Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 6/2.3

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 6p. 481-520).

chapitre iii.
Vraie cause de la guerre civile entre H. Christophe et A. Pétion, personnifiant l’un et l’autre des systèmes politiques opposés. — Bataille de Sibert où Pétion est défait : danger qu’il court. — Dévouement de Coutilien Coustard qui est cause de son salut et qui périt. — Pétion s’embarque sur un canot du littoral. — Le général Yayou rallie l’armée républicaine pour défendre le Port-au-Prince. — Fuite des familles de cette ville. — Le Sénat transporte son siège à Léogane, et donne l’ordre au général Magloire Ambroise d’évacuer la ville, dans la pensée que Pétion est mort ou prisonnier. — Magloire enjoint au colonel Lys d’exécuter cet ordre en le transmettant à Yayou. — Lys le laisse ignorer et aide Yayou à défendre la ville. — Lamarre s’échappe de la prison et va contribuer à la défense. — La 24e demi-brigade le replace à sa tête : il se réhabilite sur le champ de bataille. — Sa réconciliation avec Yayou. — Les assauts de l’ennemi sont repoussés sur tous les points. — Le chef de bataillon Frédéric se distingue au fort National. — Pétion, débarqué au Carrefour, rentre au Port-au-Prince aux acclamations des troupes et des citoyens. — Il fait recueillir les blessés de l’ennemi pour les soigner. — Arrivée des troupes de Jacmel, et de celles du Sud sous les ordres de Gérin. — Les sénateurs reviennent au Port-au-Prince. — Nouveaux assauts de l’ennemi toujours repoussés. — Le 8 janvier, Christophe retourne à l’Artibonite, après avoir fait incendier le Cul-de-Sac. — Une insurrection contre la République éclate dans la Grande-Anse. — Goman en est le chef reconnu. — Examen de la situation. — Opinion de Gérin sur les mesures à prendre. — Opinion de Pétion. — Ils ne s’accordent pas. — Réfutation des motifs personnels attribués à Pétion. — Ils vont au Boucassin avec l’armée et rentrent ensuite au Port-au-Prince.


Après le récit des faits et la mention des actes qui eurent lieu à partir du 17 octobre 1806, il est impossible qu’un lecteur éclairé et de bonne foi n’ait pas saisi la vraie cause de la guerre civile qui éclata entre les Haïtiens, dans la journée du 1er janvier 1807.

En effet, on a dû voir — d’un côté, de légitimes aspirations à la jouissance de tous les droits de l’homme en société ; — de l’autre, d’injustes prétentions à la domination, au pouvoir absolu, guidé par le seul caprice de l’individu.

Voilà la cause unique de cette guerre. Ce fut la lutte de la Liberté contre le Despotisme, de la Démocratie contre l’Autocratie, des idées progressives contre les idées stationnaires, rétrogrades.

Si Pétion personnifiait le système politique qui avait pour but de garantir au peuple la jouissance de ses droits, — Christophe était le représentant du système absolument contraire : on le comprendra encore mieux en comparant leur gouvernement, leur administration, leur conduite respective. Après l’énergique attentat contre Dessalines, Pétion voulait substituer des institutions libérales à celles qui avaient régi le pays depuis la déclaration de l’indépendance. Christophe ne voulait qu’une simple substitution de personne au pouvoir.

Dans cette opposition de vues, dans cet antagonisme d’idées purement politiques, on ne peut pas apercevoir la moindre pensée de couleur ni de caste, comme cela a été si souvent répété, peut-être par l’ignorance des faits. En proposant à Geffrard et à Pétion de se défaire de Dessalines, Christophe n’était pas mu, certainement, par une telle pensée : alors, pourquoi voudrait-on la reconnaître, de leur part, dans l’acquiescement à ce projet ? En proclamant Christophe chef du gouvernement, les complices de Geffrard, aux Cayes, Gérin et Pétion lui-même ont tous agi de manière à prouver le contraire de ce qu’on leur a imputé. Si l’on persistait dans cette interprétation banale, ce serait vouloir classer les hommes, par rapport à leurs opinions, à raison de leur couleur. Les opinions politiques surtout dérivent de l’éducation qu’on reçoit, du milieu où l’on vit, des habitudes que l’on a contractées. Cependant, dans les pays où il y a réellement des castes distinctes, on trouve des hommes de caste nobiliaire, plus libéraux par leurs opinions que d’autres nés dans la caste populaire ; mais ce sont des exceptions.

Le caractère personnel de Christophe était despotique, son éducation politique s’était faite dans le Nord où l’absolutisme avait toujours eu son empire : de là ses idées, ses opinions, ses prétentions à la Royauté qu’il finit par établir.

Le caractère personnel de Pétion était libéral, modéré, conciliant ; il avait fait son éducation politique dansl’Ouest où le républicanisme s’était implanté : de là ses idées, ses opinions, sa ferme volonté d’instituer la République qu’il fonda, d’accord en cela avec les idées régnantes dans le Sud.

Cette opposition de systèmes politiques entre ces deux généraux, expliquant parfaitement la vraie cause de la guerre civile, entrons maintenant dans le narré des faits[1].

Les forces sous les ordres de Pétion s’élevaient au plus à 3 mille hommes. Dans cette petite armée se trouvaient les généraux Bazelais, Yayou et Lamothe Aigron ; les adjudans-généraux Bonnet, Blanchet jeune, Papalier et d’autres officiers supérieurs et subalternes, outre ceux qui commandaient les divers corps de troupes. À 10 heures du soir, on était rendu sur l’habitation Sibert, située à environ 3 lieues du Port-au-Prince, dans le canton de la plaine du Cul-de-Sac, appelé les Varreux.

Cette habitation est placée à l’ouest de la grande route qui va à l’Arcahaie, celle de Montléard étant à l’est de cette route, toutes deux établies entre la Grande-Rivière de la plaine et le cours d’eau des Orangers. Au-delà, en allant à l’Arcahaie, on trouve la rivière du Boucan-Brou qui coule dans un terrain marécageux dépendant du canton de la Saline, appelé ainsi par la nature des lieux. Un pont en maçonnerie est placé sur la rivière du Boucan-Brou et sur la grande route. Plus loin se trouvent les Sources-Puantes qui recèlent du soufre dans leurs eaux ; celles-ci se jettent dans la mer, à travers un terrain rocailleux. Là vient passer la grande route, tout près du rivage ; mais à droite, en sortant de l’Arcahaie, il y a un chemin qui traverse plusieurs habitations, Bernadon, Lerebours, etc., situées près de la mer au nord ou à l’ouest de Sibert, et qui arrive à celle-ci en passant le cours d’eau des Orangers, dans un endroit appelé le Batardeau de Sibert, où il y avait un pont.

Connaissant toutes ces localités, Pétion voulut faire prendre position par ses troupes, à Sibert et Montléard, en les plaçant à cheval sur la grande route, afin de voir arriver sur leur front celles venant avec Christophe. Mais des officiers supérieurs émirent l’opinion qu’il était préférable d’atteindre les Sources-Puantes, où la route est resserrée, et il céda à leur désir[2].

L’avant-garde atteignait à peine le pont de Boucan-Brou, au milieu des salines, quand elle cria : Qui vive ! C’étaient des soldats de la 7e demi-brigade qu’elle avait aperçus ; ils venaient d’eux-mêmes se ranger dans l’armée de la République, comme fit ce brave corps tout entier en 1812, sous les murs du Port-au-Prince. Pétion les fit venir auprès de lui, au centre des troupes en marche : les accueillant avec cette bienveillance qui le caractérisait, il les interrogea et apprit d’eux que l’armée de Christophe venait et avait eu ordre de marcher toute la nuit, pour mieux surprendre le Port-au-Prince. Sur leurs renseignemens, il jugea qu’elle pouvait être forte d’environ 12,000 hommes[3]. Il ordonna alors de faire rétrograder ses troupes pour les placer a Sibert et Montléard, ainsi qu’il l’avait d’abord voulu : il eût été imprudent de continuer plus avant, puisqu’on aurait pu rencontrer l’ennemi sans pouvoir se déployer. En ce moment, il expédia le chef d’escadron Boyer, son premier aide de camp, et Chervain, commissaire des guerres, pour faire venir du Port-au-Prince des pièces de campagne[4]. N’en ayant pas amené avec ses troupes, quoique artilleur, il faut supposer qu’il présumait que Christophe venait avec une armée moins forte, ou que l’état des routes, défoncées par les grandes pluies de cette année, lui en avait fait rejeter l’idée.

