Les Âmes mortes/I/8

La bibliothèque libre.
Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (1p. 238-273).


CHANT VIII.

LE BAL DU GOUVERNEUR.


Tchitchikof est l’unique objet de toutes les conversations ; il rêve bonnes fortunes. — Invitations. — Bal chez le gouverneur. — Nombreux amis dévoués. — Les dames font cercle autour de lui. — Il a reçu le matin un billet parfumé ; comment en deviner l’auteur ? — Apparition de la charmante jeune blonde qu’il avait vue lorsqu’il fuyait de chez Nozdref et gagnait le manoir de Sabakévitch. — C’est la fille du gouverneur. — Il se trouble. — Les dames le plaisantent. — Distrait, amoureux, sans espoir, il manque en un point léger aux convenances. — Tout le beau sexe se tourne contre lui. — On lui attribue des vers satiriques qui courent dans le bal. — Nozdref paraît ; il raille cruellement Tchitchikof sur ses achats d’âmes mortes. — On s’étonne même de ce mot ; bientôt la position n’est plus tenable, et il se retire avant la fin du souper. — Il veille plein de dépit dans sa chambre d’auberge. — Une autre ennemie vient d’arriver dans la ville. — Mme Korobotchka ; scrupules qu’elle a sur l’honnêteté de la vente qu’elle a faite au soi-disant marchand Tchitchikof.


Les acquisitions de Tchitchikof devinrent le sujet des entretiens du jour. Ce fut dans toute la ville matière à caquetage, à opinions débattues, à grandes dissertations sur la question de savoir si c’était en effet avantageux d’acheter des paysans d’une foule de villages différents, pour les coloniser ensemble dans des terres à défricher.

« Sans doute, c’est vrai ça, c’est incontestable, les terres, dans nos gouvernements méridionaux, sont bonnes et fertiles ; mais que feront là, sans eau, les paysans de Tchitchikof ? Il va s’établir dans une contrée où il n’y a pas une seule rivière.

— Eh ! ce ne serait encore rien, non, Stépane Dimitrytch, ce ne serait encore rien ; on creuse des puits, on s’arrange ; mais le transport, le transport de ce monde… ho, ho, ho ! On sait ce que c’est que le paysan ; vous l’entraînez dans un pays nouveau ; il faut défricher, planter, labourer, et le malheureux n’a rien, ni chaumière, ni clos, ni ménage… il prendra la fuite, il se fabriquera de tels patins que vous ne retrouverez pas sa piste.

— Non, Alexis Ivanovitch, permettez, permettez ; à mon avis, non, ce paysan de Tchitchikof n’aura même pas l’idée de prendre la fuite. Le Russe est propre à tout et s’accommode de tout climat ; envoyez-le au Kamtchatka et donnez-lui des mitaines chaudes, il dansera sa danse en se battant les flancs de ses deux bras pour se dégourdir, et, sa hache à la main, il se construira une chaumière en rondins et le reste.

— Mais, Ivan Grégoriévitch, tu perds de vue un point majeur ; tu ne t’es pas demandé quels paysans emmène Tchitchikof ; tu as donc oublié que nos propriétaires ne vendent pas un homme qui travaille et qui a des mœurs, un homme de bon rapport ? je donne ma tête à couper que tout paysan acheté par Tchitchikof, si ce n’est pas un voleur et un ivrogne fieffé, est un fainéant et un récalcitrant.

— Très-bien, accordé ; c’est vrai, personne ne sera assez fou pour vendre ses meilleurs hommes, et ceux de Tchitchikof, ne sont qu’une bande d’ivrognes ; mais il y a ici un petit point de morale à considérer : ce sont des vauriens et j’en suis sûr ; mais ces mêmes vauriens, dépaysés, désorientés, peuvent devenir, en peu de temps, d’excellents planteurs. Il y en a eu mille exemples ; on en cite même dans l’histoire.

— Jamais, jamais, dit le régisseur des fabriques de la couronne ; croyez-moi, cela ne peut jamais arriver ; car les paysans de Tchitchikof vont avoir deux puissants ennemis : le premier, la proximité des gouvernements de la Petite-Russie, où, comme chacun sait, le débit des spiritueux est libre ; et je vous jure bien qu’en moins de trois semaines on les verra du matin au soir tous ivres comme un seul homme. L’autre ennemi est l’habitude même de la vie vagabonde, qui aura été contractée ou fortifiée pendant la transmigration. Est-ce que Tchitchikof sera toujours là ? est-ce qu’il aura continuellement les yeux sur eux tous ? est-ce qu’il les fera marcher tous du même pas ? est-ce qu’il saura les tenir dans des mitaines de hérisson, lui avec sa mine de Jean-fille ? là il ne peut se reposer sur un autre ; et il faut que lui-même, au besoin, coure de tous côtés, donnant ferme à l’un en pleine mâchoire, à l’autre sur la nuque… S’il ne l’entend pas comme cela, je souhaite bonne chance à sa colonie.

— Pourquoi Tchitchikof irait-il lui-même avec eux et ferait-il largesse de coups de poing en personne, comme s’il ne pouvait pas trouver un intendant ?

— Un intendant ! les intendants sont tous des coquins.

— Coquins, oui, mais coquins parce que les maîtres ne s’occupent point de leurs faits et gestes. Que le maître s’entende un peu à la régie et qu’il se connaisse en hommes, il aura toujours un bon intendant. »

M. le régisseur dit là-dessus que, pour moins de cinq mille roubles par an, on ne trouvera pas un bon intendant. M. le président réplique qu’un bon intendant s’accommode très-bien de trois mille roubles.

« À trois mille ! allez donc ! où trouverez-vous cette perle-là ? dans votre nez ?

— Pas dans mon nez ni dans le vôtre ; mais dans notre district ; tenez, Pétre Pétrovitch Samoïlof ! voilà un homme comme il en faut un pour mener et installer les paysans de Tchitchikof. »

Beaucoup se mirent très-sympathiquement à la place de Tchitchikof ; et la difficulté réelle de la transmigration d’une si énorme quantité de paysans leur inspirait une vive anxiété : ils commencèrent presque généralement à craindre une révolte, nécessairement fort dangereuse avec des gens si indisciplinés et si abrutis. Cependant le maître de police, qui avait observé jusque-là le silence, dit qu’une révolte n’était nullement à craindre, vu que partout sur leur chemin veillait l’autorité des chefs de la police rurale, des capitanes ispravniks, et que le capitane, sans même se déranger de sa personne, n’aurait qu’à envoyer sa vieille casquette, la seule vue de cette casquette ferait aussitôt marcher les paysans jusqu’à leur destination.

On respecta, de la part d’un fonctionnaire, ce langage gouvernemental, mais cela n’empêcha pas l’assistance de continuer sa délibération ; quelques-uns proposèrent des moyens de dompter cet esprit de révolte des paysans de Tchitchikof : il y en eut qui inclinèrent pour les rigueurs militaires d’une sorte d’état de siège ; d’autres se jetèrent dans l’extrême opposé ; notamment le directeur de la poste fit observer qu’à M. Tchitchikof incombaient des devoirs sacrés ; qu’il dépendait de lui d’être un bienfaiteur, un vrai père pour ces pauvres déshérités de la société, qu’il pouvait les initier dans une certaine mesure aux lumières de la civilisation, et là-dessus il fit un magnifique éloge des écoles à la Lancaster et des prodiges de l’enseignement mutuel.

C’est ainsi qu’on s’entretenait de notre héros, et quelques-uns s’enhardirent noblement jusqu’à lui communiquer leurs pensées ; l’un d’eux mit surtout une insistance remarquable pour qu’il ne manquât pas de solliciter du gouvernement une escorte de deux ou trois bataillons, qui surveilleraient la marche et séjourneraient au lieu même de la colonisation, au moins la première huitaine. Tchitchikof remercia avec effusion de cœur tous les donneurs de conseils, mais il refusa net celui de se faire convoyer par une troupe armée en guerre, alléguant que les âmes qu’il avait achetées étaient, en général, d’un caractère excellent, et qu’elles éprouvaient par elles-mêmes un désir instinctif de transmigration et de défrichement, ce qui écartait naturellement toute crainte de séditions.

Ces propos eurent, en définitive, toutes les heureuses conséquences que s’en devait promettre Tchitchikof, et, entre autres, le bruit qu’il n’était, quant à la fortune, ni plus ni moins que millionnaire. Les citadins en particulier l’avaient, même sans cette considération, pris en grande affection, mais, le sachant riche, riche à millions, ils l’aimèrent bien plus cordialement encore.

Au reste, hâtons-nous de le dire, c’étaient de fort bonnes gens, accoutumés à vivre en bonne intelligence ; leur ton était presque toujours amical, et leurs entretiens portaient l’irrécusable cachet de la plus douce bonhomie. « Mon bien cher Ilii Iliitch… Écoute donc, frère Antipater Zakharévitch… Allons, allons, tu mens, mon cher Fédor Grégoriévitch. » Puis le badinage ; ils faisaient précéder de deux ou trois mots allemands le nom du maître de poste, et l’appelaient Sprechen zie deutch Ivan Andréevitch, tout d’une haleine. En un mot, il y avait esprit de famille. Plusieurs étaient des gens instruits ; le président savait par cœur la Ludmîla de Joukovski, poëme qui était encore en vogue, et il en disait habilement de bons passages, surtout celui qui commence ainsi : « Le bois sommeille, la colline dort. » Et comme il prononçait le mot tcheeou ! on voyait vraiment dormir la colline, et, pour plus d’effet à ce mot tcheeou, il fermait par degrés les paupières.

