Le Tour du Léman/36

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 343-363).


XXXVI

Chez les Sauvages du Léman.




Yvoire, — 29 sept.

Pour le coup voici un épisode bon à raconter, une aventure sinon fort intéressante, du moins qui ne manque pas d’une certaine originalité.

Je commence :

La journée était fort avancée quand je descendis des ruines de Langin ; néanmoins je résolus d’aller coucher à Yvoire, ancien village sur une pointe de rochers sablonneux, qui porte son nom et s’avance dans le lac. Je passai presque au pied du coteau de Boisy, tapissé des vignobles de Crépy qui produisent le meilleur vin blanc de la province ; le soc de la charrue a mis à découvert sur cette éminence des tombes allobrogiques, — ce qui n’a rien de surprenant, car les Gaulois choisissaient toujours, comme tu sais, le sol des monticules pour leurs sépultures. — De là, j’ai traverse très rapidement une plaine nue et aride et me suis retrouvé sur la grande route du Simplon.

Comme j’entrais dans le bourg de Douvaine, les douaniers sardes m’ont arrêté pour procéder à l’examen minutieux de mon linge et de mes hardes, qu’ils ont froissés et mis en désordre, suivant l’usage.

J’avais sous le bras le volume des nouvelles de Mme de Souza, édition Charpentier ; un de ces messieurs s’en saisit, l’ouvre et se met à épeler :

— S, o, u, sau, z, a, sa, Saussa... Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Vous le voyez, ai-je répondu, c’est un livre.

Un autre gabeloux aux mains sales prend le volume sens dessus dessous, imprime ses doigts sur la couverture jaune et essaie de lire.

Puis on délibère en jargon moitié français, moitié piémontais, et on me demande si c’est un mauvais ouvrage ; je réponds qu’il contient les sermons du révérend de Souza, évêque de Tombouctou, — et le livre m’est rendu fort respectueusement.

Il faut te dire, ami, que les douaniers sardes, presque tous complètement illettrés, ont aussi pour consigne d’examiner les livres des étrangers et d’empêcher l’introduction de ceux qui contiennent des idées libérales et anti-catholiques.

Ces malheureux, qui veulent remplir consciencieusement leurs devoirs d’examinateurs, se trouvent dans la situation embarrassante d’un aveugle de naissance à qui I’on demande son opinion sur les couleurs.

Je savais cela et voulus m’égayer, in petto, à leurs dépens.

Je me remis en route me croyant débarrassé de toute exhibition importune.....

Ah ! bien oui !

À l’autre extrémité du village, un carabinier m’aborde, — très poliment, je dois le dire, — et me fait entrer dans son corps-de-garde où il fallut montrer mon passe-port, qui fut dûment visé, enregistré et embelli de l’empreinte d’un timbre rond portant la couronne royale et ces mots :

Carabinieri reali : Stazione di Douvaine.

Le carabinier écrivit au-dessus :

Vto buono per Thonon,
Benza,
2d Br.

Ainsi les Savoyards n’ont pas même un gouvernement qui parle leur langue maternelle !


Cette formalité une fois remplie, je pus m’éloigner... Mais ce n’est pas là l’épisode que je t’ai annoncé en commençant ma lettre.

À Filly, j’ai trouvé la campagne plus fraîche et plus riante qu’à Douvaine, et j’ai passé devant une grande ferme dont les bâtiments doivent avoir été ceux d’un prieuré de chanoines réguliers de l’ordre de Saint-Augustin, qui dépendait du couvent d’Abondance, et qui fut sécularisé par les Bernois à l’époque de leur invasion et de leur occupation.

Les gens d’église, — à l’exception des Chartreux, — ont toujours choisi pour les fondations monastiques de grasses terres, de riches et agréables lieux : il leur fallait des rivières, des étangs ou des lacs pour avoir du poisson en abondance, de bonnes vignes pour les besoins de la messe, des forêts pour avoir du bois et du gibier, des pâturages pour entretenir des troupeaux et ne manquer jamais de viande, de laitage et de laine.

Leur détachement des joies sensuelles, leur renoncement aux douceurs de la vie me sont fort suspects. Se retirer entièrement du monde me paraît apathie coupable, lassitude égoïste, défaillance, faiblesse et lâcheté, car c’est se retirer du tumulte, de la mêlée furieuse des intérêts rivaux, des agitations et des malheurs.