Il était 11 heures, quand l’armée républicaine prit position. La 11e était rangée en bataille sur l’habitation Sibert, faisant face à la grande route ; la 21e sur la butte du moulin ; la 3e à Montléard, et le bataillon de la 20e à la gauche de la 21e, gardant le passage du Batardeau contre toute troupe qui viendrait par le chemin dont il a été parlé et qui part des Sources-Puantes : le bataillon de la 24e était placé entre la 11e et la 21e, et la cavalerie au milieu de la grande route. Les officiers généraux se tenaient dans la cour de Sibert[5].


De son côté, Christophe était parti du Boucassin, le 31, avec toutes ses forces, espérant surprendre le Port-au-Prince sans défense ; car il était bien renseigné sur le peu de troupes qu’il y avait, Pétion et Gérin ayant obéi à ses ordres et renvoyé à leurs cantonnemens respectifs, celles qui n’en formaient pas la garnison habituelle. Les demi-brigades venaient dans l’ordre de leurs numéros, la 4e en tête : elle avait été prédisposée à la vengeance, et le féroce Savary, capitaine de grenadiers, marchait dans ce but, de même que son colonel J.-L. Longueval.

Arrivés aux Sources-Puantes, la 8e demi-brigade sous les ordres de Larose et les deux bataillons de la 20e restés aux Verrettes, passèrent par le chemin à droite de la grande route, pour traverser les habitations Bernadon, Lerebours, etc., et parvenir à Sibert par le Batardeau. Les autres corps suivirent la grande route.

Le 1er janvier, au jour, les troupes de la République voyaient venir celles de Christophe par cette route : celles-ci s’arrêtèrent à demi-portée de fusil de la 11e.

En ce moment, Pétion et les autres officiers supérieurs étaient à cheval derrière les rangs de ce corps placé en ligne de bataille. Le colonel Métellus interpella les militaires de la 4e, en leur demandant où ils allaient. Le colonel Guerrier, qui commandait l’avant-garde ennemie (la 7e suivant immédiatement la 4e), lui répondit qu’ils allaient au Port-au-Prince. Alors Pétion, d’une voix accentuée, lui demanda dans quelle intention ils entraient ainsi sur le territoire de sa division militaire ? Guerrier lui dit que le chef du gouvernement leur avait donné l’ordre d’entrer au Port-au-Prince. Pétion tenait un de ses pistolets à la main ; il répliqua à son interlocuteur : « Si vous avancez, je ferai feu sur vous. — Si vous tirez, nous vous riposterons, répondit Guerrier.[6] »

Haranguant alors la vaillante 11e, Pétion dit : « Soldats, pourriez-vous supporter le joug d’un nouveau tyran ? Vive la liberté ! » Électrisés par ces paroles et animés encore par les valeureux Yayou, Métellus, Confident, Adam, etc.,[7] ils répondent : « Vive la liberté ! Vive le général Pétion ! » associant ainsi l’idée de leurs droits à l’existence de l’homme qui les soutenait. À ce dernier cri, Pétion leur dit : « Eh bien ! Feu » en tirant le premier de son pistolet. Une décharge générale eut lieu sur toute la ligne de ce corps ; elle fit chanceler la 4e. Savary fut la première victime tombée dans ses rangs : le crime reçut enfin sa juste punition ![8]

Arrêtons-nous là un instant, car nous entendons chuchoter. « Mais, se dit-on, Pétion fut donc le premier qui commença la guerre civile, par son coup de pistolet ? »

À ceux qui tiennent ce langage, nous répondons : « Qu’avait-il de mieux à faire en ce moment ? La guerre civile venait audacieusement se présenter en face de lui ; il l’aborda avec sa mâle résolution ! Avait-il été irrésolu à Léogane, quand il fallut qu’il se joignît à Rigaud ? Avait-il été irrésolu au Haut-du-Cap, quand il était nécessaire de commencer la guerre de l’indépendance ? Avait-il été irrésolu, quand il dut se joindre à Gérin pour abattre Dessalines ? Le 1er janvier 1807, il t fit encore ce que la Liberté attendait de lui ! »


Reprenons notre récit.

Au feu de la 11e, la 4e, se remettant d’abord, avait répondu assez bien ; mais elle dut céder sous cette grêle de balles qui continua à tomber sur elle. En ce moment, Christophe, qui se tenait sur le pont du Boucan-Brou, ordonna au brave colonel Guerrier de l’appuyer avec la 7e qu’il commandait ; et la 11e, à son tour, finit par sentir la supériorité des deux corps qui lui étaient opposés.

Apercevant cela, Pétion fit donner la 3e dont le vaillant colonel s’impatientait de n’avoir encore brûlé aucune amorce[9]. Gédéon s’avança avec une telle impétuosité, que l’héroïque 4e fut forcée de se jeter en désordre sur la 7e qui, elle aussi, quoique guidée par Guerrier, replia en arrière. Ce mouvement s’étendit jusqu’au pont où était Christophe. Il l’abandonna, et fît avancer sa cavalerie, commandée par Barthélémy Mirault et Etienne Albert, afin de protéger la retraite de ses troupes qui n’avaient pu se déployer dans ces lieux pour entrer toutes en ligne.

Gédéon poursuivait fougueusement les fuyards, lorsqu’un mouvement sur la gauche vint décider de la victoire en faveur de Christophe. C’était Larose qui, arrivé au pont du Batardeau, le trouva sans défense. Louis Lerebours, a-t-on dit pour son excuse, s’était retiré de cette position en croyant la bataille gagnée par la fuite de la 4e et de la 7e[10]. Attaqué avec vigueur par la 8e, appuyée par les deux autres bataillons de la 20e restés dans l’Artibonite, le 3e bataillon républicain replia sur la 21e. Le colonel Sanglaou ne sut pas soutenir ce bataillon : au contraire, ces troupes se mirent à fuir, tombant sur la 11e et le bataillon de la 24e qui furent entraînés dans leur déroute[11].

Pétion fit rappeler Gédéon dont les soldats cédaient déjà au choc des dragons de l’Artibonite et du Nord. En vain il ordonna de leur opposer Bastien et Baude avec leurs escadrons ; cette cavalerie, qui devait protéger sa retraite, participa à la déroute de l’infanterie. Yayou lui-même avait fait d’inutiles efforts pour contenir les républicains et rétablir le combat. En un instant, généraux, officiers et soldats se trouvaient contraints de fuir dans la grande route, devant la cavalerie ennemie.

Christophe put alors arriver à Sibert, suivi des corps du Nord sous les ordres du général Romain. On a dit qu’au moment où il voyait fuir la 4e et la 7e, chassées par Gédéon, il avait pris la giberne et le fusil d’un grenadier, en descendant de son cheval, sans doute pour inspirer de la confiance aux soldats. Si le fait est vrai, il l’honore.


Pendant la déroute des républicains, se jetant les uns sur les autres, Pétion, monté sur un pauvre cheval, peu cavalier d’ailleurs, ne put aller aussi vite que les autres officiers supérieurs qui réussirent bientôt à gagner le Port-au-Prince. Son chapeau galonné, surmonté d’un panache rouge selon le costume décrété le 2 janvier 1804, attirait l’attention de la cavalerie ennemie ; les officiers criaient : « Prenez ce général ! »

En ce moment, Pétion était entouré de David-Troy, Bédouet, Bouzy, Covin et Coutilien Coustard. Au cri poussé par l’ennemi, Coutilien vit, comme ses compagnons, le danger qui menaçait son général ; il se dit sans doute : « La République va périr avec lui ! » Le cœur de ce brave jeune homme n’éprouva plus qu’un sentiment : ce fut de se dévouer généreusement au salut de l’un et de l’autre. Dans ce noble but, il s’approcha de Pétion, jeta son propre chapeau et lui enleva le sien dont il se coiffa, en s’éloignant de ce groupe pour se mêler dans la foule des autres fuyards.

Ayant ainsi donné le change aux cavaliers ennemis, ceux-ci ne s’acharnèrent plus que contre lui : ils le poursuivirent, tandis qu’il s’efforçait de leur échapper.

Son action, d’un héroïsme si magnanime, ne pouvait irriter Pétion dont l’âme était accessible à tous les sentimens généreux. En cet instant, ses autres compagnons, résolus à périr avec lui, virent cependant une chance de salut : ils l’engagèrent à entrer dans le bois qui bordait la route, afin d’atteindre l’embarcadère de l’habitation Truitier, dans l’espoir d’y trouver un canot qui les porterait en ville. Ils abandonnèrent leurs chevaux ; et, comme eux, Pétion tira ses pistolets de ses fontes. Un militaire, nommé Roch, les suivit[12].

Examinons cette partie de la narration de l’Histoire d’Haïti, t. 3, p. 378.