Quant au directeur de la poste, il s’adonnait de préférence à la philosophie ; il lisait jusque bien avant dans la nuit les Nuits d’Young et la Clef des mystères de la nature d’Eckartshausen, dont il faisait même de longs extraits, qu’il ne montra du reste à aucun profane ; cela ne l’empêchait pas d’être spirituel, plaisant, fleuri, et d’aimer, comme il disait lui-même, à saupoudrer le discours. Et, en effet, il saupoudrait son langage d’une quantité de parasites tels que : « Mon cher monsieur ; un ou une quelconque ; vous savez, vous me comprenez ; tout cela s’explique ; vous pouvez vous représenter ; généralement parlant ; révérence parler ; en quelque façon, » et cent autres mots de cette plantureuse famille, dont il prodiguait les trésors. Il entrelardait, saupoudrait, assaisonnait aussi ses discours, disons plutôt qu’il les accompagnait, avec assez d’adresse, d’un certain clignotement de l’œil gauche, qui donnait une expression très-sarcastique à ses moindres malices. Les autres n’étaient pas non plus des esprits tout à fait incultes : tel avait lu Karamzine, tel autre les Nouvelles de Moscou, et tel autre, après cela, n’a rien lu du tout, et tel autre enfin est ce qu’on appelle teoureouk, un homme qu’il faut soulever du pied pour le bien voir, ou un baïbak, c’est-à-dire un homme qui, ayant passé sa vie couché sur le flanc et ne s’étant relevé de là pour personne au monde, ne vaut pas même qu’on le soulève du pied.

Comme gens de bonne mine, rien à dire ; pas un, à s’en rapporter à leur extérieur, n’avait, Dieu merci ! l’air de se mourir de consomption ou de phtisie. Tous étaient même si bien conditionnés que les femmes, dans leurs épanchements familiers entre elles, les désignaient sous les divers noms de grosse citrouille, de gros boulot, grosse boule, gros bouffi, gros kiki, gros joujou, gros joufflu, etc., etc. Mais, en général, c’était un monde bon, adonné à l’hospitalité, et l’homme qu’ils recevaient et qui avait tâté de leur pain et de leur sel, ou qui avait une fois fait un whist avec eux, semblait être devenu de la famille, à plus forte raison Tchitchikof, qui, par ses douces qualités et ses douces manières, avait mieux que tout autre le secret de leur plaire. Il leur avait tellement agréé qu’il ne voyait plus quel moyen il emploierait pour leur échapper ; il n’entendait de tous côtés que ces mots : « Ah ! Pâvel Ivanovitch, vous nous accorderez encore une semaine ou deux… eh bien, une semaine… » Bref, les hommes le portaient sur leurs bras.

Mais ce qui confond d’étonnement, c’est que les dames, toutes unanimement, avaient à son endroit un tendre encore plus remarquable ; il leur avait fait, dès le principe, une profonde impression. Pour expliquer ce phénomène, il faudrait dire une foule de choses de ces dames et de leur société, décrire, comme on dit, en vives couleurs, les particularités de ces âmes vives ; mais c’est pour l’auteur une rude besogne. D’une part, il est arrêté par sa vénération pour les épouses des hauts dignitaires de l’endroit, et, d’une autre : c’est que… c’est tout bonnement que… c’est bien difficile.

Les dames de la ville de N… Non, vraiment, je ne peux pas… j’ai peur ! Dans les dames de la ville de N… ce qu’il y a de plus frappant, c’est… voyez-vous ? impossible ; la plume ne parvient pas à marcher, c’est comme s’il y était suspendu une livre de plomb. Allons, il est évident qu’il faut laisser le soin de les caractériser à qui possède des couleurs mieux broyées et qui en tient une plus grande quantité sur sa palette ; nous ne pourrons donc les peindre que de profil, en buste, et cela même en simple esquisse.

Les dames de la ville de N… étaient, avant tout, présentables ; ça, c’est vrai qu’elles savaient se présenter, et il est peu de villes où les dames se présentent mieux. Pour la tenue, le ton, l’observation de l’étiquette, des plus délicates bienséances, et des raffinements même de la mode dans leur toilette, elles auraient pu être consultées par leurs sœurs de Moscou et de Pétersbourg. Habillées avec goût, elles se promenaient dans la ville en calèche, et selon la mode la plus récente, ayant derrière elles, debout, un grand laquais galonné d’or sur toutes les coutures. Leur carte de visite était assez souvent écrite à la main sur un deux de trèfle ou un roi de carreau ; mais la carte de visite était de rigueur, et on faisait respecter sa carte. Deux dames, grandes amies et même parentes, se sont tout à fait brouillées à l’occasion de ce que l’une, en rendant visite à l’autre, vit sur une console une de ses cartes de visite couverte de chiffres au crayon. Quelque tracas que se soient donné après cela les maris, les parents et les alliés, on dut reconnaître que, si tout au monde se fait ou se répare, on ne rapproche plus deux dames qui se sont brouillées pour une visite ou un échange de cartes manqué ou pour une carte de visite employée à un compte de ménage. C’est ainsi que les deux dames restèrent irréconciliables au su et au vu de toute la haute société. Il y avait, au sujet du pas et de la préséance, non moins de scènes violentes, qui inspiraient parfois aux maris mêmes de fières idées chevaleresques dans leur intervention presque inévitable en pareil cas.

Cela n’amenait sans doute aucun duel entre eux ; tous appartenaient au civil de tout point ; mais, en revanche, l’un cherchait dès lors tous les moyens de vilipender l’autre, ce qui, on s’en doute, est cent fois pis qu’un duel quel qu’il soit et qu’on l’imagine.

Dans leurs mœurs, les dames de la ville de N… se montraient en un instant animées d’un noble mécontentement contre tout vice et tout scandale, et châtiaient sans merci les moindres faiblesses. Mais si parmi elles il se passait d’aventure quelque petit micmac, c’était tenu assez longtemps secret, comme si de rien n’en était ; les apparences étaient sauvées, et le mari était préparé de si bonne sorte que, s’il venait à voir ou à entendre, il répondait, à toute question posée là-dessus, un peu sèchement, et parfois ajoutait ce sage proverbe : « À qui cela donne-t-il des éblouissements que la commère cause avec son compère ? » Il est à propos de dire aussi que les dames de la ville de N… se distinguaient, comme beaucoup de dames de Saint-Pétersbourg, par une discrétion et un rigorisme extraordinaires dans l’emploi des mots et des expressions. Pour rien au monde elles n’auraient dit : « Je me suis mouchée, j’ai sué, j’ai craché ; » elles disaient : « Je me suis essuyé le nez, le front, la bouche. » Jamais elles n’auraient commis l’incongruité de dire : « Ces assiettes, ces verres ou ces chandeliers puent, » ni même, en employant un équivalent de puer, par exemple : « ne sentent pas l’essence de rose… » Non, elles disaient : « Voici des assiettes, des verres, qui ne se conduisent pas bien, » ou à l’avenant.

Pour ennoblir de leur mieux notre bonne langue russe, elles rejetaient du discours plus de la moitié des mots de nos dictionnaires ; aussi leur fallait-il continuellement recourir au français, parce que, selon elles, en français, on pouvait, sans inconvénient, se permettre ces mots proscrits du russe et même s’en permettre de beaucoup plus gros.

Voilà ce qu’on peut dire des dames de la ville de N…, en ne tenant compte que des surfaces ; si l’on y regarde plus avant, sans doute on y verra bien d’autres choses ; mais il est très-dangereux d’approfondir les cœurs des dames ; nous nous en tiendrons donc à cette superficie.

Jusque-là les dames avaient peu parlé de Tchitchikof, si ce n’est pour rendre justice à l’incontestable agrément de ses manières ; mais, depuis qu’il passait pour millionnaire, elles découvrirent en lui des qualités plus estimables. Ce n’était pas que ces dames fussent intéressées ; la cause de ce qu’elles éprouvaient était tout entière dans le mot millionnaire ; je ne dis point le millionnaire en personne, je dis le mot de millionnaire. À part tout sac de belles impériales d’or et tout portefeuille rembourré de bonnes assignations de la Banque, il y a dans le seul son du mot de millionnaire un certain je ne sais quoi qui agit sur l’homme de rien, sur l’homme de peu, sur l’homme de bien, bref sur tout homme, sur toute femme et même sur tout enfant. Le millionnaire a le singulier privilége de voir un genre particulier de bassesse, de bassesse désintéressée, de bassesse naïve, de bassesse sans but, sans arrière-pensée. Beaucoup savent parfaitement qu’ils ne recevront de lui aucun avantage, qu’ils n’ont aucun droit de prétendre ni d’attendre ; ce qui ne les empêche pas d’accourir au-devant de lui, de composer leur maintien, de grimacer leur plus gracieux sourire, de lui tirer de loin leur chapeau, et de tâcher d’être invités au dîner où ils savent qu’on possédera le millionnaire.

Nous n’oserions dire que les dames de la localité eussent plus particulièrement que d’autres cette disposition basse, mais le fait est que dans beaucoup de maisons on les surprit à parler beaucoup du millionnaire ; elles disaient que, sans être de la première beauté, il était ce que doit être un homme, et qu’un peu plus gros ou un peu plus grand, il serait moins bien. À sa rotondité si convenable on opposa la taille élancée d’un autre monsieur qui avait passé pour bien fait de sa personne, et que maintenant on traitait de cure-dent et de grande flûte. Ces dames, sans s’être consultées ajoutèrent à leur toilette divers ornements ; elles éprouvèrent un tel besoin d’exercice que le bazar devint un lieu de promenades quotidiennes ; il y eut foule et presse sous les arcades, et alentour on avait peine à se faire jour entre les voitures. Les marchands furent étonnés et charmés de voir que des pièces d’étoffe qu’ils avaient achetées aux grandes foires et dont, à raison de leur prix élevé, ils n’espéraient se défaire qu’à la longue, prirent tout à coup faveur et furent enlevées en peu de jours. À l’église, pendant la messe, une dame fut remarquée ayant à sa robe de si amples falbalas que le commissaire du quartier, ému d’admiration, écarta la foule des fidèles et fit reculer les petites gens jusque sous le porche, pour qu’on ne pût pas faner une si fraîche et si riche toilette.

