Théâtre antérieur à la Renaissance/Callimaque

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Magnin.
Ed. Guerin et Cie (p. 15-22).

CALLIMAQUE


COMÉDIE


Séparateur


PERSONNAGES

CALLIMAQUE.

DRUSIANA.

ANDRONIQUE, mari de Drusiana.

FORTUNATUS, esclave d’Andronique.

L’APÔTRE SAINT JEAN.

LES AMIS DE CALLIMAQUE.

DIEU.




ARGUMENT.

Résurrection de Drusiana et de Callimaque. Drusiana étant morte dans le seigneur, Callimaque, qui l’avait aimée vivante, désolé de l’avoir perdue et aveuglé par une passion coupable, l’aima encore dans le tombeau plus qu’il ne devait. De là la morsure d’un serpent dont il mourut misérablement ; mais, graces aux prières de l’apôtre saint Jean, il est ressuscité, ainsi que Drusiana, et renaît dans le Christ.



Scène I.


CALLIMAQUE, ses amis.


CALLIMAQUE.

J’ai, mes amis, quelques mots à vous dire.

LES AMIS.

Usez de notre entretien aussi long-temps que vous voudrez.

CALLIMAQUE.

Je souhaiterais, si cette proposition ne vous déplaisait pas, que nous nous missions à l’abri des interrupteurs.

LES AMIS.

Nous sommes disposés à faire tout ce qui vous paraîtra convenable ou commode.

CALLIMAQUE.

Gagnons des lieux moins ouverts, afin qu’aucun importun ne vienne interrompre ce que j’ai à vous dire.

LES AMIS.

Comme il vous plaira.



Scène II.

Un appartement reculé.

LES PRÉCÉDENTS.
CALLIMAQUE.

Je suis, mes amis, depuis long-temps en proie à une peine profonde, à une peine que j’espère adoucir par vos conseils.

LES AMIS.

Il est juste que la communauté de sympathies nous fasse ressentir ce que la mauvaise fortune apporte de bien ou de mal à chacun de nous.

CALLIMAQUE.

Oh ! plût à Dieu que vous voulussiez prendre une part de ma souffrance en y compatissant !

LES AMIS.

Apprenez-nous quels sont vos chagrins, et, si leur gravité l’exige, nous y compatirons ; sinon, nous nous efforcerons de disdistraire traire votre esprit d’une préoccupation funeste.

CALLIMAQUE.

J’aime !

LES AMIS.

Qu’aimez-vous ?

CALLIMAQUE.

Une chose belle et pleine de graces.

LES AMIS.

La grace et la beauté sont des attributs qui ne s’appliquent pas à un seul ordre d’objets ni à tous les individus d’un même ordre[1]. Aussi ne nous avez-vous pas fait comprendre par ces mots l’être particulier que vous aimez.

CALLIMAQUE.

Eh bien ! je me servirai du nom de femme.

LES AMIS.

Sous ce nom de femme, les comprenez-vous toutes ?

CALLIMAQUE.

Non pas toutes généralement, mais une en particulier.

LES AMIS.

Ce qu’on dit d’un sujet ne peut s’entendre que quand le sujet est déterminé. Si donc vous voulez que nous connaissions les attributs, dites-nous d’abord quelle est la substance.

CALLIMAQUE.

Drusiana.

LES AMIS.

La femme du prince Andronique !

CALLIMAQUE.

Elle-même.

UN AMI.

Vous rêvez, Callimaque ; cette femme a été purifiée par le baptême.

CALLIMAQUE.

Que m’importe ? pourvu que je puisse la rendre favorable à mon amour !

LES AMIS.

Vous ne le pourrez pas.

CALLIMAQUE.

Pourquoi cette défiance ?

LES AMIS.

Parce que vous entreprenez une chose trop difficile.

CALLIMAQUE.

Suis-je le premier qui tente une chose difficile, et de nombreux exemples ne doivent-ils pas m’encourager à tout oser ?