« Pétion, portant un chapeau galonné et poursuivi par la cavalerie ennemie, se voyait sur le point d’être fait prisonnier ; il voulut se donner la mort ; mais Meyronnet, son neveu et son aide de camp, qui marchait à ses côtés, avait enlevé ses pistolets de ses fontes et pressait son cheval par le fouet. »

Ce serait un singulier rôle que cette tradition ferait jouer là à Pétion. D’abord, il n’est pas vrai qu’il voulut se donner la mort ; s’il avait eu ce dessein, ce désespoir, il l’eût exécuté avec un de ses pistolets avant qu’on s’en fût aperçu. Il n’est pas vrai non plus que Méroné les lui ait enlevés de ses fontes : il n’aurait pas pu le faire pendant qu’ils étaient tous au galop sur la route ; il n’aurait pas voulu désarmer son oncle dans un moment semblable ; et il faut d’ailleurs n’avoir aucune idée du caractère de Pétion pour admettre cette tradition, et croire que Méroné eût osé tenter une telle chose.

Le fait vrai, est que Méroné et Antoine Pierroux, neveux de Pétion, étaient auprès de lui jusqu’au passage de la Grande-Rivière. Arrivés là, Antoine continua à courir sur la route et parvint en ville ; et Méroné pénétra dans une pièce de cannes sur le bord de la route, lorsque la confusion fut trop grande parmi les fuyards. Un cultivateur, qu’il découvrit sur cette habitation, le conduisit en ville par des chemins détournés[13].

Ce qui a donné lieu à dire que Pétion voulait se donner la mort, c’est qu’en pénétrant dans le bois, en marchant pour aller à l’embarcadère, tenant ses pistolets dans ses mains et son sabre au côté, il fit quelques réflexions amères sur l’ambition insatiable de Christophe, qui jetait le pays dans une guerre civile dont on ne pouvait prévoir la fin. À ces paroles, David-Troy, alarmé, et croyant que Pétion eût voulu mettre un terme à ses jours, lui dit : « Général, laissez-moi porter vos pistolets. » Pétion, le comprenant, lui répondit : « Vous me croyez donc disposé à me tuer ? Rassurez-vous. Devons-nous abandonner la République ? Si nous ne trouvons pas un canot à l’embarcadère, je vous conduirai au Port-au-Prince par le rivage ; car je connais tout ce littoral, pour y avoir souvent chassé dans ma jeunesse.[14] »

Ils arrivèrent à l’embarcadère au moment où un canot venait d’en sortir ; il était encore à peu de distance. Ils le hêlèrent pour revenir les prendre ; mais le patron ne voulait pas retourner, dans la crainte que ce ne fût l’ennemi. Une femme noire se trouvait à bord ; elle reconnut Bédouet qui s’époumonait en criant : « Revenez ; c’est le général Pétion ! » Bédouet, impatient du refus du patron, marchait sur le rivage, et ce fut ce qui le fit reconnaître par cette femme. À l’arrivée des Français, étant chef d’un bataillon de la 10e demi-brigade en garnison à Santo-Domingo, il y avait reçu une blessure à la jambe qui le faisait boiter. Cette femme communiqua sa confiance, son assurance au patron qui revint alors à l’embarcadère. Pétion monta sur le canot, avec David-Troy, Bédouet, Bouzy, Covin et le militaire Roch. Quand ils arrivèrent au large, ils virent toutes les embarcations et les navires qui sortaient de la rade du Port-au-Prince. Cela semblait être une évacuation de la ville : il était donc prudent de ne pas s’y rendre directement. Bédouet conseilla à Pétion d’aller débarquera l’habitation Truitier de Vaucresson, près du Carrefour, qu’il tenait de ferme et où ils trouveraient tous des chevaux. Le patron dirigea son canot à cette fin[15].

Quant à Coutilien Coustard, poursuivi par la cavalerie ennemie, lorsqu’il parvint au pont de l’habitation Blanchard, près de Drouillard, son cheval s’abattit. Il y fut tué à coups de sabre : ces dragons le reconnurent alors ; il avait servi si longtemps dans l’Artibonite ! Plusieurs des officiers qui avaient été ses amis regrettèrent ce valeureux jeune homme de 28 ans. Son dévouement, marqué au coin d’un patriotisme si intelligent, méritait ces regrets, comme celui de Charlotin Marcadieu en avait obtenu au Port-au-Prince[16].

Entre ces deux officiers, on ne sait lequel louer et admirer le plus. En secourant Dessalines, fondateur de l’Indépendance, Charlotin s’exposa au danger imminent de perdre la vie. En prenant le chapeau de Pétion, fondateur de la République, Coutilien ne s’exposa pas moins à succomber immédiatement, bien qu’il y eût pour lui quelque chance d’échapper à l’ennemi. Chacun avait la conscience d’un devoir sacré à remplir. Charlotin mourut, pour être resté fidèle à un chef qu’il aimait et dont la carrière était finie : il y eut courage, résignation sublime de sa part. Coutilien mourut, en se montrant également attaché à la République, lorsqu’il sauva le général qu’il estimait et qui en était l’espoir : il y eut courage, dévouement héroïque de sa part. On ne peut dire que ce dernier montra plus de patriotisme que son devancier ; car l’un et l’autre servirent leur patrie, en offrant l’exemple de vertus militaires aussi rares.

Pétion le comprit ainsi, en honorant de sa présence les funérailles de ces deux Héros. Le peuple et l’armée pensèrent de même, car ils furent sensibles à leur mort. La Nation haïtienne doit donc à leur mémoire, l’érection de deux colonnes dans le cimetière où sont leurs restes, afin d’éterniser le souvenir de leurs belles actions.


La cavalerie ennemie n’avait pas dépassé le pont de Blanchard où périt Coutilien. Heureux du trophée que ses dragons avaient recueilli, Barthélémy Mirault s’empressa d’apporter à Christophe le chapeau galonné de Pétion, en lui disant : « Général en chef, voici l’étrenne que je vous offre. » Christophe, joyeux et triomphant, était alors près de l’habitation Duvivier avec ses troupes. Il n’y avait qu’à les faire avancer contre le Port-au-Prince pour l’enlever de vive force, puisqu’il dut apprendre par les prisonniers, qu’il venait de battre toute la garnison de cette ville.

C’est à cet instant que, suivant l’Histoire d’Haïti, « l’adjudant-général Papalier, reconnaissant l’impossibilité de fuir, se tenait immobile le long de la route ; il fut fait prisonnier et conduit à Christophe. Celui-ci l’accueillit avec distinction et lui promit de l’employer auprès de sa personne.[17] »

Mais, une autre tradition rapporte que, dans la déroute, le cheval de Papalier s’étant abattu dans un bourbier, il allait pénétrer dans les bois environnans, lorsqu’il fut fait prisonnier. Amené à Christophe, il l’accueillit effectivement et l’employa auprès de lui… pour le faire assassiner plus tard.[18]

Yayou, Bonnet, Blanchet jeune, Bazelais, etc., avaient fait tous leurs efforts pour rallier les républicains dans la déroute. Yayou surtout se multiplia dans ce but patriotique. La plupart des militaires, blessés ou non, parvinrent en ville par les habitations du voisinage.

Ce n’est qu’au bruit de la bataille, que le général Magloire fit sortir la 12e demi-brigade avec des pièces de campagne, pour aller au secours de l’armée. Yayou fit rentrer ce corps dont une partie occupa le fort Saint-Joseph avec la 24e : il fit placer le long de la ligne du Bel-Air tous les fuyards à mesure qu’ils arrivaient, tous les hommes valides de la ville accourus pour sa défense. Il fut secondé par Lys, Caneaux, Bonnet et Blanchet jeune, ce dernier se tenant au fort Saint-Joseph. Yayou était commandant de l’arrondissement du Port-au-Prince.

Dans ces momens d’alarme, les familles de la ville évacuèrent en foule par la route de Léogane, presque toutes à pied avec leurs enfans, emportant ce qu’elles avaient de plus précieux, comme dans un jour d’incendie. D’autres s’embarquèrent sur les navires dans le port, sur les plus petits canots. Quand l’assaut fut donné ensuite, on vit même quelques hommes épouvantés disputer aux femmes et aux enfans cet asile flottant ; il y en eut qui, à leur honte, pénétrèrent dans la mer, à cheval, pour atteindre les embarcations. Et sur la route de Léogane, que d’autres se rallièrent aussi à la troupe… féminine !

Ceux des membres de l’assemblée constituante, devenue législative, qui n’étaient pas encore partis, comme firent d’autres dès le 31 décembre, à l’organisation du Sénat, s’empressèrent de se mettre en route en apprenant que le général Pétion avait été, ou tue ou fait prisonnier dans la bataille ; car on était incertain de son sort, plusieurs heures s’étant écoulées sans qu’il eût paru.