Un moine est vraiment fort à plaindre ! Sa subsistance est assurée, il peut compter, pour le reste de ses jours, sur le vivre et le couvert, il sait qu’à moins de grands bouleversements dans l’État il mourra en paix au fond de sa calme retraite, ses devoirs se bornent à l’oraison, à la méditation, à des pratiques prescrites par la règle... Tu me répliqueras qu’il prie pour ses frères ; mieux vaudrait que comprenant les obligations humaines, la volonté de Dieu, le vœu de la nature, le but de la société, il se rendît réellement utile à ses semblables en s’adonnant à un art, à une profession, à une industrie, à un métier.

Il y a eu pourtant des moines purs, instruits, laborieux, sobres, continents, — mais l’espèce fut bientôt perdue : — les uns défrichaient les landes et les forêts, desséchaient les marécages, propageaient le christianisme et le goût de l’agriculture, préparaient la civilisation ; les autres nous conservaient les trésors poétiques et historiques de l’antiquité, écrivaient les faits de leur temps, se livraient à de patientes et profondes recherches, à de savants commentaires ; d’autres enfin se vouaient au rachat des prisonniers... Mais c’étaient là des ordres exceptionnels au milieu de mille congrégations mendiantes, fainéantes, ignorantes, avides des biens temporels sous une grande affectation de désintéressement, formées d’hommes orgueilleux sous une apparence d’humilité, satisfaisant leur sensualité tout en feignant de vivre dans une dure abstinence, riches et criant toujours misère, heureux en réalité, et voulant faire croire qu’ils s’imposaient une existence de misères pour mériter l’éternel bonheur.

Au village d’Esserenex j’ai remarqué une petite église portant cette inscription :

Pèlerinage à Saint-Symphorien.

Puis, après avoir traversé des prairies sablonneuses, grisâtres, en pente, ombragées ça et là de touffus châtaigniers sombres, j’ai atteint Yvoire à la tombée de la nuit.

L’extérieur de cet endroit m’a plu et m’a reporté aux temps féodaux, j’ai vu une muraille d’enceinte haute, brunie, crevassée, rude, où serpentent de vieux lierres et deux tours-portes carrées, sourcilleuses, béantes, aux faîtes ruinées, l’une regardant Douvaine, l’autre Thonon.

C’est par celle-ci que je suis entré dans ce vieux bourg qui n’a peut-être pas son pareil.

Figure-toi un ramassis de laides cahutes élevées sur un terrain en pente, tourmenté, rocailleux, qui descend au lac ; les rues, — si l’on peut donner ce nom à des passages nauséabonds, à peu près impraticables, — servent de rigoles à l’eau des fumiers ; les plus apparentes de ces masures ressemblent à des loges à porcs, la fumée en sort par des portes basses ; bêtes et gens vivent pêle-mêle, mangent et boivent au même pot, grouillent dans d’étroits et fétides réduits ; là toute chose est repoussante, difforme, et pue la misère, — c’est un cloaque de malingreux et de crétins.

Je n’aurais jamais imaginé si sordide agglomération d’hommes incivilisés au cœur de l’Europe, à une lieue et demie tout au plus des côtes si avenantes du canton de Vaud, presque aux portes de Genève, une des villes les plus propres du monde ! Imprudent touriste ! je me suis aventuré, — sur la foi d’un nom élégant et de bon augure, d’un nom éminemment fallacieux, — dans le plus exécrable des villages.

Je descendis au rivage croyant y trouver un quai, un port, une auberge au moins.

Mais rien de tout cela.

Les chaumières s’avancent jusqu’au bord du Léman que souillent les immondes ruisseaux de quelques ruelles. Au milieu de ce désordre de chaumières surgit une terrasse assez haute, battue par les vagues et portant l’ancien château du lieu ; c’est une masse de pierre parfaitement carrée, grisâtre, sans toit apparent, et montrant aux quatre coins de sa plate-forme les supports d’autant de petites tourelles, écroulées sans doute depuis longtemps.

Cette lourde, morne et solide construction, qui n’a que fort peu de fenêtres, espèce de vigie guerrière, produit, du lac, le plus pittoresque effet.

Un littérateur genevois, M. James Fazy, en a fait le théâtre d’une histoire romanesque où il est parlé, je crois, des amours et des expéditions d’un Jean d’Ivoire Bras-de-Fer, châtelain-pirate, écumeur du Léman.

Comme je remontais vers les portes du bourg, tout désappointé, harrassé, ne sachant où aller, je vis passer le curé de l’endroit ; c’est un homme gros, trapu, rubicond, il retroussait à deux mains sa soutane jusqu’aux genoux et franchissait les bourbiers et les tas d’ordures avec une légèreté qui décelait une vieille habitude de cette gymnastique et excita à la fois mon admiration et mon hilarité.