UN AMI.

Écoutez-moi, frère : celle pour laquelle vous brûlez, suit la doctrine de l’apôtre saint Jean ; elle s’est vouée entièrement à Dieu, à tel point que rien n’a pu lui persuader de rentrer dans le lit de son époux Andronique, homme très chrétien. Encore bien moins consentira-t-elle à satisfaire vos vains désirs.

CALLIMAQUE.

Je vous ai demandé des consolations, et vous enfoncez le désespoir dans mon cœur !

LES AMIS.

Feindre, c’est tromper ; celui qui flatte vend la vérité.

CALLIMAQUE.

Puisque vous me refusez votre secours, j’irai trouver Drusiana et par mes discours passionnés j’amènerai son âme à partager mon amour.

LES AMIS.

Vous n’y parviendrez pas.

CALLIMAQUE.

C’est qu’alors j’aurai les destins contre moi[2]

LES AMIS.

C’est une épreuve à tenter.



Scène III.


CALLIMAQUE, DRUSIANA.


CALLIMAQUE.

C’est à vous que je parle, Drusiana, à vous que j’aime du plus profond-de mon âme.

DRUSIANA.

Je ne comprends pas, Callimaque, ce que vous voulez de moi en m’adressant la parole.

CALLIMAQUE.

Vous ne le comprenez pas !

DRUSIANA.

Non

CALLIMAQUE.

Je veux vous parler d’abord de mon amour.

DRUSIANA.

Qu’entendez-vous par votre amour ?

CALLIMAQUE.

J’entends que je vous aime plus que toutes choses au monde.

DRUSIANA.

Quels sont les liens du sang, quels sont les nœuds formés par les lois qui vous portent à m’aimer ?

CALLIMAQUE.

Votre beauté.

DRUSIANA.

Ma beauté !

CALLIMAQUE.

Oui, sans doute.

DRUSIANA.

Quel rapport y a-t-il entre ma beauté et vous ?

CALLIMAQUE.

Hélas ! presque aucun jusqu’à ce jour ; mais j’espère que bientôt il en sera différemment.

DRUSIANA.

Loin de moi ! loin de moi ! infame suborneur ! je rougirais d’échanger plus longtemps des paroles avec vous. Je le vois, vous êtes rempli des ruses du démon !

CALLIMAQUE.

Ma Drusiana ! ne repoussez pas un homme qui vous aime, un homme qui vous est attaché par toutes les puissances de son âme ! Répondez à mon amour.

DRUSIANA.

Je ne fais pas le moindre cas de votre langage corrupteur ; je n’ai que du dégoût pour vos désirs impurs et je méprise profondément votre personne.

CALLIMAQUE.

Je ne me suis pas encore laissé emporter à la colère, parce que je pense que peut-être la pudeur vous empêche d’avouer l’effet que ma tendresse produit sur vous.

DRUSIANA.

Votre tendresse n’excite en moi que l’indignation.

CALLIMAQUE.

Je crois que vous ne tarderez pas à changer de sentiments.

DRUSIANA.

Je n’en changerai jamais, soyez-en sûr.

CALLIMAQUE.

Peut-être.

DRUSIANA.

Homme insensé ! amant égaré ! pourquoi te tromper ainsi toi-même ? pourquoi t’abuser par un vain espoir ? Par quelle raison, par quel aveuglement peux-tu espérer que je cède à tes folles prétentions, moi qui depuis long-temps me suis abstenue de partager la couche légitime de mon mari ?

CALLIMAQUE.

J’en atteste le ciel et les hommes ! Drusiana ! si tu ne consens à répondre à mon amour, je ne prendrai ni repos ni relâche que je ne t’aie fait tomber dans mes pièges !


Scène IV.

DRUSIANA, seule.