Cette nouvelle désastreuse occasionna une vraie panique parmi eux, et même parmi les sénateurs de la classe civile qui n’avaient pas en ce moment le concours de leurs collègues militaires, pour les encourager, les engager à se conduire en véritables pères conscrits : il y en avait une dizaine. Considérant la République frappée au cœur, par la mort supposée de Pétion, ils arrêtèrent entre eux, qui formaient la majorité du Sénat, de transporter son siège à Léogane, en vertu de l’article 69 de la constitution. Ils écrivirent en conséquence au général Magloire Ambroise, de faire ses dispositions militaires à cet effet, et eux-mêmes se mirent en route.[19] Plusieurs des protestans contre la constitution profitèrent de ce moment pour s’évader par mer.

Magloire transmit cette décision au colonel Lys, en lui enjoignant d’y obéir et d’aller porter le même ordre au général Yayou et aux autres officiers supérieurs. Ensuite, il se rendit de sa personne au poste Léogane, barrière d’entrée au sud du Port-au-Prince, pour y attendre les troupes et les citoyens, et défiler avec eux.

Lys arriva auprès de Yayou, qu’il trouva sur la ligne du Bel-Air, au moment où les troupes du Nord donnaient l’assaut, là et au fort Saint-Joseph. Yayou montrait tant de valeur, en encourageant les militaires et les citoyens à défendre la ville, ceux-ci étaient si animés et si pleins d’espoir, qu’au lieu de communiquer l’ordre d’évacuation, Lys se joignit à ce brave général en le secondant de si propre vaillance. En vain l’ennemi s’opiniàtrait à renouveler ses attaques, il fut toujours repoussé sur toute la ligne du Bel-Air, à partir du fort Saint-Joseph.

Là, le bouillant Lamarre vint, de la prison, prendre part au succès des républicains, non parce qu’il fut mis en liberté avec les autres prisonniers, mais pour s’être mis lui-même en liberté. Dès la bataille de Sibert, il ne se possédait pas dans cette prison ; au moment où eut lieu l’attaque de la ville, il appela le concierge, sous prétexte de lui communiquer un avis ; celui-ci ayant ouvert la porte pour lui parler, Lamarre le saisit au corps et le lança dans l’une des chambres, puis sortit en courant ; la garde le laissa passer, et tous les autres prisonniers l’imitèrent. Lamarre ne s’arrêta qu’au fort Saint-Joseph où était la 24e : ce brave corps le replaça à sa tête, et il fit de suite une sortie contre l’ennemi jusqu’au Pont-Rouge. Yayou ne put résister au plaisir de se réconcilier avec lui ; appréciant sa valeur, il fut à lui, l’embrassa et lui déclara qu’il oubliait le passé : il trouva réciprocité de sentimens en Lamarre.

Ces faits honorent l’un et l’autre : c’est surtout en présence de l’ennemi, que des militaires doivent abjurer mutuellement tout ressentiment. La Patrie à défendre devient alors si belle, si respectable, qu’il ne leur est pas permis d’en conserver.

Pendant que l’ennemi s’acharnait contre la ligne du Bel-Air, une de ses colonnes était guidée par Apollon, naguère colonel de la 12e demi-brigade, que Christophe avait mandé au Cap avec Frontis ; elle se dirigeait contre le fort National pour enlever cette position qui domine la ville. Jusque-là le fort n’était pas gardé, tant il y avait peu de troupes à opposer à l’ennemi sur la ligne où il donnait ses assauts. Mais Yayou qui veillait à tout, détacha promptement le brave Frédéric avec son seul bataillon de la 12e pour occuper ce point et le défendre. Cet officier gravit au pas de course la montée qui y conduit ; et avant même de pénétrer dans le fort, il fit un feu plongeant sur la colonne ennemie, qui en arrêta la marche un instant ; mais il dut ensuite déployer la plus grande valeur, avec son bataillon, pour repousser l’assaut donné au fort.

Les troupes de Christophe furent ainsi refoulées sur tous les points. Le désastre de Sibert était réparé peu d’heures après, en’grande partie par le courage des officiers, la bravoure des soldats qui l’avaient subi : preuve évidente que ce ne fuient pas ces qualités militaires qui leur firent défaut, mais la faute commise par le commandant Louis Lerebours, et la surprise qu’éprouva le colonel Sanglaou et la 21e, de l’attaque inopinée de Larose ; car la 21e, ralliée sur la ligne du Bel-Air, contribua efficacement à sa défense.


L’ennemi était déjà battu, quand un citoyen de l’habitation Truitier arriva à toute bride au Port-au-Prince, et remit au général Yayou un billet de Bédouet, écrit au crayon ; il lui annonçait l’heureuse arrivée de Pétion qui allait se rendre en ville, en lui disant de sa part de tenir ferme dans sa glorieuse défense. Cette nouvelle inattendue, annoncée par le courrier sur toute la route du Carrefour au Port-au-Prince, encombrée de femmes et d’enfans, au général Magloire qui était au poste Léogane, et par toute la ville, raffermit les cœurs en les réjouissant ; elle se communiqua avec la rapidité de l’éclair parmi les braves défenseurs de la République. Chacun sentait qu’elle ne pouvait plus périr, puisque la Providence avait sauvé son fondateur.

Quelques instans après, il arrivait au grand galop, entouré de ses compagnons, moins. Bédouet qu’il avait expédié de suite pour donner l’ordre aux colonels des 22e et 23e demi-brigades, sortant de Jacmel, d’arriver à marche forcée au secours de la ville[20].

Ce fut au cri de : Vive le général Pétion ! mille fois répété, que le divisionnaire illustre fut reçu dans sa ville natale, envahie parle tumulte des armes. S’il éprouva une satisfaction indicible du courage qu’avaient montré ses compagnons d’armes en la défendant si glorieusement contre le despotisme, en ne désespérant pas de la jeune République, il eut cependant le cœur affligé par l’aspect qu’offrait cette cité : les rues étaient presque désertes, les maisons ouvertes et abandonnées par leurs habilans. Déjà, après avoir d’abord repoussé l’ennemi et non auparavant, comme le dit l’Histoire d’Haïti[21], des soldats se mêlaient à des pillards qui en profitaient pour prendre ce qui était à leur convenance ou à celle de leurs familles.

Parcourant les lignes de la place et semant des éloges chaleureux à ces militaires, Pétion les autorisa à continuer de faire leur butin, mais à condition de le porter aux postes, afin d’être toujours prêts à repousser l’ennemi. Il disait à Yayou, le héros de cette journée, qu’il embrassa et félicita pour sa belle conduite, et qui s’excusait de n’avoir pu empêcher le pillage : « Mon cher général, vous n’auriez pas pu vous y opposer ; laissons-les faire, mais exigeons d’eux qu’ils restent à leurs postes ; pour recueillir ce butin, leurs femmes viendront leur apporter de la nourriture. Au fait, les habitans de la ville perdront peu de chose et seront heureux de retrouver leurs demeures bien défendues par ces braves soldats[22]. »

Et les habitans applaudirent ensuite à cette intelligente décision de Pétion ; ils se pénétrèrent de sa pensée conservatrice, au milieu d’un désordre inévitable ; ils l’en remercièrent.

Néanmoins, on ne peut que déplorer la fâcheuse nécessité qu’il subit en cette circonstance, et regretter en même temps d’être forcé à mentionner ce fait, après l’éloge justement mérité par les troupes qui défendirent cette ville. Les militaires qui participèrent à ce pillage auraient dû se rappeler que le butin qu’ils faisaient ainsi, se composait d’objets appartenant à leurs concitoyens, et que leur devoir, au contraire, était de réprimer le désordre commis par les premiers pillards étrangers à leurs corps. Mais on conçoit qu’il y avait pour eux une double tentation dans cet exemple tracé et dans toutes ces maisons ouvertes et abandonnées. La discipline du régime despotique précédent avait déjà éprouvé une grande réaction.