Une si charmante attention du beau sexe à son endroit ne pouvait échapper entièrement à l’esprit observateur de Tchitchikof. Un jour, en rentrant chez lui, il trouva sur la table de sa chambre un élégant billet ; qui l’avait apporté, comment il était arrivé là, notre héros n’en put rien savoir. Ce billet était toute une épître et commençait ainsi : « Je n’y puis résister, il faut que j’écrive. » La suite disait qu’il est parfois entre les âmes une secrète sympathie ; et cette grande vérité était mise en évidence par l’addition d’une vingtaine de points expressifs. Puis défilaient d’autres pensées d’une si remarquable justesse, que nous croyons devoir en transcrire au moins quelques-unes : « Qu’est ce que notre vie ? un val tapissé d’ortie et d’absinthe. Qu’est-ce que le monde ? un ramas de gens qui se font une étude d’étouffer l’innocente voix du cœur. » Plus loin, celle qui écrit dit qu’elle arrose de ses larmes, jusqu’à ce jour, certaines lignes tracées par feu sa tendre mère, morte il y a vingt-cinq ans. Ensuite Tchitchikof est sollicité de quitter à jamais les villes, ces étroites enceintes où l’on étouffe faute d’air et d’espace, et de gagner les solitudes de la steppe. La troisième et dernière page était une sorte de long cri d’angoisse, terminé sous la forme d’un quatrain poétique que voici :


Deux tourtereaux te montreront

Non moi, mais ma cendre glacée ;

Leurs roucoulements te diront :

« Elle mourut, noyant de larmes ses pensées. »


Tout cela était assez dans l’esprit, le ton et le style du temps ; la lettre ne portait aucune signature ni aucune date ; seulement il était dit en post-scriptum : « Je verrai si ton cœur te découvrira celle qui a tracé ces lignes, si conformes à l’état de son âme ; demain elle sera au bal du gouverneur. »

Tchitchikof ne prit point la chose avec indifférence ; il y a, dans le fait de l’anonyme et du mystère, un tel attrait pour la curiosité, qu’il relut une seconde et une troisième fois cette épître et finit par dire, se parlant à lui-même : « Je serais vraiment fort aise de savoir quelle femme a pu m’écrire cela ! » Bref, la chose devenait sérieuse et il y pensa plus d’une heure ; à la fin il écarta les bras, inclina la tête et dit : « C’est, ma foi, très-joliment tourné, et quelle écriture déliée ! » Puis l’épître fut, bien entendu, délicatement pliée et déposée dans la cassette, entre je ne sais quelle affiche de spectacle et un billet d’invitation à une noce, qui depuis sept ans n’avait pas changé de place. Quelques moments après, on lui apporta une invitation de bal de la part du gouverneur. Un bal chez le gouverneur est chose tout ordinaire. Le gouverneur est le personnage aux grands bals ; il est à peine installé qu’il doit tout régler chez lui pour la panse et la danse, sinon, où est l’apparence qu’il obtienne l’amour et le respect de la noblesse !

Tout projet et toute affaire furent à l’instant ajournés, écartés comme inopportuns, tout dans la ville et le district prit une même direction, un même point de vue, le bal officiel ; et il y avait, cette fois, bien des causes à cette convergence identique de pensées. Aussi peut-on dire que, depuis l’origine même des sociétés tant soit peu habillées, il ne fut nulle part consacré une aussi large part de temps aux toilettes. Un fait certain, c’est que le grand jour venu, les dîners de famille furent expédiés en moins de rien et que chacun courut au miroir, à la psyché, consacrer une bonne heure au seul examen de son visage ; on composa sa physionomie, on chercha l’expression la plus avantageuse, on la corrigea et on la refit cent fois.

Tchitchikof prit également ses dispositions ; il hésita longtemps entre un air grave et doux avec sourire, et un air grave et calme, le sourire tenu en réserve ; il fit à la glace de sa chambre diverses sortes de salut accompagnés de paroles peu intelligibles, mais françaises d’intention, d’intention seulement : car, il faut bien se résoudre à l’avouer, notre héros ne savait pas le français. Il se fit à lui-même quelques petites surprises, d’imperceptibles mouvements des sourcils, des lèvres, du fin bout de la langue. Eh ! que ne fait-on pas, en pareille occasion, quand on est bien de sa personne, qu’on se trouve seul devant la glace, et qu’il n’y a de fente indiscrète ni dans la porte, ni dans la cloison ? Cette dernière considération lui permit de dire avec confiance, en se tapotant le menton : « Que dites-vous, belle dame, de ce petit museau-là ? » Et il procéda à sa toilette, œuvre qu’il accomplit seul et avec une charmante animation ; tout en boutonnant ses bretelles et formant d’un doigt délicat le nœud de sa cravate, il marchait sans hâte dans la chambre et saluait avec grâce, puis, content d’être fixé sur ces exercices, il fit, sans avoir jamais dansé, et comme cela, d’inspiration, un entrechat suffisamment accusé ; seulement la commode s’en émut et la brosse tomba à ses pieds. Il se releva sans accident et sortit radieux.

Tchitchikof fit son entrée au bal du gouverneur d’une manière aussi modeste que pleine de convenance, ce qui ne l’empêcha pas de produire un effet remarquable. Tout ce qu’il y avait de monde dans la première pièce se trouva tourné vers lui en un moment sur son passage ; l’un, les cartes à la main ; l’autre, interrompant un récit très-écouté sur ces mots de moins en moins articulés : « À quoi le tribunal du canton répondit… » L’orateur, oubliant de dire ce que répondit le tribunal, déjà faisait courbette sur courbette à notre héros, et s’écriait de sa voix la plus douce : « Pâvel Ivanovitch ! Ah ! mon Dieu ! Pâvel Ivanovitch ! Ce cher Pâvel Ivanovitch ! Très-estimable Pâvel Ivanovitch ! Ah ! ma petite âme, Pâvel Ivanovitch ! Vous voici donc, Pâvel Ivanovitch ! Messieurs, c’est notre Pâvel Ivanovitch ! Souffrez que je vous embrasse, Pâvel Ivanovitch ! Cent baisers, mille tendres baisers à l’excellent Pâvel Ivanovitch ! » Et Tchitchikof se sentit pressé successivement par cinq ou six personnes à la fois. Il n’était pas quitte de l’accolade du président, qu’il se sentait dans les bras du maître de police ; celui-ci le livra à l’inspecteur du conseil de médecine, qui le repassa généreusement au fermier des eaux-de-vie, celui-ci à l’architecte de la ville…

Le gouverneur qui, dans la grande salle, se tenait debout devant un demi-cercle de dames, une devise de bonbon dans la main droite, un king-charles sur le bras gauche, se retourna, aperçut Pâvel Ivanovitch, jeta à la hâte la devise qui tourbillonna jusque sur le sein d’une vénérable matrone, et le carlin qui hurla piteusement en cherchant un refuge sous la banquette. Bref, Tchitchikof arriva au cœur de cette nombreuse assemblée, comme une bonne et joyeuse nouvelle. Il n’y eut pas un visage qui ne portât ou l’expression franche du contentement, ou le reflet de la satisfaction générale. C’était comme ce bonheur qu’on voit éclater dans les traits de tous les fonctionnaires d’une localité réunis par ordre et avec ordre, à l’arrivée d’un chef dispensateur des faveurs et des grâces. On sait qu’en pareil cas, la première émotion calmée, et s’ils ont remarqué que la disposition du personnage est plutôt favorable que fâcheuse, et surtout s’il a daigné prononcer un mot plaisant, spirituel ou non, mais accompagné d’un gracieux et jovial sourire, tous ceux qui se trouvent les plus proches répondent à ce sourire par un rire contenu ; à distance on rit plus haut et de bon cœur sans avoir presque rien entendu, et ceux qui sont dans les coins, dans les baies des portes, se contiennent avec peine ; parfois un membre tout à fait inférieur de l’édilité, un homme qui, de sa vie entière, n’a ri et n’a montré au bon peuple que son poing fermé, reflète lui-même sur son front, d’après les invariables lois de la réfraction, une ombre étrange de l’hilarité générale, un sourire assez semblable à un pressant besoin d’éternuer.

Notre héros répondit à tous et à chacun et se sentit tout allègre ; il saluait à droite et à gauche en se penchant un peu du côté droit, selon son habitude, mais avec tant d’aisance que tout ce beau monde en fut charmé. Les dames, à leur tour, l’environnèrent comme d’une éclatante et fraîche guirlande mobile, exhalant les plus aimables senteurs : la rose, le jasmin, la violette, le réséda, la fleur d’oranger. Tchitchikof, quoique injecté lui-même d’eau de Cologne, savoura de toute la délicatesse de son flair l’exquise émanation des unes et des autres. Toutes, quant aux couleurs, avaient déployé un goût non moins exquis : mousselines, satins, barèges, ce n’étaient que tissus d’une finesse extraordinaire et de nuances pâles, en grande vogue alors, et dont les noms nous échappent aujourd’hui. Il va sans dire que les rubans onduleux et les fleurs artificielles tranchaient sur ces moelleux tissus dans le désordre le plus pittoresque et le plus ingénieusement ordonné. Un très-léger ornement de tête, placé sur les deux tempes, semblait chuchoter à l’oreille de la beauté : « Je m’envolerais, si je n’étais pas trop faible pour t’enlever avec moi. »

Les tailles étaient fermes et agréables au regard, mais extrêmement serrées, car il est vrai de dire qu’en général les dames de N… étaient rondelettes ; mais elles se laçaient si vaillamment, et savaient, avec cela, garder tant de souplesse, qu’au bal, du moins, pas une n’accusait le moindre embonpoint. Tout, chez elles, avait été médité et calculé avec une incroyable prévoyance : la gorge et les épaules étaient découvertes, oui, mais comme il convient, et jamais une ligne au-delà ; chacune avait pu consentir à gratifier la société de la vue de ses trésors, mais dans la juste mesure passé laquelle, selon sa conviction, ils pouvaient en un moment causer la perte d’un homme : tout ce qu’elles en cachaient était couvert par un bon goût parfait ; c’était ou une aérienne cravate de ruban autour du cou, ou une sinueuse rangée de créneaux en fine batiste qui s’élançait de la robe sous le nom, je crois, de modesties. Je ne voudrais pas dire que ces modesties investissaient comme d’une forteresse justement ce qui ne pouvait point scandaliser à l’excès le prochain ; mais enfin il y avait mystère, et la nature de l’homme est telle que le mystère l’attire et le séduit.