Hélas ! Seigneur Jésus-Christ ! que me sert d’avoir fait profession de chasteté ? ma beauté n’en a pas moins été un appât pour ce jeune fou. Voyez mon effroi, Seigneur ; voyez de quelle douleur je suis pénétrée. Je ne sais ce qu’il faut que je fasse : si je dénonce l’audace de Callimaque, je causerai peut-être des discordes civiles ; si je me tais, je ne pourrai sans ton secours, ô mon Dieu ! éviter les embûches du démon. Ordonne plutôt, ô Christ ! que je meure en toi bien vite, afin que je ne sois pas une occasion de chute pour ce jeune voluptueux !



Scène V.

ANDRONIQUE, seul.

Infortuné que je suis ! Drusiana vient de trépasser subitement ! Je cours appeler saint Jean.



Scène VI.

ANDRONIQUE, JEAN.
JEAN.

Pourquoi vous affligez-vous de la sorte, Andronique ? pour quel sujet coulent vos larmes ?

ANDRONIQUE.

Hélas ! hélas ! seigneur ! ma propre vie m’est devenue un fardeau.

JEAN.

À quel malheur êtes-vous en proie ?

ANDRONIQUE.

Drusiana, votre disciple…

JEAN.

A-t-elle quitté sa dépouille humaine ?

ANDRONIQUE.

Hélas ! vous l’avez dit.

JEAN.

Il n’est nullement convenable de verser des pleurs sur ceux dont nous croyons les âmes heureuses dans le repos céleste.

ANDRONIQUE.

Je ne doute pas que son âme, comme vous l’assurez, ne goûte les joies éternelles, et que son corps, innaccessible à la corruption, ne ressuscite au jour marqué. Une chose cependant me pénètre de tristesse ; c’est que par ses vœux elle ait, devant moi, invité la mort à venir la prendre.

JEAN.

Savez-vous quel a été son motif ?

ANDRONIQUE.

Oui, je le sais, et je vous l’apprendrai, si je parviens un jour à me guérir de ma douleur présente.

JEAN.

Allons près d’elle et mettons tous nos soins à célébrer convenablement ses obsèques.

ANDRONIQUE.

Je possède non loin d’ici un tombeau de marbre ; nous y déposerons ses restes. Je chargerai Fortunatus un de mes esclaves, de la garde de ce monument.

JEAN.

Il est convenable que Drusiana soit inhumée avec honneur. Puisse Dieu faire jouir son âme de la joie et de la paix éternelles !


Scène VII.

CALLIMAQUE, FORTUNATUS.
CALLIMAQUE.

Qu’arrivera-t-il de tout ceci, Fortunatus ? La mort même de Drusiana n’a pu éteindre mon amour.

FORTUNATUS.

Votre situation est déplorable.

CALLIMAQUE.

Je meurs si ton adresse ne vient à mon aide.

FORTUNATUS.

Que puis-je faire pour vous secourir ?

CALLIMAQUE.

Tu peux faire que je la voie encore, quoi que morte.

FORTUNATUS.

Son corps, j’en suis sûr, est aussi beau que pendant sa vie ; cela vient de ce qu’il n’a pas été flétri par une longue maladie. Elle a succombé à une fièvre légère, vous le savez.

CALLIMAQUE.

Plût à Dieu que je n’en eusse pas la preuve trop certaine !

FORTUNATUS.

Si vous voulez payer généreusement ma complaisance, je livrerai le corps de Drusiana à vos désirs.

CALLIMAQUE.

Prends d’abord tout ce que j’ai sous la main et sois sûr que tu recevras de moi beaucoup plus ensuite.

FORTUNATUS.

Eh bien ! allons vite à la tombe.

CALLIMAQUE.

Ce n’est pas moi que tu accuseras de lenteur.



Scène VIII.

LES PRECEDENTS, DRUSIANA, couchée dans son cercueil.
FORTUNATUS.