Dans cet ordre d’idées, empruntons une citation à l’Histoire d’Haïti, que nous réfutons souvent, mais dont nous reconnaissons sincèrement le haut mérite aux yeux de notre patrie commune :

« Le général Pétion apprit que la plupart des blessés ennemis, demeurés le long des fossés, étaient sacrifiés par les soldats républicains. Il enjoignit aux commandans de tous les postes de les faire enlever et de les faire transporter à l’hôpital. Cet ordre ne fut nulle part exécuté… (par la faute des officiers). Comme l’anarchie était profonde dans la place, qui n’était défendue que par l’élan des troupes et des citoyens, Pétion fut obligé de promettre quatre piastres pour chaque prisonnier qu’on lui amènerait… Le gouvernement sauva ainsi un grand nombre de prisonniers qui, plus tard, servirent la cause de la République avec le plus grand dévouement[23]. »

Ne contestons pas ce qu’il y a d’exagéré dans ces traditions ; car les soldats de la République se montrèrent toujours, durant cette guerre civile de 14 années, beaucoup plus généreux envers leurs camarades de l’Artibonite et du Nord, que ceux-ci envers eux. Mais voyons et admirons seulement la grandeur d’âme de Pétion, qui intéressa ses soldats à recueillir leurs malheureux frères, victimes d’une ambition inexorable, pour les faire soigner. C’est qu’à ses yeux, tous avaient droit à sa sollicitude ; c’est qu’il n’accepta pas la guerre civile pour satisfaire à d’autre ambition, qu’à celle de servir utilement son pays, en humanisant les cœurs, en excitant en eux de nobles sentimens par son exemple.

Avertis qu’il avait échappé au danger, et qu’il était rentré au Port-au-Prince, les sénateurs y revinrent ; mais le Sénat ne tint aucune séance pendant ces jours de combats.

Les deux demi-brigades de Jacmel n’avaient pas tardé à y arriver ; et le général Gérin s’y rendit bientôt, en toute hâte, avec les 15e et 16e ; les 13e et 17e vinrent ensuite. Sa présence avec ces troupes permit de garnir le pourtour de la place : celles du Sud occupèrent la ligne de l’est[24]. La 12e tout entière monta au fort National : celui de Saint-Joseph fut confié principalement à la 3e ; les autres corps furent placés sur la ligne du Bel-Air.

Pendant plusieurs jours après le 1er janvier, Christophe fît renouveler des assauts contre la ville ; ils furent toujours repoussés. Il n’y avait pas le même élan dans ses troupes que dans celles de la République : ces dernières avaient l’avantage d’être placées derrière des remparts, car les autres firent preuve de bravoure.

Le 7, Christophe ordonna un assaut général sur toutes les lignes de la place. Le combat commença de bonne heure, et dura jusqu’à 9 heures du matin. Mais sur tous les points, l’ennemi fut battu complètement. Au fort National, attaqué vivement par des forces que dirigeait le général J.-P. Daut, les soldats de la République ne se contentèrent pas de repousser l’ennemi avec vigueur ; ils criaient à chaque instant, à la manière créole : « Charivari pour eux ! Ce sont des lâches ! » Et ces malheureux soldats ennemis, dignes d’un meilleur sort, irrités par ces cris, revenaient incessamment à la charge sans obtenir aucun succès.

Convaincu de l’inutilité de ses efforts pour enlever le Port-au-Prince, Christophe, non moins irrité que ses soldats, se décida à retourner dans ses Etats. Mais il se vengea sur les propriétés, en faisant incendier la plupart des usines et les champs de cannes de la plaine du Cul-de-Sac, afin de pouvoir dire comme Dessalines, à son retour de la campagne contre Santo-Domingo : « Il est une vérité bien constante : point de campagnes, point a de cités… considération puissante, qui ajoute aux autres fruits que nous avons recueillis de cette expédition. »


Tandis que la République sortait avec succès de l’audacieuse entreprise de Christophe contre elle, une révolte inattendue éclatait à une extrémité opposée, pour durer presque autant que cette guerre civile, et arriver à un terme qui devint le précurseur de la fin de celle-ci. Nous voulons parler de ce qui a été appelé depuis, l’insurrection de la Grande-Anse.

Ici encore, nous allons nous trouver en désaccord avec l’Histoire d’Haïti, qui cite les personnes dont son auteur a tenu les renseignemens qu’il a publiés.

Selon elles, cet événement, désastreux pour le département du Sud surtout, aurait été une combinaison perverse de Bergerac Trichet, l’un de ses courageux citoyens, qui mérita de l’estime publique dans la guerre de l’Indépendance. Il y aurait été déterminé, et aurait entraîné Thomas Durocher dans son projet, par son ambition jalouse, et froissée de ce que Pétion et Gérin se proposaient de confier au colonel Francisque, le commandement de la Grande-Ânse. Thomas Durocher, autre citoyen du Sud, aux sentimens humains envers des colons, aurait consenti à être l’instrument de cette perfidie, pour faire couler le sang de ses propres compatriotes. Ils auraient organisé la révolte dans les vues, l’un et l’autre, de servir la cause de Christophe ; et finalement, Bergerac devait fuir à l’étranger, en emportant des sommes assez importantes, et laissant Thomas, chef de la Grande-Anse[25].

Cette accusation portée contre eux repose sur diverses erreurs, sinon sur la malveillance. D’abord, il n’est pas vrai que Bergerac eût pris le commandement de la 18e à la mort de Bazile, puisque la lettre de Férou, du 22 octobre, au chef de bataillon Henry, citée plus avant, prouve le contraire ; mais il assistait ce général, malade, dans celui de l’arrondissement. Ce dernier ne mourut que le 16 janvier, huit jours après la naissance de l’insurrection. C’est le général Vaval qui fut d’abord envoyé pour le remplacer ; mais avant son arrivée à Jérémie, Bergerac, encore simple chef de bataillon, dut avoir le commandement supérieur. À ce grade, il ne pouvait avoir la prétention de commander cet arrondissement. Les militaires de cette époque ne prétendaient pas devenir d’emblée, général de brigade ou de division, parce qu’ils auraient pris la plus mince part à un mouvement révolutionnaire ; ils voulaient tous gagner leurs grades, ou sur le champ de bataille ou par de longs services. Bergerac ne pouvait donc pas être mécontent, en apprenant par son frère Théodat, l’intention qu’avaient Pétion et Gérin d’envoyer à Jérémie, Francisque, vieux colonel, pour commander l’arrondissement, — mécontent, au point de concevoir l’idée de trahir la République pour servir la cause de Christophe, en organisant une révolte dans la Grande-Anse.

Lorsque Gérin fut appelé par Pétion au secours du Port-au-Prince, il envoya l’ordre à Bergerac de venir avec la 18e, afin d’avoir un brave officier de plus pour la défense de cette ville. De tous les corps du Sud, la 19e seule, échelonnée dans l’arrondissement de Tiburon, ne fut point mandée. La 18e était arrivée seulement à l’habitation Bézin, entre Miragoane et l’Anse-à-Veau, quand Férou fit rappeler ce corps à Jérémie à cause de l’affaire qui y eut lieu et qui inaugura l’insurrection dans la Grande-Anse. Cette insurrection se fit par Goman personnellement, et voici comment :

Chef du 2e bataillon de la 19e, en garnison à l’Ane-d’Eynaud, et prétendant qu’on négligeait de l’habiller et de le solder, sachant d’ailleurs que la 18e était en route pour le Port-au-Prince, il partit de son poste avec tout ce bataillon pour venir à Jérémie réclamer, disait-il, solde et habillement. On fut bientôt informé en cette ville de sa marche sans ordre supérieur ; cela parut étrange et fit suspecter en Goman de mauvais desseins, parce qu’on connaissait tous les mauvais antécédens de ce singulier personnage, de ce Congo (il était Africain) qui avait toujours été marron dans les bois durant l’ancien régime colonial, du temps de Toussaint Louverture et des Français, et qui était d’un caractère indocile, luttant incessamment avec ses chefs. Goman, enfin, était loin d’être « un officier distingué par son courage et ses longs services, etc., » ainsi que le dit M. Madiou ; mais il était entreprenant, par ses habitudes farouches contractées dans les bois. On conçut donc des craintes à Jérémie ; on s’arma pour s’opposer à l’entrée de Goman et de son bataillon, on mena une pièce de campagne là où ils devaient arriver. Lorsqu’ils parurent, ils furent étonnés et mécontens de cette, attitude ; et se voyant refuser l’entrée de la ville, Goman se mit en fureur et tenta d’y pénétrer de vive force. Il fut mitraillé avec sa troupe, chargé par la garde nationale à cheval, repoussé à coups de fusil, non sans avoir riposté.

Battu, il se jeta dans les mornes environnans avec son bataillon, drapeau déployé, en appelant les cultivateurs aux armes. Parmi eux, il s’en trouvait beaucoup qui étaient déjà mécontens du meurtre de Bazile et des autres victimes qui périrent avec lui, et d’anciens instrumens des colons dans la Grande-Anse, des hommes énergiques, tels que Jason Domingon, César Novelet, Saint-Louis Boteaux, Say Désormeaux, J.-B. Lagarde, etc. Tous saisirent cette occasion de se rebeller, et reconnurent Goman pour le chef de l’insurrection, avec l’espoir d’aller piller Jérémie et les bourgs de la côte[26].