J’oubliai un moment en le regardant courir la misère de ma situation ; le saint homme paraissait très pressé, — je conjecturai que son souper l’attendait.

Il faisait presque nuit.


J’avisai un homme qui rabotait une planche sur le seuil de sa maison, et je l’abordai.

— Seriez-vous assez bon pour m’indiquer un hôtel ?

L’homme se mit à me rire au nez :

— Il n’y a pas d’hôtel ici.

— Une auberge.

— Il n’y a pas d’auberge.

— Un cabaret.

— Vous en trouverez un au bout de cette rue.

Je remerciai le menuisier et me rendis au gîte qu’il me montrait ; on y parvenait par un escalier de bois à balustrade plaqué contre la façade ; une branche de sapin pendait en guise d’enseigne, suivant l’usage campagnard, au toit dont le bord était très large.

Dès que j’eus mis les pieds dans ce lieu étroit, peu aéré, affreusement malpropre, je sentis des fourmilières de puces faire l’ascension de mes jambes, et des nuées de mouches vinrent bourdonner à mes oreilles.

Un homme soufflait un feu de ronces sèches avec un long tube de fer terminé par une petite fourche, une lampe à bec en cuivre était pendue à un gros clou et noircissait la muraille.

— Qu’avez-vous à me servir pour souper ? demandai-je à l’hôtesse qui me regardait d’un air hébété.

— De la soupe et des œufs, dit-elle, faut-il vous en faire cuire une douzaine ?

La proposition m’effraya et j’en inférai que les habitants d’Yvoire sont doués d’un appétit pantagruélique.

J’étais sûr de ne pas mourir de faim.

Il ne s’agissait plus que de prendre une détermination au sujet de l’apprêt des œufs.

Cela me parut si grave que je voulus y réfléchir quelques minutes à tête reposée ; je me bornai donc, pour le moment, à demander du potage, et l’on me fit passer dans une autre petite pièce.

Je m’assis au bout d’une table occupée par quelques buveurs qui ressemblaient plutôt à des animaux qu’à des êtres humains, dont le langage était une sorte de grognement inintelligible, le patois un idiome des plus barbares, et l’on me servit mon potage...

Devine dans quoi ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans un étroit pot-à-l’eau de terre brune !...

Ne prends point ceci, cher Émile, pour une folâtre imagination.

Je fouillai au fond de cette assiette à soupe d’un nouveau genre et ne pus en tirer que des mouches, je me versai un verre de vin... encore des mouches... il y en avait partout, même dans l’air que je respirais.

Inutile d’ajouter que je fis emporter le potage et le vin, et cela avec une humeur fort légitime.

Il me restait à demander des œufs, j’agitai donc par devers moi la question importante de leur assaisonnement, ma détermination fut bientôt prise.

Je n’eus pas un instant la pensée de demander :

Des œufs sous forme d’omelette,

Des œufs sur le plat,

Des œufs brouillés,

Des œufs au beurre noir,
par crainte des mouches qui n’auraient pas manqué de s’y amalgamer.

Quant aux

Œufs farcis,

Œufs au lait,

Œufs à la tripe,

Œufs à la neige,
le même inconvénient se fût présenté, à supposer que ma rustique et idiote hôtesse eût su les apprêter ; — chose très peu probable. — Le résultat de ces judicieuses et sages réflexions fut la demande de deux œufs à la coque ; j’évitais par là des mouches et me croyais certain de souper.

Mais comment lutter contre le sort... il était écrit que je ne souperais pas ce soir-là. On m’apporta des œufs gâtés.....

Je faillis douter de Dieu et m’abandonner au désespoir.

Mon estomac dut se contenter bon gré mal gré, pour ce soir, d’un morceau de fromage sec de la vallée d’Abondance, — dont, par précaution, je grattai avec mon couteau toute la superficie, — et de quelques noix fraîches.

Tout en les épeluchant, je songeais au Puer, abige muscas ! des rudiments de collége ; je suis certain que j’avais la mine d’un homme qui prend la mouche, et si je me fusse mis en colère il eût été oiseux de me demander :

— Quelle mouche vous pique !

Tant bien que mal j’assouvis ma faim, et me sentant brisé de fatigue, — j’avais fait cinq lieues, — j’appelai l’hôtesse et lui demandai un lit.