Voici le corps. Ces traits ne sont pas ceux d’une morte ; ces membres conservent la fraîcheur de la vie, faites d’elle selon vos désirs.

CALLIMAQUE.

Ô Drusiana ! Drusiana ! quelle tendresse de cœur je t’avais vouée ! comme je t’aimais sincèrement et du fond de mes entrailles Et toi, tu m’as toujours repoussé ! toujours tu as contredit mes vœux Maintenant il est en mon pouvoir de pousser contre toi mes violences aussi loin que je voudrai. !

FORTUNATUS.

Ô ciel ! ciel ! un horrible serpent s’avance vers nous !

CALLIMAQUE.

Malheur à moi ! Fortunatus ! pourquoi m’as-tu séduit ? pourquoi m’as-tu conseillé un crime si détestable ? Voici que tu meurs sous les blessures de ce reptile, et moi j’expire avec toi de terreur.



Scène IX.

JEAN, ANDRONIQUE, ensuite DIEU.
JEAN.

Andronique, allons au tombeau de Drusiana pour recommander son âme à Jésus-Christ dans nos prières.

ANDRONIQUE.

Il convient, en effet, que votre sainteté n’oublie pas celle qui avait mis toute sa confiance en vous.

(Dieu leur apparaît.)
JEAN.

Voyez ! Andronique, le Dieu invisible se montre à nous sous une forme visible. Il a pris les traits d’un beau jeune homme.

ANDRONIQUE.

Je tremble de crainte.

JEAN.

Seigneur Jésus, pourquoi avez-vous daigné vous manifester en ce lieu à vos serviteurs ?

DIEU.

C’est en faveur de Drusiana et pour la résurrection de celui qui est étendu mort près de sa tombe que je viens vers vous ; je veux que mon nom soit glorifié en eux.

ANDRONIQUE, à Jean.

Avec quelle promptitude le Seigneur est remonté au ciel !

JEAN.

La cause de ce que je vois m’échappe.

ANDRONIQUE.

Hâtons notre marche ; peut-être, lorsque nous serons arrivés au tombeau de Drusiana, parviendrez-vous à voir de vos yeux ce qui, de votre aveu, échappe en ce moment à votre intelligence.



Scène X.

LES PRÉCÉDENTS, les corps de DRUSIANA, de FORTUNATUS et de CALLIMAQUE.
JEAN.

Au nom du Christ, que vois-je ici ? quel est ce prodige ? Le sépulcre est ouvert, le corps de Drusiana est hors de sa tombe ; à côté gissent deux cadavres enlacés dans les nœuds d’un serpent ;

ANDRONIQUE.

Je devine ce que cela signifie. Durant sa vie, ce jeune Callimaque aima Drusiana d’un amour criminel. Drusiana en fut contristée ; le chagrin qu’elle en conçut lui donna la fièvre ; elle invita la mort à venir la visiter.

JEAN.

Est-il possible que l’amour de la chasteté l’ait poussée à former un pareil vœu ?

ANDRONIQUE.

Après la mort de celle qu’il aimait, ce jeune insensé accablé de regrets et désespéré de n’avoir pu commettre le crime qu’il méditait, aura senti augmenter sa passion et s’irriter de plus en plus le feu de ses désirs.

JEAN.

Endurcissement digne de pitié !

ANDRONIQUE.

Je ne doute pas qu’il n’ait séduit à prix d’argent ce méchant esclave pour obtenir qu’il lui fournît l’occasion de commettre ce crime.

JEAN.

Oh ! forfait inouï !

ANDRONIQUE.

Le Seigneur les aura, comme je le vois, frappés tous deux de mort, pour les empêcher de mettre à exécution leur dessein criminel.

JEAN.

Ils ne peuvent se plaindre de ce châtiment.

ANDRONIQUE.