Voilà la vraie cause de cette insurrection, qui devint formidable, parce qu’une foule de circonstances concoururent à son extension, à sa durée : elles seront successivement mentionnées. Christophe lui donna bientôt une organisation et une direction selon ses vues et ses sentimens, eu envoyant à Goman le brevet de général de brigade, en lui faisant dire par ses émissaires qu’il fallait venger la mort de Dessalines que les mulâtres avaient tué, parce quils ne voulaient pas obéir aux noirs. Il réveilla ainsi tous les vieux levains de discorde que les colons avaient fait fermenter dans la Grande-Anse.

Bergerac Trichet et Thomas Durocher combattirent contre les insurgés, comme tous les autres officiers. Ils ne furent pas les auteurs de cette insurrection ; mais d’autres faits subséquens seront produits à leur charge, et ce sont ces faits qui auront probablement motivé l’imputation que nous réfutons.


Presque toutes les familles du Port-au-Prince s’empressèrent d’y retourner après la retraite de Christophe. Ceux des députés du Nord et de l’Artibonite, qui n’avaient pas voulu fuir le 1er janvier, exposant leur séparation des leurs par la guerre, eurent la faculté de partir et de se rendre dans leurs foyers. Rien n’était plus juste, la République n’ayant pas été fondée pour opprimer les hommes, mais bien pour qu’ils jouissent de leur entière liberté.

Cette faculté qu’ils réclamèrent fit naître en même temps de graves questions, qu’il fallait résoudre au plus grand avantage de la République naissante.

Le militaire avait rempli son devoir avec honneur, en résistant à l’invasion, en repoussant l’ennemi du siège de la représentation nationale. Le rôle de l’homme d’Etat commençait maintenant ; il avait à remplir aussi son devoir envers la patrie. Le premier n’avait eu qu’à dégainer le sabre, qu’à bien diriger son fusil et sa pièce de canon, qu’à développer du courage sur le champ de bataille. Le second avait à concevoir des idées judicieuses, à les mûrir, à les combiner avec la situation des choses, pour pouvoir produire un heureux résultat. Entre l’œuvre de la force, et celle de l’intelligence, laquelle est la plus difficile ?

Ce n’est pas tout que de se faire historien d’une époque, que de relater des faits ; il faut aussi se reporter, par la pensée, à cette époque même, pour apprécier la cause de ces faits, et juger la conduite des acteurs, surtout lorsqu’on est réduit à se guider sur des traditions orales plus ou moins exactes.

Quelle était la situation, au lendemain de la retraite de Christophe ?

Une constitution avait été proclamée pour tout le pays ; en vertu de cet acte et des événemens précédens, le chef du gouvernement avait été nommé, et la représentation nationale installée. Mais ce chef venait d’agir à force ouverte contre l’acte qui l’appelait au pouvoir ; peu avait fallu qu’il ne l’anéantît, qu’il n’étouffât la République à sa naissance. Il disposait donc de grandes forces ; il avait donc sous ses ordres des populations et une armée obéissantes, et d’autant plus à ménager, qu’elles étaient mues par des idées et des principes contraires à l’ordre de choses établi par la constitution.[27] La représentation nationale existait, intacte ; elle pouvait fonctionner ; mais le gouvernement était suspendu par la guerre. Devait-elle, à son tour, employer la force pour imposer la constitution à cette armée et à ces populations d’un esprit hostile aux institutions qui avaient été créées, qu’on voulait fonder sur la conviction, avant d’avoir avisé aux moyens de réorganiser le gouvernement ?

Encore une considération. Notre devancier a représenté le Port-au-Prince dans un état « d’anarchie profonde, n’étant défendu que par l’élan des troupes et des citoyens. » Le pouvoir des généraux dirigeant, de Pétion surtout, était donc à peu près nul, même pendant la défense où chacun sent la nécessité d’obéir à une volonté unique pour mieux résister. Ce devait être pire, après le danger. Ensuite, nous venons de voir éclater une insurrection à l’extrémité de la République, dans un département dégarni de troupes qui, seules, sont aptes à en étouffer de semblables. Ces troupes du Sud et tous leurs chefs les plus capables étaient alors au Port-au-Prince. Fallait-il les porter contre l’Artibonite et le Nord pour en entreprendre la conquête, ou bien était-il plus sage de les renvoyer dans le Sud pour s’opposer à l’irruption de l’insurrection ?

Ce sont autant de questions qu’il faut examiner et résoudre, pour bien juger la conduite des hommes appelés, par leur position, à donner une direction aux affaires.

Dans le Sénat, il s’en trouvait de fort capables par leur instruction, pour rédiger des lois ou tous autres actes, pour délibérer sur les décisions à prendre dans l’actualité. Mais on a vu à quelle résolution s’étaient arrêtés ceux-là, après la bataille de Sibert, alors qu’on croyait Pétion mort ou prisonnier. Les sénateurs militaires étaient donc ceux qui devaient influer sur les déterminations convenables dans la situation.

Entre eux, deux généraux dominaient par leur grade, par leur ancienneté, par leurs fonctions militaires, — Pétion et Gérin. L’un n’avait aucune autorité sur l’autre ; tous deux sénateurs et commandans de départernens, ils étaient parfaitement égaux, La seule autorité à exercer par l’un ou l’autre, devait résulter de la justesse de vues, de l’appréciation politique de la situation ; car la conduite de la guerre était subordonnée à la direction politique. Ils pouvaient s’entendre néanmoins, délibérer entre eux et convenir des meilleures mesures à prendre, entraîner leurs autres collègues militaires et ceux de la classe civile, à adopter ce qu’ils auraient jugé utile dans la circonstance. Mais on les a vus déjà divisés d’opinions le lendemain du 17 octobre : il n’est donc pas étonnant qu’après la retraite de Christophe, ils aient été encore d’opinions contraires sur ce qu’il y avait à faire. C’était au Sénat à approuver celles qui lui paraîtraient les plus judicieuses, en raison des circonstances.

Cela posé, voyons et examinons les opinions de Gérin et de Pétion, afin de pouvoir porter un jugement impartiale leur égard.

Il est certain, d’après toutes les traditions (rien n’ayant été écrit), que Gérin voulait marcher avec toute l’armée à la poursuite de Christophe, pour s’emparer, disait-il, de Saint-Marc, puis de Marchand, des Gonaïves, avec l’espoir de s’emparer même du Cap et de tout le Nord, d’anéantir ce fameux ennemi. Il ne doutait d’aucun succès dans cette vaste entreprise ; les troupes de l’Artibonite et du Nord qu’on venait de repousser il est vrai, mais qu’on n’avait pas défaites, devaient être vaincues ou mettraient bas les armes ; les généraux de ces départernens feraient défection ou se soumettraient de force ; les populations elles-mêmes accourraient au-devant de l’armée républicaine envahissant leurs territoires, sans éprouver la moindre répugnance. Tous enfin, moins Christophe, renonceraient comme par enchantement à leurs idées, à leurs principes d’absolutisme plutôt que monarchiques, en voyant seulement des exemplaires de la constitution au bout des baïonnettes. Et pendant cette marche triomphale, il était probable, sans doute, que Goman et son monde des montagnes de la Grande-Anse, revenus à de meilleurs sentimens, rentreraient dans le devoir.

Voilà à quoi tendaient les opinions de Gérin dans la situation des choses.

Quant à Pétion, un peu moins confiant dans un si beau résultat, il pensait d’abord à une chose essentielle dans tout pays, et surtout dans les circonstances du moment : la réorganisation du gouvernement pour donner une direction unique à la chose publique. Il désirait faire cesser cet état provisoire, sans chef réel, sans direction des finances, autre chose essentielle dans la guerre. Il pensait aussi qu’il était utile de satisfaire la juste ambition de tous les militaires qui avaient pris part à la révolution ; car tous avaient des grades provisoires ou seulement désignés. Pour faire la guerre utilement, il faut organiser son armée, en déterminant la position de chaque officier : l’organisation des départemens, des arrondissemens, de la plupart des communes ou paroisses était à faire selon la constitution[28]. Ensuite, il connaissait trop bien l’esprit de l’Artibonite et du Nord, pour croire aussi facile que le jugeait son collègue, l’occupation de Saint-Marc, de Marchand, des Gonaïves, du Cap et de tout le Nord, à moins d’admettre la soumission volontaire des troupes et des populations. Dans le cas contraire, où il faudrait vaincre l’ennemi et conquérir son territoire, l’armée républicaine eût-elle suffi ? Christophe était-il donc un adversaire à dédaigner ainsi ? Et le Sud, n’avait-il pas besoin déjà d’être défendu contre l’insurrection de la Grande-Anse, qui pouvait se propager dans ce département livré naguère à l’agitation ?