— Il n’y en a jamais eu chez nous, me dit-elle effarée, nous sommes trop pauvres... Si vous voulez aller dormir à la grange vous aurez de la bonne paille.

— Est-elle bien close ? car il fait froid ce soir.

— La paille ?

— La grange !

— Non, monsieur.

C’en était trop !... j’avais épuisé toute ma résignation pour le repas, il ne m’en restait point pour le coucher...

Je me souvins alors de ces deux vers de je ne sais plus quel ancien opéra-comique :

        Qu’on est heureux de trouver en voyage
        Un bon souper et surtout un bon lit !

Ce et surtout me sembla d’une parfaite justesse dans la conjoncture présente.

Infortuné ! je ne trouvais ni l’un ni l’autre.

Quoi ! pas même une paillasse, pas même un grabat... Excentrique et affreux village d’Yvoire ! Qu’avais-je donc fait au ciel pour qu’il m’y amenât ! Quelle absurde fantaisie d’avoir poussé jusqu’ici, quand Douvaine m’offrait plusieurs hôtels d’assez bonne figure.

Il était tombé de la neige sur les montagnes, un vent glacé soufflait du lac, je ne me sentais donc nullement disposé à passer la nuit sous un hangar ouvert à tous les vents, en compagnie de sales rustres, — un entomologiste seul eût pu y consentir par amour pour la science.

L’heure, la fatigue, la distance ne me permettant pas de rebrousser chemin jusqu’à Douvaine, j’avisai au parti que je devais prendre.

Le plus sage qui me vint à l’esprit, cher Émile, te semblera probablement un peu fou ; je le pris sans hésiter.

Il était huit heures.

Je me lève brusquement et demande ceci à l’hôtesse :

— Y a t-il dans le village de bons bateliers ?

— Oui, monsieur.

— Envoyez-en chercher un de suite, dites qu’on me l’amène sans retard.

Cela fut fait.

Je vis bientôt entrer un vieux pêcheur à cheveux blancs, mais qui me parut vigoureux.

— Approchez, mon brave homme... or ça, il s’agit de prendre votre meilleure barque et de me mener coucher en Suisse ce soir.

— Diable ! c’est bien tard[1].

— Vous serez payé en conséquence... Que demandez-vous pour la traversée ?

— Dix ou onze batz au moins, si vous voulez que je vous mène à Nyon.

— Vous me mènerez à Rolle.

— La distance est plus grande...

— Je le sais ; votre salaire sera plus grand.

— Monsieur, je ne me charge pas de vous conduire à Rolle par le temps qu’il fait.

— Eh ! bien, conduisez-moi à Nyon.

— Je vais préparer ma barque, déplier ma voile et prendre de bons avirons.

— Faites diligence, mon brave homme.

Le pêcheur me le promit, c’est pourquoi je l’attendis une grande heure et demie pour le moins.

Au bout de ce temps il me dépêcha son fils qui devait ramer avec lui, je descendis à la rive et m’embarquai.

Le lac était houleux et d’un gris terne, le ciel noir et le vent assez fort.

Je m’étendis tout de mon long sur un banc, je pris pour oreiller mon havre-sac, et m’enveloppai de mon manteau.

La traversée dura deux heures, je n’ouvris presque pas la bouche, et restai dans un état de somnolence produit par la fatigue, le bruit régulier des rames et les rêveries où me jetait cette navigation nocturne et insolite ; j’éprouvais une sorte de vertige quand, baissant la tête, je voyais se succéder avec rapidité les vagues du lac qui nous ballottaient, et quand, la levant, je contemplais celles du firmament, c’est-à-dire les nuages qui se pressaient aussi dans l’Océan de l’infini, de l’incommensurable !

Ce que j’éprouvais n’a pas de nom ; mon imagination galopait la bride sur le cou, par moment, à travers le domaine sans borne et sans forme arrêtée des choses fantastiques.

Alors je me réjouis de mes mésaventures et j’en remerciai le ciel ; sans elles je n’aurais pas traversé le lac la nuit, par un gros temps, sous un ciel sinistre, dans une grande embarcation de pêcheur savoyard.

À quelque chose malheur est bon.

Il ne faut jamais se presser trop de maudire le destin.


Onze heures venaient de sonner quand nous prîmes terre à Nyon, en pays civilisé.

Autre embarras :

Il n’y avait pas un chat dans les rues, pas une lumière aux fenêtres, ce fut vainement que nous allâmes à la porte de plusieurs hôtels ; personne ne nous entendait ou ne voulait sauter à bas du lit.