Ce qui dans cet événement m’étonne le plus, c’est que la voix de Dieu ait plutôt annoncé la résurrection de celui dont la volonté fut coupable, que celle de l’homme qui n’a été que son complice, cela vient peut-être de ce que l’un, entraîné par les vives séductions de la chair, a failli sans discernement, tandis que l’autre a péché par pure malice.

JEAN.

Avec quelle équité l’arbitre suprême juge les actions des hommes et dans quelle juste balance il pèse les mérites de chacun, c’est ce qu’il est difficile de savoir et ce que personne ne peut expliquer ; car le mystère des jugements divins passe de bien loin la sagacité humaine.

JEAN.

Oui, nous n’avons pas pour les jugements de Dieu assez d’admiration ; nous voyons les événements, mais la science nous manque pour en discerner les causes.

JEAN.

Ce n’est qu’après les faits accomplis que le résultat nous révèle le secret des choses.

ANDRONIQUE.

Et bien ! commencez donc, je vous prie, bienheureux Jean, à faire ce qui doit être fait ! ressuscitez Callimaque, pour que nous arrivions au dénouement de cette aventure compliquée.

JEAN.

Je pense qu’il me faut d’abord invoquer le nom du Christ pour chasser le serpent ; ensuite je ressusciterai Callimaque.

ANDRONIQUE.

Vous avez raison ; c’est le moyen d’empêcher que ce jeune homme ne soit blessé de nouveau par les morsures de ce reptile.


JEAN, au serpent.

Éloigne-toi d’ici, bête cruelle ! car cet homme doit dorénavant servir le Christ[3].

ANDRONIQUE.

Quoique cette brute soit privée de raison, son oreille au moins n’est pas sourde ; elle a entendu sur-le-champ votre ordre.

JEAN.

Ce n’est pas à ma puissance, mais à celle du Christ qu’elle a obéi.

ANDRONIQUE.

Aussi a-t-elle disparu plus vite que la parole [4].

JEAN.

Dieu infini, et que nul espace ne peut contenir ; être simple et incommensurable, qui seul es ce que tu es ; qui, réunissant deux substances dissemblables, as de l’une et de l’autre créé l’homme, et qui, désunissant ces deux principes, divises ce qui ne formait qu’un tout ordonne que le souffle de vie rentre dans ce corps ; permets que l’union rompue se rétablisse et que Callimaque ressuscite homme parfait comme auparavant, et tu seras glorifié par toutes les créatures, toi qui peux seul opérer de tels miracles !

ANDRONIQUE.

Amen. Tenez ! regardez. ! voici Callimaque qui commence à respirer l’air vital ! Seulement la stupeur le rend encore immobile.


JEAN.

Jeune homme, au nom du Christ, levez-vous ! et quelques crimes que vous ayez commis, confessez-les ; à quelques tentations coupables que vous ayez été exposé, dites-le, pour que la vérité ne nous reste pas cachée.

CALLIMAQUE.

Je ne puis nier que je ne sois venu ici dans une intention criminelle. J’étais consumé par une mélancolie funeste ; je ne pouvais apaiser le feu de mes désirs pervers.

JEAN.

Quelle démence, quelle frénésie s’était emparée de vous pour oser vouloir outrager les restes de cette chaste femme ?

CALLIMAQUE.

J’étais entraîné par ma propre folie et par les suggestions captieuses de ce Fortunatus.

JEAN.

Avez-vous eu, trois fois infortuné, le malheur de parvenir à commettre le mal que vous désiriez ?

CALLIMAQUE.

Non ; j’eus la possibilité de vouloir, mais le pouvoir d’exécuter m’a manqué.

JEAN.

Quel obstacle vous arrêta ?

CALLIMAQUE.

À peine avais-je écarté le suaire et posé une main profane sur ce corps inanimé, que Fortunatus, le fauteur et l’instigateur de ce crime, périt sous les morsures d’un serpent.

ANDRONIQUE.

Ô juste punition !

CALLIMAQUE.