Ces dames avaient toutes des gants qui, sans atteindre les manches, remontaient un peu au-dessus du coude, laissant découverte cette partie du bras qui est si appétissante et qui, chez la plupart, était d’une rotondité, d’une plénitude et d’une fraîcheur admirables. Quelques-unes avaient eu la pruderie de vouloir faire remonter trop haut ces chefs-d’œuvre de la ganterie à la mode ; elles n’y avaient gagné que de fâcheuses déchirures, effet naturel du trop-plein. En somme, dans ce cercle enchanté, il semblait qu’il fût écrit dans tous les regards : « Ce n’est pas ici un chef-lieu de gouvernement russe, c’est la capitale que je vois ; nous sommes en plein Paris ! » Seulement, il est vrai, çà et là faisait tache un bonnet incroyable ; on crut même apercevoir un moment, sur une tête de femme sexagénaire, un béret orange surmonté d’une plume de paon, et là-dessous, d’un côté et de l’autre, quatre longs pendentifs de cheveux blonds… une fantaisie, un goût dépravé ; que dire à cela ? Une ville de province où ne perceraient pas, sur différents points, de pareilles anomalies, ne serait plus une ville de province.

Tchitchikof, promenant son regard émerveillé sur ces dames, pensait : « Çà, il faut que je devine qui m’a écrit la missive de ce matin. » Et il avance le visage ; mais aussitôt défile, juste sous son nez, un tourbillon rapide de coudes, de basques d’habits, de manches de gaze, de rubans, de marabouts, de ceintures, de chemisettes et de robes parfumées. C’était une galopade lancée à fond de train, et où se signalait la femme du maître de police, le capitane Ispravnik, une dame à plumes bleu azur, le prince géorgien Tchiphaïhilidzëf, un employé du ministère en passage, un homme en place de Moscou, un Français du nom de Coucou, un M. Perhounovski, un M. Bérébendovsky, et de proche en proche tout se leva, galopa, tournoya, tourbillonna.

« Bravo ! se dit en lui-même Tchitchikof revenu d’un instant d’ahurissement, voilà, je l’espère, un gouvernement bien lancé ! » Et, quand les dames eurent pris place autour de la salle, il sortit sans précipitation de l’endroit où il s’était réfugié, et procéda à son projet de voir s’il ne reconnaîtrait pas, au regard ou au jeu de la physionomie, la romanesque personne qui lui avait écrit ; mais il y perdit son temps. Ce n’étaient partout que physionomies fines, fines, fines… indéchiffrables, autant que l’épître était claire, lisible et correcte en tout point. « Non, dit-il, ce sont des êtres… des êtres à part… tout à fait à part… Allez donc un peu essayer de saisir, d’expliquer, d’examiner à la loupe, le quart de ce qui passe d’idées sur leur front en un quart d’heure ; je le donne aux plus habiles. Leurs yeux seuls sont déjà un domaine tel, que si une fois vous y pénétrez par un endroit ouvert devant vous, c’en est fait de vous ; il n’y a pas de crochet assez fort qui puisse jamais vous retirer de là. Voyons, essayez, par exemple, de définir cet éclat velouté, moite, sucré, qu’elles ont dans le regard ; puis il y en a de langoureux, de tendres, de voluptueux ; il y en a qui attirent, qui provoquent, qui bravent ; il y en a qui vous attendrissent, vous remuent à vous rendre fou, et si votre cœur s’y laisse prendre un instant, vous pouvez bien dire adieu à toute votre âme. Au fait, pourquoi tant tourner autour du mot ? les femmes sont la moitié galante du genre humain, voilà tout. »

Pardon ! il me semble qu’il vient de tomber des lèvres de mon héros un mot regrettable, un de ces propos de la rue qui sont peu de mise au salon. Que faire ? Telle est en Russie la triste nécessité de la position du poëte qui veut être vrai. Au reste, si un mot de la rue vient effrontément s’épanouir dans le poëme, c’est aux lecteurs qu’il faut s’en prendre, et principalement aux lecteurs du grand monde. De la bouche de ceux-ci n’attendez pas un seul mot russe convenablement dit ; mais ils vous parleront français, allemand, anglais, tant qu’il vous plaira, et même fort au delà ; ils le feront non-seulement avec entrain et abondance, mais ils pousseront l’exactitude de la prononciation jusqu’à faire marronner et grasseyer leur français, jusqu’à faire siffloter leur anglais à la manière du pinson, en donnant même à leur figure quelque-chose de l’air du pinson ou du merle, et plus encore, en se moquant de celui qui ne sait pas se donner cette figure de pinson. Seulement ils se garderont de tout ce qui leur donnerait un air tant soit peu russe, et leur plus bel élan de patriotisme extérieur ne va guère qu’à se faire bâtir quelquefois dans leur domaine une maison à façade de chaumière russe, en exagérant le luxe des dentelures. Ainsi sont faits nos lecteurs du grand monde et tous ceux qui aspirent à en être. Et voyez, quelle délicatesse ! quelles exigences ! Ils veulent que le langage national tombe spontanément en leur faveur du haut des nues tout épuré, tout élégant, tout parfumé d’euphémisme, et se pose ainsi sur le bout de leur langue, de sorte qu’ils n’aient plus qu’à ouvrir la bouche pour épancher des trésors de beau parler. Sans doute le beau sexe est fort peu déchiffrable, mais l’esprit des lecteurs, en Russie, est tout à fait lettre close.

Tchitchikof, sans s’arrêter à la thèse générale, revint d’autant plus préoccupé à la question spéciale de la dame qui avait pu lui écrire l’épître du matin. Il plongea des regards plus vifs et plus profonds, et vit que de leur part les regards du sexe étaient si prompts à décocher les traits du doux martyre sur son pauvre cœur, qu’il se boutonna jusqu’au menton, en se disant : « Allons, il y a mêlée, je ne devinerai pas ! » Cela, au reste, ne diminua en rien l’excellente disposition d’humeur où il se trouvait. Il échangea avec assez de bonheur des propos gracieux avec plusieurs dames, les accostant avec un vague et moelleux piétinement, comme ont coutume de faire les petits vieillards damerets qui trottinent gaillardement autour des plus belles femmes, malgré la cambrure pénible, je suppose, d’un pied fin descendant de talons hauts de trois pouces. Pâvel Ivanovitch, après s’être incliné cent fois à droite et à gauche, avait à tous coups retiré le pied droit en arrière en forme de petite queue de canard, puis ramené ce pied en avant sous la forme d’une virgule.

Tout ce manège réussit à notre héros, et les dames étaient enchantées ; elles découvraient en lui une infinité d’agréments, et allaient même jusqu’à lui trouver un air très-bien, un air assuré, un air brave, un air martial ; elles ne pouvaient, certes, mieux caractériser leur admiration qu’en le gratifiant d’une tournure militaire. Elles en vinrent aux querelles, non par dissentiment, mais au contraire par identité de sentiment à son égard : ayant presque toutes en même temps remarqué qu’il s’arrêtait de préférence près des portes, plusieurs, en lui voyant prendre cette direction, se précipitèrent à la fois sur les chaises placées à proximité, et les deux ou trois qui eurent le bonheur d’accaparer les siéges vacants entendirent des paroles bien dures pleuvoir de la bouche de leurs compagnes, à qui tout à coup ce comble d’effronterie inspirait une vive indignation.

Tchitchikof était si occupé de cet essaim de femmes, ou plutôt ces dames l’occupèrent et le circonvinrent tellement, lui parlant en fines et ingénieuses allégories, qu’il tâchait de deviner toutes pour répondre à toutes, à la sueur de son front, qu’il en perdit de vue ce devoir des convenances qui prescrit d’aller tout d’abord se présenter à la dame de la maison. Il ne s’en souvint qu’en entendant la voix de Mme la gouvernante elle-même qui était devant lui depuis quelques minutes. Celle-ci, d’un ton mi-parti de bonne grâce et d’aimable reproche, lui dit en balançant narquoisement la tête : « Ah ! Pâvel Ivanovitch, voilà donc comme vous êtes !… » Je ne saurais vous rapporter en propres termes tout ce que dit la dame, mais c’était fort gracieux, fort délicat, comme tout ce que font dire à leurs personnages les romans et nouvelles de nos écrivains qui, dans leurs fréquentes peintures des salons, se montrent si parfaitement instruits des manières et du langage du vrai bon ton, qu’après eux il faut tirer l’échelle. Notre héros allait répondre, et il y a apparence que sa réponse n’eût pas été plus mauvaise que celles qui, dans les récits à la mode, sont mises dans la bouche des Zvonski, des Linski, des Lidinn, des Greminn[1] et autres jeunes et beaux militaires, quand ayant levé les yeux au hasard, il s’arrêta comme frappé d’éblouissement et de stupeur.