Enfin la maîtresse de l’auberge de la Navigation, qui était sur le point de se mettre entre deux draps et de coiffer sa chandelle d’un éteignoir, voulut bien me recevoir quand nous eûmes parlementé avec elle par un trou de serrure.

Je fis boire une bouteille de vin à mes rameurs, et je les congédiai en leur recommandant de revenir le lendemain matin (c’est-à-dire aujourd’hui) pour me ramener en Savoie, leur promettant une double gratification s’ils arrivaient à Nyon avant dix heures.

J’eus une chambre très propre, un bon lit, et je ne fis qu’un somme jusqu’au jour.

Les pêcheurs ont gagné le salaire promis conditionnellement, à midi j’étais de retour chez les sauvages.


Avant de mettre pied à terre j’ai fait stationner la barque en vue du château d’Yvoire, que je suis parvenu à dessiner tant bien que mal.

Les oscillations de la chaloupe ont augmenté beaucoup la difficulté de mon travail.

Ayant débarqué, j’ai essayé de reproduire sur le papier une des deux portes ruinées du bourg que j’avais vues hier à la brune, et qui ont vraiment une physionomie des plus farouches, des plus désolées, et toute l’arrogante hardiesse des constructions féodales.




Ayant appris que M. le baron d’Yvoire, qui habite ordinairement Thonon, était venu passer la journée dans son vieux manoir, je me suis présenté à lui pour obtenir la permission de le visiter. Il m’a reçu de la façon la plus affable et a voulu prendre la peine de m’accompagner partout.

J’ai vu, grâce à lui, dans un cabinet voûté le fameux bras de fer : il paraît que le chevalier auquel il appartenait était manchot, et le faisait adapter à sa cuirasse quand il montait à cheval ; une espèce de crochet ou de doigt servait à tenir la bride.

C’est une curieuse antiquité.

Ensuite le vieux baron, qui a une figure patriarcale et empreinte de bonhomie, a pris dans un tiroir et a déroulé un assez grand morceau de soie blanche que j’ai examiné avec intérêt ; il est imprimé, blasonné aux armes de la baronie, et on y lit une thèse latine.

Cela fait, j’ai copié quelques passages d’un document manuscrit sur cette ancienne seigneurie et sur ses possesseurs[2]. Enfin j’ai parcouru les étages du manoir : ils sont ruinés, inhabitables, à l’exception de quelques pièces qui servent de pied à terre.

Deux bahuts abandonnés à la poussière et aux cirons sont tout ce qui reste de l’ancien ameublement ; sur un des panneaux qui est le mieux conservé on voit le sacrifice d’Abraham. La partie supérieure de ce meuble a pour support deux cariatides : Adam et Ève dans le costume primitif, c’est-à-dire entièrement nus.

Le nom latin d’Yvoire était Aquatia. — Sa position sur l’eau le lui avait fait évidemment donner.

Cette bourgade a perdu sans retour son antique importance ; elle est trop éloignée des grandes routes pour que les voyageurs s’y aventurent, — j’ai porté la peine de ma témérité dont je ne me repens point.

Quand les magnifiques bateaux à vapeur de Genève font le tour du lac, — promenades extraordinaires qui n’ont lieu que pendant l’été, — ils passent en vue d’Yvoire, ils doublent son cap avancé, mais ils n’ont garde d’y relâcher.

Ces parages si peu fréquentés, — et pour cause, — furent mis en émoi au dix-septième siècle par le débarquement inopiné des Vaudois, nobles émigrés qui faisaient leur troisième et dernière tentative pour regagner les vallées du Piémont, dont ils avaient été indignement dépossédés.




P. S. Nerny.

Voilà le temps qui plaît aux âmes agitées.

La tourmente est dans l’atmosphère, le lac frissonnant bat à coups redoublés les sables et les roches anfractueuses de ce bord. Le vent d’ouest m’apporte le son de la cloche d’un paquebot genevois qui est dans les eaux vaudoises et vomit des bouffées de fumée noire.

Le hasard m’a amené à Nerny, petit port de pêcheurs, village un peu moins repoussant qu’Yvoire et qui renferme deux auberges pourvues de lit, — s’il faut en croire mon hôtesse de Nyon ; — c’est, j’imagine, par jalousie de métier, par rivalité de profession, que la cabaretière d’Yvoire ne m’a pas dit que l’on pourrait m’héberger dans cet endroit, qui, d’après Grillet, je crois, doit son nom à Néron.

En vérité l’espèce humaine a de bien vilains côtés !