Voilà quelle était la pensée de Pétion, considérant la situation dans son ensemble.

On avait vu Dessalines, dictateur unique, qui ne respirait que la guerre, à la tête de plus de 20 mille hommes au Cap en décembre 1803, pouvant pénétrer facilement dans la partie de l’Est et arriver à Santo-Domingo ; on l’avait vu surseoir à tout projet de conquête, non à cause de la soumission du Cibao, mais parce qu’il avait reconnu la nécessité de proclamer d’abord l’indépendance du pays et de l’organiser, avant de rien entreprendre ; et on aurait voulu entreprendre une marche contre l’Artibonite et le Nord, sans organisation préalable ? Gérin, aux idées extravagantes, pouvait concevoir une telle pensée ; mais Pétion, aux idées sages et prudentes, devait penser autrement.

Cependant, voyons quelle interprétation a été donnée à la conduite de Pétion dans ces circonstances, quels motifs on lui a attribués.

Christophe venait de se retirer, en passant à l’Arcahaie et à Saint-Marc ; il s’était arrêté à Marchand avec le gros de son armée.

« De son côté, Pétion ne sortit du Port-au-Prince que plusieurs jours après la levée du siège. C’eût été une faute grave, s’il n’avait pas, à dessein, laissé à Christtophe le temps de fortifier Saint-Marc où il eût pu entrer en même temps que lui, en le talonnant. Mais, ignorant les véritables projets des révolutionnaires du Sud, et de Gérin particulièrement, dont il redoutait l’ambition, il hésitait à s’éloigner du Port-au-Prince, et surtout à se dégarnir d’une partie des troupes qui avaient sa confiance, en occupant Saint-Marc… mais il mettra dans ses opérations toutes sortes de lenteurs… Pétion, après avoir confié au général Gérin l’armée campée à Labarre, se rendit à Drouet… et revint au quartier-général… On apprit en même temps, avec certitude, que la ville de Saint-Marc était dégarnie de troupes. Gérin conseilla en vain à Pétion d’aller s’en emparer et de porter ensuite son quartier-général à Marchand. Pétion, voulant lui enlever l’occasion d’acquérir de l’influence sur les troupes de l’Ouest, n’accueillit pas ses conseils. — Christophe était encore à Marchand. Comme il croyait que Pétion l’eût poursuivi à outrance, il n’était demeuré que peu de jours à Saint-Marc… Mais quand il apprit que l’armée de la République paraissait hésiter à pénétrer dans le Nord, il envoya des troupes à Saint-Marc, et ordonna aux généraux Romain, Daut Brave et Magny, démarcher contre Pétion, à la tête des 1re, 2me, 6e, 9e et 14e demi-brigades…[29] »

Tous les reproches faits à Pétion dans ce passage étaient répétés à satiété à l’époque ; ils lui étaient adressés par l’opposition à la tête de laquelle était, Gérin : dans notre jeunesse, nous les avons entendus encore. Comme on ne pouvait comprendre Pétion, on lui supposait des vues personnelles. Que M. Madiou veuille bien souffrir quelques observations de notre part, à l’adresse des traditions.

D’abord, comment a-t-on pu croire que le dessein secret de Pétion était de laisser à Christophe, l’ennemi commun, le temps de fortifier Saint-Marc ? Et de ce qu’on avait repoussé les assauts donnés au Port-au-Prince, il était donc dit que les troupes de l’Artibonite et du Nord étaient sans valeur ? À Sibert, dans ces assauts, n’en avaient-elles pas montré ? Et Pétion pouvait entrer à Saint-Marc en même temps que Christophe ! Pourquoi celui-ci n’était-il pas entré au Port-au-Prince, en talonnant, en sabrant les troupes républicaines vaincues à Sibert ? Soyons justes envers tous, et ne méprisons ni Christophe lui-même, toujours plein de courage, ni ses troupes malheureusement égarées par lui.

Ensuite, Pétion ignorait les projets des révolutionnaires du Sud ! Quels projets pouvaient-ils avoir, sinon de vaincre Christophe ? ce qu’ils croyaient très-facile, contrairement à l’opinion de Pétion, mais, peut-être, d’accord en cela avec celle de Gérin. Pétion redoutait l’ambition de ce dernier ; il hésita à cause de cela à sortir du Port-au-Prince ; il mit des lenteurs dans ses opérations, très-propres à mécontenter son émule ; et arrivé à Labarre, quartier-général, il lui confia le commandement de toute l’armée, moins quelques bataillons, pour se rendre à Drouet ! Pétion était donc d’une simplicité bien grande pour agir de la sorte envers un général dont l’ambition l’effrayait. Quelle certitude pouvait-on avoir que Saint-Marc fût dégarni de troupes, lorsque Pétion avait, à dessein, laissé à Christophe le temps de fortifier cette ville, lorsqu’on voit ensuite ce dernier y envoyer des troupes de Marchand, à dix lieues de distance ? Mais Gérin, sur cet avis, conseille en vain d’aller s’en emparer ; ce n’est pas tout, de porter ensuite son quartier-général à Marchand. Et Christophe qui s’y trouvait avec des généraux tels que Romain, Daut, Magny, Martial Besse, Christophe aurait laissé faire ? Il se serait enfui probablement.

Sans être militaire, on peut se permettre un raisonnement sous ce rapport, en jetant seulement les yeux sur la carte d’Haïti.

Supposons Pétion et Gérin en possession de Saint-Marc avec toute l’armée de la République, bien faible alors ; le Port-au-Prince se serait trouvé dégarni de troupes. Christophe étant à Marchand avec le gros de son armée plus forte, n’aurait-il pas pu, par une marche vive et hardie, la porter par la route des Verrettes et les montagnes de l’Arcahaie, venir déboucher dans la plaine du Cul-de-Sac et s’emparer à son tour du Port-au-Prince ? Entre les deux villes, laquelle était la plus importante pour la République ?

Remarquons encore que l’insurrection du Port-de-Paix n’avait pas encore éclaté, que celle de la Grande-Anse commençait ses ravages, et que Christophe était toujours le général en chef de l’armée haïtienne, chef provisoire du gouvernement, et de plus le Président d’Haïti nommé par l’assemblée constituante : ce qui lui donnait une belle position aux yeux des populations dans le Nord, dans l’Artibonite, même dans l’Ouest, malgré sa marche contre le Port-au-Prince.

Il suffit peut-être de ces réflexions pour reconnaître que la conduite de la guerre était subordonnée à l’organisation politique de la République, à laquelle il fallait pourvoir d’abord.

Les motifs de Pétion, pour ne pas suivre les conseils de Gérin, étaient qu’il voulait enlever à ce dernier l’occasion d’acquérir de l’influence sur les troupes de l’Ouest ! Il n’en avait même pas sur celles du Sud ; elles lui obéissaient par devoir militaire, mais non pas à raison de cet ascendant qu’un chef exerce sur des troupes, et qu’on appelle de l’influence. Ou le commandement supérieur attribué à Pétion dans le passage cité, était le résultat de la haute influence qu’il exerçait, ou nous ne comprenons rien ; car, alors, il n’était pas le chef de Gérin. Le fait est qu’ils agirent ensemble, comme collègues, en leurs qualités de général et de sénateur : seulement, ils ne furent pas d’accord sur les mesures à prendre.

Par cette raison, après avoir échangé des coups de fusil avec les troupes envoyées par Christophe, l’armée revint au Port-au-Prince.

« Pétion rentra au Port-au-Prince, et le quartier de l’Arcahaie, généralement dévoué à la République, se trouva abandonné. Le général Gérin blâma sévèrement la conduite qu’il avait tenue dans cette campagne, lui reprocha ouvertement de ne s’être pas emparé de Saint-Marc et de n’avoir pas marché sur le Cap, les populations étant, de toutes parts, favorables à la République. Il était d’autant plus indigné contre Pétion, que ce général venait de s’attacher deux officiers influens du Sud, en exhortant le Sénat à nommer Francisque général de brigade, et Borgella, colonel. — Pétion, pour se justifier, disait que Christophe se perdrait tôt ou tard par sa férocité, et qu’il était inutile, par conséquent, de verser du sang, en portant la guerre dans le Nord. — Gérin répliquait que Christophe, avant de succomber, se baignerait dans le sang des populations, et qu’on devait ne pas laisser échapper l’occasion favorable de l’abattre d’un seul coup. Les officiers du Sud se montraient convaincus que Pétion sacrifiait l’intérêt général à des vues ultérieures d’ambition personnelle.[30] »

Nous répétons ici, que nous eussions reproduit nous-même toutes ces accusations lancées contre Pétion, à cette époque, si elles n’étaient pas dans l’Histoire d’Haïti.