La maîtresse de la maison n’était pas seule devant lui : elle tenait par la main une jeune personne de seize ans, aux cheveux blonds, au teint frais, à la taille fine et souple, aux traits réguliers, au gracieux petit menton à fossette terminant le plus charmant ovale d’un chaste visage, que le peintre ou le sculpteur aurait pris avec bonheur pour modèle de sa madone, et tel que nous en voyons bien rarement en Russie, où tout aime à se montrer large, tout, dis-je, pieds, lèvres, visages, comme montagnes, vallées, bois et solitudes. Cette jeune personne était précisément cette même ravissante blonde qu’il avait rencontrée sur son chemin, lorsqu’il s’enfuyait éperdu de chez Nozdref, et que, par la sottise des cochers, les deux équipages s’étaient accrochés et les harnais étrangement mêlés au point que l’oncle Mitiaï et l’oncle Miniaï avaient eu bien de la peine à séparer les attelages.

Tchitchikof fut tellement troublé, qu’il ne sut pas dire deux phrases raisonnables, et qu’il marmotta en outre des paroles que n’eussent certainement pas dites les Gremine, les Zvonski, ni les Lidine de nos ingénieux romanciers et conteurs à la mode.

« Vous ne connaissiez pas encore ma fille ? Mais en effet, où l’auriez-vous vue, puisqu’elle est depuis peu dans le pays, étant des dernières sorties de l’institut ?

— Je dois au hasard le bonheur d’avoir vu mademoiselle, il y a peu de jours… » essaya de répondre Tchitchikof ; tel est du moins le sens de ce qu’il voulait dire. La dame se hâta d’ajouter encore deux ou trois paroles par manière d’acquit, et elle passa avec sa fille à d’autres personnes qui étaient plus en possession d’elles-mêmes.

Notre héros demeura immobile. Nous nous figurons un homme qui est sorti résolu à faire un beau tour de promenade et à bien voir une foule d’objets qu’il n’avait encore fait qu’entrevoir, et qui tout à coup s’arrête, se souvenant que la hâte qu’il a mise à franchir le seuil de sa porte lui a fait oublier sur sa toilette, bagues, montre, bourse et lorgnon ; on sait qu’en pareil cas, il ne se peut rien de plus sot que la figure que fait cet homme ; en un clin d’œil l’expression du calme a disparu de ses traits ; il cherche sur lui ce qu’il a et ce qu’il n’a pas, il regarde ses gants, sa canne, il tâte ses basques et tire sans besoin son mouchoir de sa poche, et il s’étonne d’avoir pu encore oublier tant d’objets ; dans sa stupeur il regarde sans la voir la foule qui le devance, les voitures qui courent et se croisent, les shakos et les baïonnettes du régiment qui passe, l’oisif qui se retourne pour interroger son attitude.

C’est ainsi que Tchitchikof, absorbé par sa préoccupation, devint en un instant étranger à tout ce qui s’agitait autour de lui. Cependant les lèvres parfumées des dames faisaient résonner à ses oreilles une infinité de fines questions mêlées de paroles aimables à son adresse. L’une d’elles disait : « Nous serait-il permis, à nous autres pauvres habitantes de la terre, de savoir par grâce et bonté ce que vous avez aperçu là-haut dans votre ciel ? » Une autre : « Quelles régions fortunées habite en ce moment la pensée de M. Tchitchikof ? » Une troisième : « Oh ! que je voudrais savoir quelle est l’heureuse mortelle qui vous cause une si douce rêverie ? » Une quatrième : « M. Tchitchikof, mesdames, est à peindre comme cela ; et dire qu’il n’y a pas ici un artiste ! »

Pâvel Ivanovitch ne voyait rien, n’entendait rien, et les plus charmants propos demeuraient sans nul effet. Nous devons dire qu’il fut même impoli au point de changer deux ou trois fois de place, désirant voir de quel côté s’étaient dirigées la dame et sa fille. Mais les belles questionneuses n’étaient point disposées à quitter ainsi la partie, et chacune dans son for intérieur avait dessein de faire jouer tous les ressorts imaginables, d’employer tous les moyens par lesquels elles se flattaient d’avoir prise sur les cœurs. Chez quelques dames (notez bien que je ne dis pas chez toutes), on trouve, en les observant bien, cette petite faiblesse que, si elles ont une fois découvert en soi-même quelque chose de particulièrement bien fait, front, bouche, bras ou épaules, n’importe, elles s’imaginent que, nécessairement, c’est cette partie de leur personne qui frappe d’abord tous les regards, et que tous les regardants à la fois se chuchotent aussitôt à demi-voix : « Voyez, voyez ; que celle-ci a un joli nez grec ! » ou : « Ah ! quel front pur ! » Celle qui a de belles épaules se tient pour bien assurée que tous les jeunes gens vont en être émerveillés, et qu’ils ne manqueront pas de dire en passant derrière elle : « Voilà des épaules d’une beauté exquise ! » Et ils ne feront guère attention ni aux dents, ni aux yeux, ni au front, ni aux lèvres, ni à la chevelure, sinon pour mieux s’assurer de reconnaître entre toutes la demoiselle aux belles épaules. C’est ainsi que pensent quelques dames. Chacune s’était bien promis d’être charmante, de déployer toutes ses grâces dans la danse et de mettre en pleine lumière ce qu’elle avait de mieux dans sa personne.

La femme du directeur de la poste, en valsant, penchait la tête de côté avec tant de langueur, qu’elle faisait visiblement une impression très-sympathique sur l’assemblée. Une dame très-aimable, qui n’avait point l’intention de danser, car elle avait depuis quelques jours au pied droit ce qu’elle appelait une petite incommodité grosse à peine comme le tiers d’une lentille, si bien qu’elle était venue en bottines de velours de coton, ne put cependant tenir en place, et fit plus amoureusement encore plusieurs tours de salon, malgré l’inélégance de sa chaussure, pour que la belle aux airs penchés perdît l’envie de s’en faire trop accroire.

Ce manège fut remarqué de tout le monde, excepté de Tchitchikof, qui ne s’aperçut même pas que sans cesse il se reformait un cercle autour de lui ; il s’éleva cent fois sur la pointe des pieds, pour tâcher de voir par-dessus toutes ces têtes de femmes où pouvait se trouver l’intéressante blonde, puis se baissant un peu pour regarder à travers une houle de belles épaules nues, il eut enfin la joie d’apercevoir celle qu’il cherchait assise à côté de sa mère, que signalait le balancement d’un large marabout surmontant un turban de barége blanc à l’orientale. Il eut l’air de vouloir les prendre d’assaut ; la foule en ce moment le poussait-elle par derrière ou était-il entraîné en avant par je ne sais quel ferment printanier ? ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il marcha résolûment. Le fermier des eaux-de-vie éprouva un tel choc, qu’il se retint à peine sur un pied ; sa chute eut certainement causé celle de cinq ou six autres personnes ; le directeur de la poste gagna le large bien à propos par un mouvement instinctif, et, se retournant aussitôt, il regarda Tchitchikof avec un étonnement associé à beaucoup d’ironie ; notre héros ne regardait ni à droite ni à gauche, mais il voyait au loin sa belle blonde qui venait de s’ajuster un de ces gants mitaines qui couvrent l’avant-bras et le coude.

Cependant la jeune personne ne devait pas danser, quoique probablement elle en mourût d’envie. Mais à trois pas d’elle, quatre couples dévidaient une mazourque ; leurs kablouks[2] battaient à plaisir le parquet, et un capitaine de la ligne s’évertuait du cœur et du corps, des pieds et des bras, improvisant des poses impossibles, inimaginables. Tchitchikof se glissa en louvoyant avec un bonheur inouï le long de ce pétulant quadrille, et gagna, sans recevoir le moindre coup de pied, l’endroit où se trouvaient Mme la gouvernante et sa fille ; mais tout à coup son pas devint timide, sa pose, son air, son regard, tout parut interdit, hésitant, presque gauche.

Nous n’oserions assurer que notre héros fût décidément amoureux ; car, à vrai dire, nous doutons que cette sorte de cavaliers qui, chargés d’embonpoint, ont cessé d’être sveltes et agiles, soient jamais sujets aux tyrannies de l’amour ; et pourtant il y avait là quelque chose d’approchant et dont il ne pouvait se rendre compte. Il lui sembla, selon ce qu’il a avoué plus tard, que ce bal, tout ce parlage, ce bruit, cet éclat, que les violons et les trompettes étaient transportés là-bas, là-bas derrière la montagne, que tout ici s’était enveloppé d’un épais brouillard, confus comme ce premier fond que jette négligemment un peintre là où il se propose de représenter de vastes horizons de plaines désertes. Et de ce chaos obscur, informe, ressortaient distincts, fins et finis, les seuls traits de la ravissante blonde, son joli galbe du plus gracieux ovale, sa taille très-mince, la taille qu’ont presque toutes les demoiselles de nos grands instituts, dans les quelques mois qui suivent leur apparition dans le monde, sa petite robe blanche presque tout unie, qui emprisonnait harmonieusement partout ces membres si jeunes, si frais, distingués par des lignes si pures.

Nous n’avons dit nulle part que Tchitchikof fût poëte, mais ici on concevra qu’il a pu l’être un moment ; nous nous expliquons bien, il n’était pas né poëte sans doute, mais on nous croira quand nous dirons qu’en ce moment il sentit en lui quelque chose, non-seulement du jeune homme en général, mais même du hussard. Trouvant, près de ces dames, une chaise inoccupée, il s’en empara. L’entretien ne fut pas tout d’abord exempt d’embarras, mais la langue de notre héros se délia peu à peu, et sa poitrine respira avec plus d’aisance. Quoi qu’il nous en puisse coûter, nous dirons que les personnes graves, les gens d’affaires, ainsi que les hauts fonctionnaires et les gens de marque, sont toujours un peu lourds dans leurs conversations avec les dames. Voyez, au contraire, voyez sans remonter, messieurs les cornettes, les sous-lieutenants et lieutenants… mais sans remonter plus haut pourtant que le grade de capitaine. Dieu sait comment ils font. Il me semble que ce qu’ils débitent n’est pas d’une invention bien merveilleuse ; ce qu’il y a de sûr cependant, c’est qu’en écoutant ce sémillant caquetage, une demoiselle ou dame se pâme d’aise sur son tabouret.

