encore, se levant, s’allongeant, se baissant, élançant son corps, approchant genoux contre genoux, les éloignant, rendant mouvement pour mouvement, saut pour saut. Grand cercle de spectateurs à lorgnettes, sur la place. Mais l’admirable invention pour les dames que des caleçons ! et qu’est-ce que l’apperçu de la superbe tournure d’une jambe, d’une cuisse, auprès du voisinage… vous m’entendez ; revenons. Nos balançeurs sautent tant et si bien, et si fort, qu’un coup de jarret du jeune homme animé par le jeu, brise l’une des cordes qui suspendaient la nacelle, le voilà en bas, et la marquise élancée en l’air qui s’échappe en diagonale, comme une fusée, et qui tombe à la Garnerin, en parachûte de jupons. Oh ! là-la ! oh ! là-là ! elle est perdue ! une si belle femme ! et tous les bras se jètent en l’air pour la sauver. Un homme dont la stature et les muscles saillans annoncent la mâle vigueur, ferme comme une colonne, allonge la main, saisit le corps gagnant au plus vîte le centre de gravité et l’arrête à deux pieds de terre comme une poupée. Cet homme, vous le devinez sans doute, est le robuste Parmesan.

Parmesan au bal ! pourquoi non ? vous avez donc **oublié que le fameux souper avait fourni, pendant vingt-quatre heures, matière aux conversations de toute la ville ; que la marquise, malgré le démenti solemnel du vicomte de Sabar, n’avait pu dissuader le public, injustement prévenu, qu’elle y était l’une des figurantes ? Parmesan a des oreilles comme un autre, un estomac qui digère vîte, des sens faciles à enflammer, et pourtant longtems affectés. Pouvait-il ne pas desirer vivement de connaître l’heroïne à laquelle il était redevable d’un souper délicieux et d’une séance de plaisirs savourés avec une ardeur impossible à décrire ? la curiosité l’avait conduit là. Le même motif y avait fait courir l’imprudent Pacôme. Ivre de son amour, celui-ci avait osé se donner en spectacle, en dansant avec la divinité qu’il s’imaginait être celle du temple de Cythère. Mais les dieux de la terre ont leurs caprices comme celui du ciel. Un feu lent et favorable consume l’offrande d’Abel ; elle est agréée du seigneur : celle de Caïn est devorée par la foudre et rejetée. Ainsi fut le téméraire Pacôme. Puisse Parmesan ne pas éprouver sa déconvenue !

Il dépose dans un fauteuil la partie matérielle de la marquise, car pour ses esprits, ils s’étaient envolés dans les régions inconnues. Debout devant elle, et une foule d’empressés bourdonnant mille questions : Est-elle ? blessée vit-elle ? lui a-t-on administré des secours ? délacez ce corset, dit un vieux célibataire, à l’œil lascif. Ses hanches sont trop sérrées, ajoute un petit mutin à habit juponné, à pantalons de matelot, à moustaches de sapeur. Ma parole, c’est là le mal, en étendant la main pour prêter son ministère. — Bien, mon petit mignon, lui dit Parmesan, en lui secouant une chiquenaude sur les doigts. — Le brutal ! il m’a brisé les os ! ahi ! ahi ! ahi ! — C’est bien fait, s’écrient les uns ! — C’est affreux, s’écrient les autres. — Un si tant joli jeune homme, ajoutent les dames ! le voilà estropié peut-être. Qu’on saisisse le drôle ! et le drôle paraît de marbre. La fermentation augmente. Qui, quoi, quel accident ? une femme tuée, un homme assommé ! un capucin assassiné ! plus de danse, on accoure sur la place. On se presse, on se heurte ; c’est une confusion pire qu’une séance législative du soir. Éloignez-vous, messieurs, retirez-vous, mesdames, s’écrie envain Parmesan d’une voix de tonnerre. Vous l’étouffez. Ce n’est rien que de la frayeur. À ce tumulte, à ces cris de Stentor, la belle ouvre enfin les yeux. Messieurs, je n’ai point de mal, un peu d’air. Quelqu’un m’a sauvé la vie, ajoute-t-elle avec des yeux qui interrogent les spectateurs. — Le voilà, répond un ancien militaire, c’est-ce brave citoyen. — Quoi ! c’est vous, monsieur ! en toisant de la tête aux pieds le sauveur. Il me semble que ce n’est-pas le premier service que ma gratitude doit reconnaître, monsieur. — Ah ! madame, répond Parmesan avec feu, ne parlez pas de récompense, elle est dans mon cœur. Il n’est rien qui vaille le bonheur d’avoir pu vous être utile. Il n’est personne ici qui n’envie mon étoile. — Vous êtes bien obligeant, monsieur. Donnez-moi la main, ajoute-t-elle d’un ton extrêmement touché, je voudrais rejoindre ma voiture. Et voilà Parmesan qui fend la presse, fier comme un triomphateur romain.