Alors je vis un jeune homme d’un aspect terrible ; sa main recouvrit respectueusement le corps ; de sa face rayonnante des étincelles jaillirent sur le tombeau ; une d’elles atteignit mon visage, et, en même temps, une voix se fit entendre qui me cria : « Callimaque, il faut que tu meures pour vivre » ! À ces mots j’expirai.

JEAN.

Œuvre de la grace céleste, qui ne se complaît pas dans la perte des impies !

CALLIMAQUE.

Vous avez entendu les misères de ma chute ; ne tardez pas à m’accorder le remède de votre miséricorde.

JEAN.

Je ne différerai pas.

CALLIMAQUE.

Car je suis confus et contristé jusqu’au fond de l’âme ; je souffre, je gémis, je pleure sur mon horrible sacrilège.

JEAN.

Ce n’est pas sans raison ; un si grave délit attend le remède d’une pénitence qui ne peut pas être légère.

CALLIMAQUE.

Oh ! plût à Dieu que je pusse vous découvrir le fond de mon cœur ! vous y verriez l’amertume du regret qui m’accable, et vous compatiriez à mon repentir.

JEAN.

Je me réjouis de cette douleur ; je sens que cette tristesse ne peut que vous être salutaire.

CALLIMAQUE.

J’ai en horreur ma vie passée ; je n’ai plus que du dégoût pour les plaisirs illicites.

JEAN.

C’est avec raison.

CALLIMAQUE.

Je me repens du crime que j’ai commis.

JEAN.

Vous le devez.

CALLIMAQUE.

J’ai tant de déplaisir de ce que j’ai fait que je ne saurais goûter ni le désir ni le bonheur de vivre, à moins que, renaissant en Jésus-Christ, je ne mérite de devenir meilleur.

JEAN.

Je ne doute pas que la grace d’en-haut ne se manifeste en vous.

CALLIMAQUE.

Ne tardez donc pas, ne différez pas à relever mon abattement, à adoucir ma tristesse par vos consolations, afin qu’aidé de vos avis et sous votre direction, de gentil je devienne chrétien, et de mondain que j’étais je devienne chaste, pour que sous votre conduite, j’entre dans la voie de la vérité et vive selon les préceptes de la promission divine.

JEAN.

Béni soit le fils unique du Tout-Puissant, qui a bien voulu participer à notre faiblesse ! Ô mon fils Callimaque ! béni soit le Christ dont la clémence vous a tué et qui vous a vivifié par la mort ! Béni soit celui qui, par ce faux semblant de trépas, a délivré sa créature de la mort de l’âme !

ANDRONIQUE.

Chose inouïe et digne de toute notre admiration !

JEAN.

Ô Christ ! rédemption du monde, holocauste offert pour nos péchés ! je ne sais par quelles louanges te célébrer dignement. J’adore avec crainte ta bénigne clémence et ta clémente patience, Christ, qui tantôt traites les pécheurs avec une douceur de père, tantôt les châties avec une juste sévérité et les forces à la pénitence.

ANDRONIQUE.

Gloire à sa divine miséricorde !

JEAN.

Qui aurait osé le croire ? qui l’aurait espéré ? La mort trouve Callimaque occupé à satisfaire ses désirs coupables ; elle l’enlève au milieu du crime, et ta miséricorde, ô Seigneur ! daigne le rappeler à la vie et lui rendre des chances de pardon ! Que ton saint nom soit béni dans tous les siècles, ô toi qui seul opères de si éclatants prodiges !

ANDRONIQUE.

Et moi, ô bienheureux Jean ! ne tardez pas à me consoler ! car l’amour que je porte à Drusiana ne laissera aucun repos à mon âme jusqu’à ce que je l’aie vue elle aussi ressuscitée.

JEAN.

Drusiana ! que notre Seigneur Jésus-Christ vous ressuscite !

DRUSIANA.

Gloire et honneur à vous, Jésus-Christ, qui me faites revivre !

CALLIMAQUE.