Mais, en effet, que pourrait débiter aux dames un conseiller d’État ? il dira que la Russie est un empire immense, que le temps va se remettre au beau, ou bien il lâchera un compliment bien tourné, spirituel, d’accord, mais faisant l’effet d’une réminiscence de lecture ; et s’il hasarde un mot plaisant, il ne manquera pas d’en rire plus que celle qui l’écoutait, si même elle en rit. Tout ceci est dit pour faire comprendre à nos lecteurs pourquoi la jolie blonde, aux discours de Tchitchikof, se prit à bâiller malgré qu’elle en eût. Notre héros, n’ayant point remarqué cela, raconta dans sa verve une foule de jolies choses qu’il lui était arrivé, nous l’avouons, de débiter en différentes localités, mais toujours dans des circonstances analogues, nommément dans le gouvernement de Simbirsk, chez Sophron Ivanovitch Bezpetchnoï, où se trouvaient alors réunies sa fille Adélaïde avec trois brus, puis chez Th. Th. Pérékroëf, du gouvernement de Reazan ; chez Frol Vaciliévitch Pobëdonosnoï du gouvernement de Pénnza, et chez le frère de Frol, Pëtre Vaciliévitch, où étaient sa belle-sœur Catherine et ses jeunes nièces Rose et Émilie ; chez Pëtre Varsanofiévitch du gouvernement de Viatka, où étaient la sœur de sa bru Pélagie et sa nièce Sophie et ses deux cousines au troisième degré, Sophia et Maclatura.

Toutes les dames, sans exception, furent très-choquées de ces manières d’agir de Tchitchikof : aussi l’une d’elles évidemment à dessein de le vexer, passa très-près de lui, de manière que le fort rouleau de sa robe frôlât le très-léger volant de celle de la jolie blonde, qui, en même temps se sentit souffletée par l’écharpe de la maligne personne ; d’autres dames se groupèrent aussitôt près de Tchitchikof, à qui elles tournaient le dos, et, tout en exhalant la violette et la rose, elles exhalèrent une foule de petits mots encore plus pénétrants. Mais, ou il n’entendit pas ou il fit mine de ne pas entendre ; seulement ce n’était pas bien de sa part, car il ne faut pas braver l’opinion des dames. Il se repentit de cette inattention, plus tard, quand il ne pouvait plus réparer le mal.

Un mécontentement trop bien justifié se peignit sur tous les visages. De quelque considération que jouît dans la société Tchitchikof le millionnaire, l’homme dont les traits avaient quelque chose d’incontestablement noble, fier et martial, il y a de ces choses que les dames ne pardonnent à qui que ce soit, et en pareil cas c’en est fait de vous. La femme est faible ; elle a, si vous voulez, comparée à l’homme, très-peu de consistance dans le caractère, mais à ses heures elle se trouve être plus ferme, plus intraitable que tous ceux qui la jugent inconsistante et facile à ramener. Ce vague dédain, feint un peu à la légère par Tchitchikof, rétablit comme par enchantement parmi les dames la bonne intelligence que la dispute d’une chaise avait mise en grand péril. Dans quelques paroles fort simples qu’il avait prononcées on trouva, par l’analyse, une causticité annonçant un esprit bien sarcastique. Le malheur de notre héros voulut qu’un jeune homme malin et fort dissimulé composât des vers satiriques sur les personnes qu’on ne pouvait guère éviter comme vis-à-vis dans les quadrilles ; on sait que ces sortes d’épigrammes sont comme une des conditions de tous nos bals de province. Ces vers furent écrits et copiés au crayon et coururent de main en main ; le beau sexe les attribua résolument à Tchitchikof. Le mécontentement des dames prit de plus grandes proportions ; elles le déchirèrent à belles dents, et nous devons dire que la jolie blonde, cause innocente de tout ce bruit, fut encore plus maltraitée que son admirateur.

Il se préparait contre notre héros une surprise bien plus fâcheuse encore ; dans le temps même où elle avait un petit accès de bâillement, et où il lui déroulait une série d’historiettes, dans l’une desquelles était venu se mêler le nom du philosophe Diogène, apparut en perspective tout au fond de l’enfilade des salons Nozdref, notre ancienne connaissance. Sortait-il du buffet ou de la petite salle verte où l’on jouait un jeu d’enfer qui ne pouvait être le whist ordinaire ? en sortait-il de son plein gré ou l’avait-on expulsé ? En tout cas, son air était tout radieux de gaieté ; il s’était emparé du bras de M. le procureur vraisemblablement depuis quelques minutes, car le pauvre homme visiblement en détresse agitait ces épais sourcils et méditait une brusque évasion. Le hobereau avait trempé son courage dans deux tasses de rhum sous prétexte de thé, et ce qui aurait causé un embarras de gorge à un autre donnait à son verbe un éclat merveilleux, et, tout en déblatérant, il imprimait au magistrat des secousses redoutables.

Tchitchikof, déjà inquiet de cette apparition, s’aperçut que Nozdref, tout en stationnant à chaque minute dans sa marche, avançait pourtant ; cette observation lui fit prendre l’héroïque résolution de s’arracher aux délices de sa position et de se rendre un temps invisible, ne prévoyant rien de bon d’une rencontre avec ce fâcheux monsieur. Par malheur, juste en ce moment le gouverneur, qui était livré à de légers entretiens à quelques pas de là, regarda le groupe où était sa fille et manifesta une grande joie de ce qu’il trouvait à point ce cher Pâvel Ivanovitch pour prononcer dans son différend avec deux dames, sur la question de la constance ou de l’instabilité naturelle de l’amour dans la femme. Il ne put répondre à cet appel que par un bien pâle sourire ; Nozdref, qui venait de l’apercevoir, arriva droit sur lui en disant de sa voix la plus pleine :

« Ha ! monsieur de Kherson, le Khersonésien, le futur grand propriétaire ! Ha, ha, ha, ha, hé, hé, hé, hi, ha ! ! l’espoir, l’orgueil de Kherson, le voilà, ha, ha, hé ! » Et il riait d’un rire si plein que ses joues fraîches et vermeilles comme la rose de printemps, en devenaient houleuses et passaient au carmin. « Eh bien ! as-tu acheté bien des morts ? Votre Excellence saura que monsieur trafique d’âmes mortes, un bon article de commerce, parole d’honneur ! Çà, écoute-moi, Tchitchikof, je te le dis d’amitié, nous sommes tous ici tes amis, n’est-ce pas, monsieur le gouverneur ? Eh bien, moi, à la place de Son Excellence, je t’enverrais à la potence ! hi, hi, hi, hi, hi, hi ! »

Tchitchikof ne savait plus où il était. Nozdref reprit : « Quand il vint me dire chez moi : Tu vas me céder, me vendre tes âmes mortes… hein ? quoi, tes âmes mortes… Non, Votre Excellence ne pourra se figurer comme j’ai ri ; j’en avais la vue et la gorge toutes brouillées. J’arrive ici, et voilà qu’on me dit qu’il a acheté, pour coloniser d’immenses terrains du gouvernement de Kherson, toute une armée de paysans, et qu’il en a pour trois bons millions de roubles. Je me demande quelle sorte d’émigrants ce pourrait bien être… il m’avait demandé mes morts, il voulait me les payer, il s’agissait de débattre le prix… c’est ça, me suis-je dit… Écoute, Tchitchikof, tu es un animal, j’en prends Dieu à témoin, une grosse bête, vois-tu, et voilà Son Excellence ici présente ; n’est-ce pas, procureur, un animal ! ! »

Mais le procureur, et Tchitchikof et le gouverneur lui-même, étaient tellement troublés et péniblement affectés qu’ils ne trouvèrent pas un mot à placer… Leur embarras fut cause que Nozdref, lancé comme il était et n’éprouvant aucun empêchement, put librement ajouter : « Ah, frère, tu as cru… bon, tu t’imagines… allons donc, je m’attache à toi, parce que c’est très-curieux, je ne te lâche pas que je ne sache pourquoi tu achètes des âmes mortes. Voyons, voyons, n’as-tu pas honte ? Tu n’as pas de meilleur ami que moi, certainement, et tu biaises ; voici Son Excellence, voici le procureur, là, je m’en rapporte à eux ; est-ce un procédé ? Votre Excellence ne saurait se figurer combien nous nous aimons ; eh ! c’est à ce point, tenez, que si, à cette heure même, vous me disiez : « Çà, Nozdref, dis en conscience, dis qui t’est le plus cher, ton propre père ou Tchitchikof », je dirais : « Tchitchikof, oui, par Dieu, Tchitchikof. » Tiens, Paul, il faut que je te donne un baiser. Permettez, Excellence, que je lui donne un baiser. Ah ! tu ne vas pas, j’espère, me repousser, puisque je te dis que je veux imprimer un bon petit baiser sur tes joues qui sont, ce soir, blanches comme la neige… hololà… »