Le flot des curieux s’amoncèle sur le passage. On se demande quelle est cette belle femme, quel est l’homme superbe qui l’accompagne. Les lis de la pâleur avaient remplacé l’incarnat qui colorait les joues de la marquise, et ajoutaient à l’intérêt qu’inspire une très jolie figure. Parmesan avait le teint animé et un air de satisfaction qu’il était impossible de ne pas remarquer. Le joli petit maître, favori en titre avant l’échappade de la balançoire, suivait en silence : la plus sombre jalousie était peinte dans tous ses mouvemens, et lui donnait une physionomie bouleversée et presque hydeuse. — Oubliant la foule tumultueuse qui s’étouffait pour la voir, la marquise dit à son cavalier : Par quel heureux coup du sort, monsieur, se fait-il que vous vous soyez rencontré là pour me sauver ? sans vous, meurtrie et disloquée, je n’existerais que pour les douleurs. Combien je me félicite dans mon accident d’avoir pu intéresser un si aimable homme. — Vous me flatez infiniment, madame. Peut-on vous voir, et ne pas épouser vos peines et vos plaisirs ! je vous dois même plus que vous ne feignez de le croire, — Point de complimens, monsieur ? ils ne m’apprennent pas à qui je suis tant redevable. — Ah ! madame, pourquoi vous obstiner à vous dérober à ma vive reconnaissance : Accordez-moi, je vous supplie, de déchirer le voile sous lequel vous voulez vous soustraire à mon tendre souvenir. Ne sais-je pas que c’est à vous que je dois le bonheur le plus ravissant, le plus complet qui ait jamais embelli mon existence ?… — Que signifie ce langage, monsieur ! de qui parlez-vous ?… le service que vous m’avez rendu, vous permet-il de m’offenser ? si je ne craignais le ridicule, croyez que je vous punirais sur le champ de votre lourde méprise et que je vous apprendrais à réprimer votre indécente familiarité. — Ô ciel ! moi vous offenser ! je donnerais ma vie entière pour vous épargner un soupir. Permettez-moi de vous accompagner jusqu’à votre hôtel et de me justifier… Et les voilà à la porte du jardin.

C’est bien elle, dit quelqu’un qui s’approchait. — Mais, oui, répond un autre ; la marquise de Mirbonne ! Quel est le cavalier de bonne mine qui l’escorte ? — Ne me trompé-je point ? non, ma foi : c’est mon Froteur. Certes, la rencontre est charmante, ajoute le curieux en éclatant de rire ! ce trait plaisant manquait à l’histoire de la joyeuse soirée. Approchons, mon ami, félicitons la jolie Froteuse.

— Bon soir, belle marquise ! — N’est-ce pas Mirval, en le cherchant des yeux ? Bon soir, chevalier, vous ne faites que d’arriver ! — Tout à l’heure, madame, le vicomte de Sabar m’a retenu. — Ah ! vicomte, je ne vous appercevais pas, ces illuminations donnent une fausse lumière qui trompe les yeux. — Cela est vrai, ajoute Mirval en appuyant ; tenez, je ne reconnaissais pas mon Froteur. Eh ! bon soir, mon ami. Diable ! je ne suis plus étonné que tu négliges mes appartemens. Monsieur préfère les grands plaisirs à ses pratiques, et les pratiques préféreront l’homme assidu a Parmesan. — Monsieur, répond celui-ci outré de l’impertinence, je ne vous dois pas compte de ma conduite. Le respect que je voue à madame ne me permet pas d’autre explication. Et s’approchant de l’orgueilleux juponné, chacun aura son tour. Vous me rendrez raison de votre provocation, ou je vous froterai les reins. S’adressant à la marquise : Je ne saurais, madame, vous remettre en de meilleures mains… Souffrez que je me retire. Il la salue et pétrifie le déconcerté Mirval par un regard terrible. Celui-ci ne se piquait pas d’intrépidité ; l’autre en avait donné des preuves honorables, dans un tems où l’on faisait un crime de la reconnaissance. Il avait osé se mettre entre l’autorité qui régnait alors et l’innocence opprimée, et la défendre, la sauver au péril de sa vie. Ce courage vaut bien celui d’un insolent fanfaron ; il porte un cachet qui fait trembler le lâche.