Ô ma Drusiana ! que graces soient rendues à celui qui vous sauve, à celui qui vous fait renaître dans la joie, vous dont le dernier jour fut accablé d’affliction !

DRUSIANA.

Ô mon vénérable père, bienheureux Jean, il est digne de votre sainteté qu’après avoir ressuscité Callimaque qui m’aima d’un amour coupable, vous ressuscitiez aussi l’esclave qui a violé mon tombeau.

CALLIMAQUE.

Apôtre du Christ, ne croyez point qu’il soit digne de vous de délivrer des liens de la mort ce traître, ce malfaiteur qui m’a trompé, qui m’a séduit, qui m’a provoqué à commettre un horrible attentat.

JEAN.

Vous ne devez point lui envier la grace de la clémence divine.

CALLIMAQUE.

Non, il ne mérite pas la résurrection, celui qui fut cause de la perte de son prochain.

JEAN.

La loi de notre religion nous enseigne qu’un homme doit remettre ses offenses à un autre homme, s’il souhaite que Dieu lui remette les siennes[5].

ANDRONIQUE.

Cela est juste.

JEAN.

Car le fils unique de Dieu, le premier né de la Vierge, qui seul est venu au monde pur, immaculé et exempt de la tache du péché originel, a rencontré tous les hommes courbés sous le poids du péché.

ANDRONIQUE.

Cela est vrai.

JEAN.

Il ne trouva aucun juste, aucun homme digne de sa miséricorde, et cependant il ne méprisa personne, il n’excepta personne de sa grace et de sa charité ; mais il s’offrit lui-même et donna sa vie précieuse pour le salut de tous.

ANDRONIQUE.

Si l’innocent n’eût pas été mis à mort, nul homme n’eût été justement sauvé.

JEAN.

Aussi ne se réjouit-il pas de la perte des hommes, lui qui se rappelle les avoir rachetés de son sang précieux !

ANDRONIQUE.

Graces lui soient rendues !

JEAN.

C’est pourquoi nous ne devons pas envier à notre prochain la miséricorde divine, que nous voyons avec joie abonder en nous sans que nous l’ayons méritée.

CALLIMAQUE.

Votre remontrance m’a effrayé.

JEAN.

Néanmoins, pour ne pas paraître résister à votre désir, Fortunatus ne sera pas ressuscité par moi, mais par Drusiana, qui en a reçu le pouvoir de Dieu.

DRUSIANA.

Substance divine, qui seule es vraiment immatériellement sans forme ! toi qui as modelé l’homme à ton image[6] et qui as inspiré à ta créature le souffle de vie, permets que le corps matériel de Fortunatus recouvre sa chaleur et redevienne une âme vivante, afin que notre triple résurrection tourne à ta louange, vénérable Trinité !

JEAN.

Amen.

DRUSIANA.

Réveillez-vous, Fortunatus, et, par l’ordre du Christ, rompez les liens de la mort !

FORTUNATUS.

Qui me prend par la main et me relève ? qui a parlé pour me faire revivre ?

JEAN.

Drusiana.

FORTUNATUS.

Eh quoi ! c’est Drusiana qui me ressuscite !

DRUSIANA.

Elle-même.

FORTUNATUS.

N’avait-elle pas succombé, il y a quelques jours, à une mort imprévue ?

JEAN.

Oui, mais elle vit maintenant en Jésus-Christ.

FORTUNATUS.

Et pourquoi Callimaque a-t-il cet air grave et modeste ? pourquoi ne laisse-t-il pas éclater, selon sa coutume, son amour effréné pour Drusiana ?

ANDRONIQUE.

Parce que, renonçant à sa passion coupable, il s’est transformé en un vrai disciple du Christ.

FORTUNATUS.

Non, cela n’est pas.

JEAN.

Il en est ainsi.

FORTUNATUS.

