Épîtres (Voltaire)/Épître 96

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 387-389).


ÉPÎTRE XCVI.


À HENRI IV,
SUR CE QU’ON AVAIT ÉCRIT À L’AUTEUR QUE PLUSIEURS CITOYENS DE PARIS S’ÉTAIENT MIS À GENOUX DEVANT LA STATUE ÉQUESTRE DE CE PRINCE PENDANT LA MALADIE DU DAUPHIN[1].


(1766)


Intrépide soldat, vrai chevalier, grand homme,
Bon roi, fidèle ami, tendre et loyal amant,
Toi que l’Europe a plaint d’avoir fléchi sous Rome,
Sans qu’on osât blâmer ce triste abaissement,
Henri, tous les Français[2] adorent ta mémoire :
Ton nom devient plus cher et plus grand chaque jour ;
Et peut-être autrefois quand j’ai chanté ta gloire
Je n’ai point dans les cœurs affaibli tant d’amour.
Un des beaux rejetons de ta race chérie,
Des marches de ton trône au tombeau descendu,
Te porte, en expirant, les vœux de ta patrie,
Et les gémissements de ton peuple éperdu.
Lorsque la Mort sur lui levait sa faux tranchante,
On vit de citoyens une foule tremblante
Entourer ta statue et la baigner de pleurs ;
C’était là leur autel, et, dans tous nos malheurs,
On t’implore aujourd’hui[3] comme un dieu tutélaire.
La fille qui naquit aux chaumes de Nanterre,
Pieusement célèbre en des temps ténébreux[4] ;

N’entend point nos regrets, n’exauce point nos vœux,
De l’empire français n’est point la protectrice.
C’est toi, c’est ta valeur, ta bonté, ta justice.
Qui préside à l’État raffermi par tes mains.
Ce n’est qu’en t’imitant qu’on a des jours prospères ;
C’est l’encens qu’on te doit : les Grecs et les Romains
Invoquaient des héros, et non pas des bergères.
Oh ! si de mes déserts, où j’achève mes jours,
Je m’étais fait entendre[5] au fond du sombre empire !
Si, comme au temps d’Orphée, un enfant de la lyre
De l’ordre des destins[6] interrompait le cours !
Si ma voix… ! Mais tout cède à leur arrêt suprême :
Ni nos chants, ni nos cris, ni l’art et ses secours,
Les offrandes, les vœux, les autels[7], ni toi-même,
Rien ne suspend la mort. Ce monde illimité
Est l’esclave éternel de la fatalité.
À d’immuables lois Dieu soumit la nature.
Sur ces monts entassés, séjour de la froidure,
Au creux de ces rochers, dans ces gouffres affreux,
Je vois des animaux maigres, pâles, hideux,
Demi-nus, affamés, courbés sous l’infortune ;
Ils sont hommes pourtant : notre mère commune[8]
A daigné prodiguer des soins aussi puissants
À pétrir de ses mains leur substance mortelle,
Et le grossier instinct qui dirige leurs sens,
Qu’à former les vainqueurs de Pharsale et d’Arbelle.
Au livre des destins tous leurs jours sont comptés ;
Les tiens l’étaient aussi. Ces dures vérités

Épouvantent le lâche et consolent le sage.
Tout est égal au monde : un mourant n’a point d’âge.
Le dauphin le disait au sein de la grandeur,
Au printemps de sa vie, au comble du bonheur ;
Il l’a dit en mourant, de sa voix affaiblie,
À son fils, à son père, à la cour attendrie,
Ô toi ! triste témoin de son dernier moment,
Qui lis de sa vertu ce faible monument,
Ne me demande point ce qui fonda sa gloire,
Quels funestes exploits assurent sa mémoire[9],
Quels peuples malheureux on le vit conquérir.
Ce qu’il fit sur la terre… il t’apprit à mourir !



  1. Le dauphin, père de Louis XVI, Louis XVIII, et Charles X, est mort le 20 décembre 1765. L’Épître à Henri IV est de janvier 1766 ; elle est imprimée dans le Journal encyclopédique du 1er  février, sauf quelques vers que supprimèrent les éditeurs. Les vers supprimés sont les 3e, 4e, 18e, 19e, 20e, 21e, la fin du 25e, et le 26e. (B.)
  2. Variante :
    Henri, tous nos Français.
  3. Variante :
    Nous t’implorons encor.
  4. Variante :
    Pieusement célèbre en des temps ténébreux,
    A vu sans s’alarmer qu’on t’adressât des vœux.
    Elle-même avec nous t’eût rendu cet hommage ;
    Tu l’as trop mérité : c’est toi, c’est ton courage
    Qui préside à l’État raffermi par tes mains, etc.
    — Voltaire n’avait fait les vers 2, 3, et 4 de cette variante que pour ne se brouiller ni avec sainte Geneviève, ni avec ses moines ; voyez la lettre à Damilaville, du 6 janvier 1766. (B.)
  5. Variante :
    Ma voix pourrait percer.
  6. Variante :
    Des ordres du destin.
  7. Variante :
    Nos offrandes, nos vœux, nos autels.
  8. Variante :
    Et la mère commune.
  9. Variante :
    Quel funeste succès assure sa mémoire.