Nozdref, dont Tchitchikof éluda l’accolade, fut si énergiquement repoussé, qu’il pensa faire une assez lourde chute ; on s’écarta, on s’éloigna ; personne ne fit plus attention à son babil. Mais les paroles qu’il avait dites sur ces achats d’âmes mortes avaient été prononcées très-haut, très-distinctement, quoique associées à de longs éclats de rire ; elles avaient frappé l’esprit même des personnes qui se trouvaient à l’autre bout de la salle. Cela fit généralement l’effet d’une nouveauté si étrange, que tous restèrent immobiles, bouche ouverte avec une sotte mine d’interrogation vague dans les regards. Beaucoup de dames échangèrent entre elles, ce qui n’échappa nullement à Tchitchikof, des sourires pleins de malignité, et dans la physionomie de quelques personnes il se fit un jeu équivoque, qui témoignait une grande perturbation dans les idées de la société entière. Sans doute Nozdref était un hâbleur et un affronteur ; personne n’ignorait que de sa bouche il ne pouvait guère sortir que des rafales de choses impertinentes et folles ; mais un homme, un homme quelconque, énonçant, n’importe en quel état, une idée nouvelle, ne manquera jamais de l’inoculer à un autre homme qui en sera fortement saisi, lors même qu’en la rapportant à son voisin, il aura employé cette précaution oratoire : « Voyez un peu quelles bêtises on colporte !… »

Et le voisin y sera pris de même manière, bien qu’il dise : « Oui, oui, ce sont des bourdes, et on ne s’arrête pas à de tels propos. » Il s’arrête si peu, quant à lui, qu’il court à l’instant conter la chose à son compère et à une bonne dame qui se trouve là par hasard, et le trio de s’écrier : « Des folies, des folies ! ce n’est pas à nous qu’on fera croire… » Et le trio se sépare pour aller communiquer la nouveauté absurde, sans songer qu’elle a déjà fait bien du chemin avec sa formule obligée : « Je vous demande un peu quelle bêtise ! » L’idée nouvelle fait ainsi deux ou trois fois le tour de la ville, des faubourgs et de la banlieue, quoique indigne d’aucune attention et ne méritant nullement qu’on en daigne parler aux gens de bon sens.

La scène extravagante que nous venons de décrire affecta visiblement notre héros. Les sottes paroles d’un braque retombent sur le braque qui les prononce, mais il ne leur arrive que trop souvent de troubler le repos de l’homme d’esprit. Tchitchikof se sentit aussi mal à son aise que si, étant depuis deux heures dans une société très-parée, il s’apercevait que ses bottes, si bellement cirées à l’heure de la toilette, se trouvaient avoir été, avant son entrée dans les salons, sans qu’il s’en fut aperçu, toutes sillonnées d’une fange infecte ; il était tout à fait hors de son assiette. Réfléchissant qu’après tout il n’y avait rien de souillé ni de froissé dans sa mise, il voulut ne plus penser à la scène de tout à l’heure, il essaya de sourire, de se sourire un peu en dedans, il tâcha de se distraire, il alla prendre place à une table de whist ; mais tout cela allait comme irait une roue sur un essieu fourbu ; deux fois il joua dans la couleur de son voisin, et, oubliant qu’on ne se fait pas couper la troisième, il la lança avec un grand air de crânerie et coupa sa propre couleur. Ses partenaires en furent ébahis.

Le président ne pouvait comprendre comment Pâvel Ivanovitch, qui jouait si bien, on peut même dire si finement le jeu, avait pu faire de si grosses fautes, comme de mettre sous l’assommoir, par exemple, son roi de pique, juste la carte sur laquelle, de son propre aveu, il comptait comme sur une épaisse et forte muraille de défense. Sans doute le directeur de la poste, et le président de chambre et le maître de police même, s’égayèrent un peu sur le compte de Tchitchikof, se demandant les uns aux autres si l’amour avait jamais eu de ces effets-là sur eux : « Nous savons, nous savons, dirent-ils, que le cœur de Pâvel Ivanovitch fait cruellement des siennes, que naturellement, quand cela le tient, quand il bat à tout rompre pour… pour un objet… suffit, n’est-ce pas, messieurs… oui, oui, c’est très naturel. » Tchitchikof ne reprit point son équilibre, malgré sa très-bonne volonté de rendre à ces messieurs plaisanterie pour plaisanterie. Au souper il en fut de même, quoique la société se soit, en général, montrée vraiment aimable et que Nozdref eût été dès longtemps éconduit, car les dames mêmes avaient fini par déclarer et s’écrier que la conduite et les discours de ce gentilhomme devenaient de plus en plus scandaleux. Qu’on songe qu’au beau milieu du cotillon, il était allé s’asseoir sur le parquet et que de là il accrochait avec ses mains le bas des robes et les basques des habits des danseurs, ce qui ne ressemble à rien, selon l’expression unanime des dames.

Le souper fut très-gai ; tous les visages qui défilèrent devant les cinq chandeliers à trois branches, que séparaient des fleurs et des assiettes montées chargées de friandises élégantes et flanquées de part et d’autre de rangées de bouteilles, étaient éclairés des doux rayons de la joie. Officiers, dames, fracs noirs, tous semblaient s’être donné le mot pour se montrer aimables, et on le fut jusqu’à la fadeur et la mignardise. Les cavaliers s’élançaient de leurs places, enlevaient les plats des mains des domestiques pour venir les présenter eux-mêmes aux dames flattées de tant de galanterie. Un colonel offrit à sa voisine, au bout de son épée nue, une assiette qui contenait beaucoup de sauce. Les hommes d’un certain âge, parmi lesquels était Tchitchikof, tout en mâchant et absorbant tour à tour une bouchée de poisson ou de viande bien imprégnée d’une couche de fine et forte moutarde de Sarepta, disputaient à haute voix, débattant à la sueur de leur front des questions auxquelles Tchitchikof lui-même voulait prendre part ; mais, à vrai dire, il ressemblait à un pèlerin las et fourbu à qui le nom des hommes, des lieux et des choses, échappe à tout moment par l’effet inévitable de la fatigue. Aussi n’attendit il pas la fin du souper, et il se retira chez lui bien plus tôt qu’il n’avait coutume de rentrer.

Là, dans cette chambre d’auberge bien connue du lecteur, dans cette chambre plus que modeste dont une porte était barrée par une commode, autour de laquelle on voyait parfois la blatte ou le cafard avancer un museau curieux, l’état de ses pensées et de son humeur était aussi criard, aussi peu sûr que celui du mauvais fauteuil où il était assis. L’agitation morale soulevait des vagues sourdes dans son cœur, et on ne sait quel vide pénible s’était fait dans son esprit. Il murmurait avec un incomprimable dépit : « Le diable soit de quiconque a inventé et propagé ce stupide usage des bals ! Aujourd’hui, par exemple, qu’on me dise de quoi ces gens-là avaient si fort à se réjouir ; il y a disette dans la province, tout y est hors de prix, la population souffre : vite un bal !… un bal ? Et quand donc ? dans huit jours, dans trois jours… Pas une minute à perdre : mousseline, barége, fleurs, rubans, dentelles, tout danse sous le mètre, les ciseaux et l’aiguille… voici une jeune fille qui s’en met pour six cents francs sur le corps, la mère et la tante pour mille aussi sur le corps, celle-là sur son corps à peine formé, celles-ci sur leur corps déjà un peu déformé… mais rien, rien sur la conscience ! La redevance des paysans-propriété payera tout cela, ou, ce qui pis est, la poche du plaideur, du client, de l’administré. Eh ! voilà donc pour quel grand besoin tu es prêt à te vendre dix fois le jour et à damner ton âme… c’est qu’il faut à madame, sans délai, ce beau châle, une occasion unique, et cette charmante étoffe, et ces merveilleux rubans qui, demain, se vendront le double et qu’on ne trouvera, ni pour or, ni pour argent, dans huit jours. Qui se refuserait à une dépense d’un millier de roubles, quand il s’agit d’empêcher que, dans la ville, il ne soit dit que la capitainesse, la doctoresse, la pharmacienne, la négociante, la popesse avait une plus belle robe ? »

Et s’animant de plus belle : « Bal, bal, grand sujet de joie ! Le bal ! fi ! les joies du bal ! pitié ! Est-ce national, traditionnel, voyons ? est-ce dans la nature et l’esprit russe, cela ? Un adolescent, un mineur, mettons, si vous voulez, qu’il soit majeur ou émancipé, bon ! tout à coup, en noir de la tête aux pieds, serré, étiré comme un diable, il paraît, fait le beau, glisse ou piétine ou piaffe sur le parquet. L’un, sans quitter son quadrille, s’entretient d’une affaire grave avec un autre homme, ce qui ne l’empêche pas de bondir, à son tour, comme un chevreau et de décrire différents méandres, puis de reprendre le propos interrompu, qu’il rompt de nouveau pour de nouveaux piétinements… Singerie ! oui, c’est pure singerie, et ce n’est que cela ! Un Français reste à quarante ans aussi enfant qu’il l’était à quinze, donc il faut que nous aussi nous soyons d’éternels garçons de quinze ans. Ah ! vraiment, après chaque bal, je me sens comme chargé d’un gros péché personnel dont je ne veux pas me souvenir. De tout cela que reste-t-il dans la tête ? Rien ; pas plus que de l’entretien d’un homme du monde qui parle de tout, qui effleure à peine vingt sujets à la minute, et ne fait que répéter ce qu’il a aperçu le matin en feuilletant sa gazette ; c’est varié, c’est joli, mais de sa tête, à lui, que sort-il ? rien, rien, et vous reconnaissez ensuite qu’un bout de conversation avec un simple marchand à barbe et à long cafetan, ignorant de tout ce qui n’est pas de son commerce, mais sachant à fond tout ce qui, de près ou de loin, se rattache à son industrie, vaut bien mieux que toutes ces fariboles des salons qui paraissent si pleines et qui sont si vides. Un bal ! que conclure d’un bal ? Qu’un écrivain penseur fourvoyé là veuille décrire, selon la vérité même, la scène qui s’offre à lui en deux ou trois heures de présence dans un bal… je gage dix contre un que, s’il ne sabre ni ne caresse de parti pris l’assemblée, il ne produira qu’un livre absurdissime. Quelle scène est-ce en effet ? Morale ou immorale ? Le diable saurait qu’en dire, mais un homme sérieux, allons donc ! il fera un livre à jeter et à conspuer. »

C’est ainsi que, de retour du bal du gouverneur, raisonna notre héros sur les bals en général ; ne dansant point, il était amer et injuste au sujet de la danse ; mais il y avait à son injustice une cause dont il ne voulait pas tenir compte : il avait du dépit, non pas contre les bals en général (et celui-ci lui avait même d’abord été fort agréable), mais de ce qu’il avait été tenu en échec par un affronteur, et tout à coup avait été vu sous un aspect des plus fâcheux, des plus équivoques. Sans doute, en y réfléchissant bien, il voyait que le mal n’était pas grand, qu’une sotte apostrophe comme celle qu’il venait d’essuyer là ne tirait nullement à conséquence, surtout quand la grosse affaire, la seule sérieuse, celle des âmes, avait été menée à bonne fin. Mais l’homme est étrange ; ce qui blessait le plus cruellement Tchitchikof, c’était de voir manquer de bienveillance pour lui ces gens-là mêmes dont il faisait peu d’estime, et dont il condamnait si impitoyablement la vanité et la ruineuse élégance. Ceci le dépitait d’autant plus qu’en tournant et retournant la question ainsi réduite, sous toutes les faces qu’elle pouvait présenter, il était amené à reconnaître clairement que le seul auteur de sa confusion n’était autre que lui-même.