Eh bien ! si, comme vous me l’assurez, Drusiana m’a ressuscité, et si Callimaque croit en Jésus-Christ, je rejette la vie, je fais volontairement choix de la mort ; j’aime mieux ne pas exister que de voir abonder à ce point en eux la grace et la vertu.

JEAN.

Ô étonnante envie du démon ! ô malice de l’antique serpent qui fit goûter la coupe de la mort à nos premiers pères et qui ne cesse de gémir sur la gloire des justes ! Ce malheureux Fortunatus, rempli d’un venin diabolique ressemble à un mauvais arbre qui ne produit que des fruits amers. Qu’il soit donc retranché du collège des justes et rejeté de la société de ceux qui craignent le Seigneur ; qu’il soit précipité dans le feu d’un éternel supplice pour y être torturé sans jouir d’un seul intervalle de rafraîchissement.

ANDRONIQUE.

Voyez comme les blessures que le serpent lui a faites se gonflent ! Il tourne de nouveau à la mort ; il trépassera plus vite que je n’aurai parlé.

JEAN.

Qu’il meure et qu’il devienne un des colons de l’enfer, lui qui par haine de son prochain a refusé de vivre.

ANDRONIQUE.

Punition effroyable !

JEAN.

Rien n’est plus effroyable que l’envieux ; nul n’est plus coupable que le superbe.

ANDRONIQUE.

Ils sont tous deux à plaindre.

JEAN.

Le même homme est toujours en proie à ces deux vices ; l’un ne va jamais sans l’autre.

ANDRONIQUE.

Expliquez-moi votre pensée plus clairement.

JEAN.

Le superbe est envieux et l’envieux est superbe, parce qu’un esprit rongé par l’envie ne pouvant souffrir d’entendre l’éloge du prochain et cherchant à déprimer ceux qui le surpassent en perfection, s’irrite d’être placé au-dessous des plus dignes et s’efforce orgueilleusement d’être mis au-dessus de ses égaux.

ANDRONIQUE.

Effectivement.

JEAN.

De là vint que ce misérable était blessé au fond du cœur et qu’il ne put supporter l’humiliation de se reconnaître inférieur à ceux dans lesquels il voyait briller avec plus d’éclat la grace divine.

ANDRONIQUE.

Je comprends enfin maintenant pourquoi Fortunatus n’a pas été admis au nombre de ceux qui se sont levés de leur tombe, et pourquoi il devait mourir plus tôt qu’eux.

JEAN.

Il méritait ce double trépas, d’abord pour avoir outragé une sépulture qui lui était confiée, ensuite pour avoir poursuivi de sa haine injuste ceux qui étaient ressuscités.

ANDRONIQUE.

Il a cessé de vivre, le malheureux !

JEAN.

Retirons-nous et laissons le démon reprendre son fils. Nous, cependant, pour célébrer dignement la conversion miraculeuse de Callimaque et cette double résurrection, passons ce jour dans la joie, rendant graces à Dieu, ce juge équitable, ce pénétrant scrutateur de toutes les consciences, qui seul voit tout, dispose tout comme il convient, et distribue à chacun, selon qu’il l’en reconnaît digne, les récompenses ou le supplice. À lui seul l’honneur, la vertu, la force, la victoire ! à lui seul la gloire et le triomphe pendant la durée infinie des siècles ! Amen.


FIN DE CALLIMAQUE.
  1. Nec in solo, nec in omni. La savante religieuse emploie la langue meme de l’école.
  2. Quippe vetar fatis. Virgile ! encore Virgile !
  3. Formule d’exorcisme.
  4. Ce jeu de scène peut donner une idée assez avantageuse de l’habileté du machiniste de Gandersheim.
  5. Ce sont presque les belles paroles du duc de Guise, si heureusement transportées par Voltaire dans la tragédie d’Alzire.
  6. Sans forme… à ton image ! Il échappe ici à la docte théologienne une étrange contradiction dans les termes.