Voilà une bonne femme qui aime mieux laisser un voyageur courir le risque de se noyer que de lui apprendre qu’il trouvera un lit dans l’auberge d’un village voisin.

J’aime mieux croire que c’est par stupidité qu’elle ne m’a pas parlé des auberges de Nerny.

Ce qu’on appelle le château ici n’est autre chose qu’une très laide maison blanchâtre, à contrevents verts, dont la situation n’a rien absolument de seigneurial ; elle appartient au comte d’Antioche, — d’une ancienne famille savoisienne qui alla chercher un nom et un titre dans la Terre-Sainte.

En revenant à Yvoire j’ai fait cette réflexion :

Il y a lieu de s’étonner que les Savoyards du Chablais soient si sales quand on jette les yeux sur cette vaste et belle nappe d’eau qui baigne leur côte.

Pourquoi ne font-ils pas usage du Léman ? Où trouver un plus pur, un plus délicieux lavoir ?


Quand le vent d’est souffle, on entend parfois de Nyon, à l’aube, les coqs de Nerny et d’Yvoire chanter, bien que le lac ait dans cet endroit une lieue de largeur au moins.

Je me suis dirigé vers Thonon, en passant par la Coudre ou Coudré, immense et délabré château d’où dépend un domaine important, mais fort négligé, au fond d’une grande échancrure faite dans les sables par le lac.

Il y a là une forêt de haute futaie, la plus belle que l’on puisse imaginer ; elle se compose d’arbres d’essences variées et d’une venue admirable : ormes, frênes, ifs, chênes, trembles, cerisiers, aulnes, sycomores, pins, bouleaux à travers lesquels suinte un jour douteux ; la vigne vierge mêlée au lierre enlace des troncs d’une stature gigantesque ; des buis et des houx d’une croissance rare, d’une senteur vive, forment comme un bois dans cette forêt, et garnissent entièrement les intervalles des arbres supérieurs ; les allées, semblables à des corridors spacieux de verdure, sont pleines de mousses veloutées, de bruyères et de fougères, elles aboutissent toutes à un rond-point et à leurs extrémités opposées laissent entrevoir, les unes, le lac aux reflets bleus et verts, les autres, les Alpes si écrasantes et si sublimes.

On se croirait dans des savanes, au pied des Cordilières !

J’ai ouï dire que cette forêt, dont l’abandon augmente le charme, est l’exacte reproduction du plan de Turin ; les huit allées qui la coupent figurent les huit rues principales de la capitale des États Sardes, et le rond-point la place centrale d’où elles rayonnent.

Cette merveille appartient au marquis d’Allinge-Coudré, qui n’est peut-être jamais venu la voir, qui peut-être ne sait pas même qu’elle existe.

En regagnant la route de Thonon, j’ai avisé dans une prairie un vieux petit gardeur de vaches assez bizarrement accoutré : il porte un chapeau à cornes rapé, un habit de toile grise coupé à l’antique, sur le dos duquel descendent ses cheveux liés et formant une grosse queue, il a des culottes faites d’une toile semblable à celle de l’habit, enfin ses jambes grêles sont dessinées par des bas bleus.

C’est un berger de l’ancien régime.



  1. Je n’ai pas pris note de l’exclamation de surprise du vieux batelier, mais il est probable qu’elle fût : — Jésus ! c’est bien tard !... Ceci me semble s’accorder mieux avec la dévotion des gens de ce pays.
  2. 1306. François Richard et Isabelle, enfants d’un seigneur de Compey, seigneur d’Yvoire, donnent cette terre au comte de Savoie Amé VI en échange de celle de la Chapelle de Marin. — La princesse Marie de Savoie, fille d’Amé et femme du dauphin Hugues, baron de Faucigny, la possède ensuite. — Cédée en 1360 par Amé avec celles d’Allinges, Évian, Hermance et Thonon à Jacques de Savoie, prince d’Achaïe, de Morée, et comte de Piémont. — Inféodée à la maison de Myolans en 1402, passe successivement à celle de Rovérea, à celle de Saint-Jeoire en 1500 ; à celle d’Antioche en 1520 ; puis à celle de Viry ; — appartient en 1603 à un certain Forestier, protestant converti par saint François de Sales ; à M. Bouvier, de Thonon, en 1655 ; à M. Barbier du Maney en 1770 ; — érigée en baronie par lettres-patentes du 1er juillet 1772 en faveur de J. F. du Maney. — Le propriétaire et baron actuel est M. Alexandre Bouvier. (Extrait de la Notice.)