Il ne s’emporta point contre sa propre personne, en quoi nous pensons qu’il eut raison. Tous tant que nous sommes, nous avons la même faiblesse, qui consiste dans un peu d’indulgence à l’endroit de notre caractère et de notre esprit ; tous nous aimons mieux, dans les cas de conscience difficiles, chercher sur qui faire retomber notre dépit, sur un valet, sur le voisin, sur un subalterne, s’il nous arrive à point sous la main, sur notre femme, sur notre table qui branle, sur notre chaise qui s’avise de se renverser contre la porte et de s’y briser ; à qui, à quoi ne s’en prend pas dame colère ? C’est ainsi, et bien plus directement, que notre héros trouva son homme, sur qui il déchargea en plein dos toute l’effervescence de son dépit de minuit. Le souffre-douleur pour l’occurrence, ce fut Nozdref, et en vérité, quoique absent et, je crois, plongé dans un profond sommeil, il reçut des avalanches de rudes paroles plus que jamais n’en essuya aucun bailli de son seigneur, aucun postillon d’aucun voyageur expérimenté, d’aucun capitaine, d’aucun général, d’aucun de ces personnages enfin qui, à toutes les vertes expressions devenues à bon droit classiques, en joignent une infinité qu’on admire, et qu’ils tirent spontanément de leur propre fonds. Vous saurez donc que tout le sommier de Nozdref, l’arbre généalogique de beaucoup des membres de sa famille, de la branche ascendante, ont eu terriblement à souffrir de cette énergique colère de notre héros.

Dans le temps même où Tchitchikof assis sur un fauteuil émérite, agité par l’insomnie, troublé par une pensée importune, faisait pleuvoir sur Nozdref et sur toute sa race une rude grêle d’épithètes ; quand le moucheron de la chandelle qu’il avait devant lui s’était fleurdelisé au point de rendre toute clarté impossible, quand au dehors régnait encore une nuit impénétrable, mais déjà bien près de bleuir devant l’aube matinale ; quand au loin les coqs hasardaient un premier et timide échange de coups de gosier, comme pour régler à l’avance le diapason de leurs chants ; quand, dans la ville livrée à son meilleur somme, errait peut-être sans grand souci, à cette heure, quelqu’une de ces piteuses personnalités déclassées, qui ne connaissent de route que ces chemins beaucoup trop effondrés, battus, hélas ! par le pied pesant de la triste ivrognerie russe du plus bas étage ; à cette même heure extrême de la nuit, à l’autre bout de la ville, se passait une chose bien simple, qui pourtant allait ajouter son lourd pavé au désagrément de la situation de notre héros.

Là, dans un dédale entre-croisé de ruelles raboteuses, cahotait en louvoyant, festonnant, montant et redescendant, un étrange petit véhicule qu’il ne fût venu à l’idée de personne de nommer tarantas, koliaska[3] ni britchka, et qui, jusqu’à un certain point, ressemblait à une monstrueuse citrouille, accidentée dans sa forme, et qu’on aurait solidement montée sur deux roues au moyen d’un essieu de bois de chêne. Les bajoues de ce potiron s’ouvraient en portières et portaient encore trace de la fine écorce jaunâtre qu’on avait pu y remarquer jadis ; mais elles se refermaient très-mal, à raison du mauvais état des mains et des pênes, auxquels il était suppléé par des clous et des bouts de corde éraillés. Ce véhicule cucurbite était encombré de coussins d’indienne en forme de blagues à tabac, de traversins et d’oreillers ordinaires, rembourrés de sacs de pains de sept ou huit sortes de pâte plus ou moins cuite, plus ou moins fondante, plus ou moins fade ou épicée. Il y avait, outre cela, deux sortes de pâtés qui dominaient toute cette victuaille. Le marchepied d’arrière était occupé par un laquais à titre héréditaire, en veste ronde d’une étoffe toute spéciale, toute locale, en barbe de trois semaines d’un roux tournant tout à fait au gris, bref, par celui qui, du matin au soir, s’entend appeler et toujours du nom de mâloï[4]. Le grincement des crampons rouillés et de l’essieu réveillèrent dans une autre partie de la ville un hallebardier-garde, qui, en soulevant son arme, se mit, sans être encore bien réveillé, à crier : Qui vive ? d’une voix à s’en effrayer lui-même ; mais, voyant que nul vivant ne passait dans son cercle d’activité, il se mit à regarder, à la brune clarté du réverbère de sa guérite, le collet de sa houppelande, et y surprit je ne sais quel petit vampire qu’il accusa peut-être de lui avoir fait jeter le haut cri de tout à l’heure, car il lui donna impitoyablement la mort entre deux ongles. Après cette exécution sommaire, il posa sa hallebarde dans l’entrée de son échoppe, et aussitôt se rendormit ainsi que le permet, je suppose, le statut particulier de cet ordre de chevalerie, à la suite d’un fait d’armes.

Les chevaux du véhicule, cependant, tombaient souvent sur leurs genoux, d’abord parce qu’ils n’étaient pas ferrés, et il paraît que le doux pavé des villes leur était resté à peu près inconnu. La colymâga[5], après avoir doublé encore sept ou huit coins de rues, pénétra enfin dans une ruelle sombre, passa devant une toute petite église paroissiale dédiée à saint Nicolas, et s’arrêta à la grande porte de la protopopesse[6]. Du char à forme de citrouille descendit une fille coiffée d’un mouchoir, empaquetée dans une tëlogreïka[7], et secoua la grande porte avec toute la force qu’aurait pu y mettre un homme bien constitué, par exemple le petit en veste ronde qui, immédiatement après, fut tiraillé et remis sur ses pieds, mais qui, dans le premier moment, dormait comme une âme morte. Les chiens de la cour aboyèrent, et la porte cochère, bâillant avec bruit, avala enfin, non sans peine, le grotesque véhicule. Celui-ci eut à se faire un passage dans une cour d’une part très-exiguë, et d’une autre encombrée de bois à brûler, de vieux chevrons, de tonneaux défoncés, de cages à poules, et de vingt sortes de vieux paniers. La fille qui menait les chevaux par la bride, les arrêta au pied d’une porte couverte. Là une vieille dame mit pied à terre ; cette dame n’était autre que la Korobotchka, la secrétairesse de collège que nous avons vue chez elle, dans ses domaines, passant un marché avec Tchitchikof, et se promettant de faire plus tard beaucoup d’autres affaires.

Notre ancienne connaissance, cette vieille dame, peu après le départ de notre héros, fut saisie d’une si vive inquiétude au sujet de la singulière vente qu’il lui avait fait faire, que, n’en ayant pu fermer l’œil de trois nuits entières, elle avait à la fin résolu, bien que ses chevaux ne fussent point ferrés, de se rendre à la ville, et, sous prétexte de s’informer à quel prix se vendent les âmes mortes, au cours du chef-lieu, de savoir enfin si, Dieu préserve ! elle n’avait pas été trompée, quelque chose lui disant qu’elle les avait cédées par inexpérience à ce marchand peut-être à un tiers ou même à un quart du prix réel de cette marchandise.

Quelle fut la conséquence immédiate de l’arrivée de Mme Korobotchka au chef-lieu, c’est ce que le lecteur saura par l’entretien de deux dames, entretien qui… Mais au lieu de le résumer, nous le donnerons mot pour mot dans notre neuvième chant que voici :

  1. Personnages des romans à la mode de 1835 à 1845.
  2. Talons de bottes à l'écuyère, et simplement hauts talons de chaussure.
  3. Calèche.
  4. Mâloï, petit pris substantivement ; on apostrophe de ce mot, en Russie, tout domestique dont on ne sait pas le nom, ou qu'on croirait honorer trop en le nommant par son nom, même le plus court ou très-abrégé. En France, au café ou à l'auberge, où l'on n'est qu'en passant, on apostrophe du nom de garçon l'homme qui vous sert, quel que soit son âge, et eût-il douze enfants, à la seule vue de la serviette ou du tablier qui vous fait reconnaître en lui un des serviteurs de ce lieu public où l'on n'a que faire des noms propres. Mais garçon est d'une application plus restreinte en français que petit en russe.
  5. Ancienne voiture de voyage des boïars de Pierre le Grand.
  6. Femme d'archiprêtre.
  7. Tëlogreïka ou chauffe-corps, sorte de grande camisole ouatée, très-chaude et sans manches.