S’il abandonna l’Arcahaie, c’est qu’il n’y a guère dans cette commune de points militaires par rapport au Port-au-Prince, c’est qu’il y avait des choses plus essentielles à faire dans cette ville : plus tard, le Boucassin, plus défendable, plus rapproché, fut pendant longtemps occupé par Gérin lui-même, d’après l’ordre de Pétion, devenu chef du gouvernement. Les reproches de Gérin n’étaient que le résultat de ses idées, de ses conceptions gigantesques, chevaleresques, qui ne lui faisaient douter de rien.

Et comment se pouvait-il que les populations du Nord et de l’Artibonite fussent favorables à la République, lorsque la nouvelle guerre civile ravivait l’ancienne antipathie entre elles et celles de l’Ouest et du Sud, qui exista dans la première guerre entre Toussaint Louverture et Rigaud ; lorsque Christophe l’excitait par toutes sortes de ruses, en prétendant alors qu’il vengeait la mort de Dessalines, si aimé dans l’Artibonite, si respecté dans le Nord ? Gérin surtout qui avait été à la tête du mouvement dans le Sud, était le plus exécré dans ces départemens ; mais il était presque toujours dans les illusions qui font croire que la force est le plus puissant moyen.

Il était indigné contre Pétion, à raison de la promotion de Francisque et de Borgella, deux officiers aussi méritans ! Mais alors il décelait des sentimens peu dignes de lui-même. Ne fut-ce pas Francisque qui fit prendre aux Cayes un caractère décisif à l’insurrection du Port-Salut, qui contribua à entraîner Gérin à prendre la direction du mouvement ? Ne fut-ce pas Borgella qui, par sa lettre à Lamarre, lui ouvrit la route et les portes du Petit-Goave ? — Francisque avait été l’un des braves capitaines de la 13e, lorsque Pétion prit les armes contre les Français au Haut-du-Cap : de là son attachement à son ancien chef, et puis, Férou venait de mourir, il fallait un officier général de cette trempe à Jérémie ; il fut nommé pour ce commandement[31].

Borgella était un ancien légionnaire de l’Ouest, comme Pétion, à Léogane. On a vu la conduite de Pétion à son égard et celui de David-Troy, lorsque Bauvais les fit incarcérer ; on a vu que Pétion le jugea digne de la plus dangereuse confidence, pour porter ses avis à Geffrard : de là la sympathie existante entre eux. On la vit mieux encore en 1812, époque si honorable pour l’un et l’autre. Borgella fut nommé colonel de la 15e en remplacement de Francisque, parce que ce corps était du cantonnement d’Aquin où il était commandant de place, et qu’il venait récemment de sauver plusieurs de ses officiers dans le jugement du conseil spécial ; ce qui lui donnait sur eux et leur corps une influence dictée par l’estime, justifiée d’ailleurs par toute sa conduite antérieure.

Quels étaient ensuite ces officiers du Sud qui pensaient que Pétion sacrifiait l’intérêt général à ses vues d’ambition personnelle ? Ce n’étaient pas, certainement, Wagnac, Vaval, Bruny Leblanc et Véret, aussi méritans que Francisque et Borgella ; car ils furent tous attachés à Pétion, en qui ils reconnaissaient plus de qualités qu’en Gérin.

Dans le chapitre suivant, nous examinerons le dernier reproche fait par Gérin à Pétion, — de ne pas vouloir abattre Christophe d’un seul coup ; — et nous essayerons aussi d’expliquer le système politique du fondateur de la République, par rapport à son ennemi.

  1. C’est avec satisfaction que j’ai vu M. Madiou arriver enfin à la même conclusion que moi ; il dit à la page 386 de son 3e volume :

    « Aussitôt après la chute de l’empereur, le Nord et l’Arttbonite voulurent faire dominer leurs principes monarchiques ; l’Ouest et le Sud, au contraire, proclamèrent les institutions démocratiques les plus larges, Comme les partis étaient de forces égales, on en vint à une rupture. Quoique Toussaint et Rigaud re fussent plus sur le champ de bataille, leurs principes entrèrent en lutte : aristocratie, d’une part, personnifiée en Christophe ; démocratie, d’autre part, personnifiée en Pétion. »

    Donc, nos deux guerres civiles furent des luttes de principes politiques opposés, et non pas des guerres de couleur ni de caste.

  2. Note de Cerisier.
  3. Voyez son écrit justificatif, du 17 janvier 1807, p. 3.
  4. Note de Cerisier.
  5. Note de Cerisier.
  6. Note de Cerisier.
  7. La 11e avait encore une foule de braves officiers, Sannon Ferté, Boulonnais, Versailles, Spady, Aquerxe, Doisan, Gardel, Lamitié, Condé, etc.
  8. Je relate tous les faits ci-dessus ainsi que je les ai entendu raconter dans, ma jeunesse, et d’après les notes du colonel Cerisier. L’Histoire d’Haïti (t. 3, 376) en fait une autre relation d’après des traditions différentes. Ella, prête des paroles injurieuses pour Pétion, aux officiers et grenadiers de la 4e, sur l’interpellation que leur adressa le colonel Métellus et l’injonction que leur aurait faite le général Yayou de rétrograder. Tout cela a pu avoir lieu dans ce moment d’animation de part et d’autre. Mais on ne peut admettre que Pétion ait entendu ces paroles injurieuses, sans prononcer autre chose que l’ordre de commencer le feu. J’admets encore moins ce qui suit :

    « Ces paroles commençaient à ébranler les soldats de la 11e… Pétion ordonna de commencer le feu. Mais la 11e hésitait à tirer, ne sachant où était la patrie ; cependant, subissant l’ascendant de Métellus, son colonel, etc. »

    La 11e hésitait ! À ses yeux, la patrie était du côté de Pétion : le brave Métellus et ses officiers lui en traçaient si bien l’exemple ! M. Madiou n’a pu connaître le dévouement de ces vaillans soldats pour Pétion. J’en appelle à ceux qui, comme moi, ont été à même de le savoir au Port-au-Prince.

  9. Dans les rangs de ce corps se trouvaient Nazère, Thélémaque, Valembrun, Victor Poil, Moizeau, Guilloux, Bertrand Jean, Laville, Cotia, Pantaléon, Laruîne Leroux, tous officiers éprouvés. Coutilien Coustard et presque tous ses compagnons de la 4e y avaient été incorporés.
  10. À cette époque, on soupçonna Louis Lerebours d’avoir trahi la République, un officier ne devant pas abandonner ainsi le poste qui lui a été confié. Cette marche de Larose sur le Batardeau semblerait donner créance à ces soupçons ; mais il faut alors supposer que L. Lerebours avait envoyé cet avis dans la nuit même, et aussitôt qu’il fut placé en cet endroit.
  11. Pendant longtemps, la 21e fut l’objet des sarcasmes des soldats des autres corps du Port-au-Prince, à cause de cette conduite : chaque fois qu’elle y venait en garnison, des coups de sabre s’échangeaient entre ces militaires.
  12. Je relate ces faits d’après Bouzy qui me les raconta. Ce Roch devint officier dans la 10e où passa Bouzy en qualité de capitaine adjudant-major, sous les ordres de Bédouet devenu colonel de ce régiment. Covin, ancien cavalier de la Légion de l’Ouest et de l’escorte de Bauvais, était devenu cavalier dans les guides de Toussaint Louverture. Sous Dessalines, il éiait adjudant-major du 2e escadron de dragons de l’Ouest sous les ordres de Bastien ; dans la déroute, il resta auprès de Pétion.
  13. Relation d’après des renseignemens fournis par Antoine Pierroux.
  14. Relation d’après Bouzy. Voyez l’excellent livre de M. Saint-Rémy, intitulé Pétion et Haïti, t. 1er, pages 34 et 35, pour ces habitudes de chasse.
  15. Inutile de dire que ce patron et cette femme devinrent l’objet de la sollicitude de Pétion. Toujours une femme dans les moments solennels !
  16. Le cadavre mutilé de Coutilien fut trouvé là, après la retraite de Christophe dans le Nord : il fut apporté en ville où Pétion lui fit faire des funérailles dignes de sa belle action. On lisait encore récemment sur la pierre de sa trop modeste tombe ces mots : « Philippe Marc Jérôme Coustard… né le 10 novembre 1778, met le 1er janvier 1807… son civisme… immortaliser… vaillance. » Le temps n’a pas respecté cette épitaphe ; mais son nom et son action peuvent-ils être oubliés ?
  17. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 378.
  18. À cette époque, les ennemis de Papalier accréditèrent le bruit, qu’il avait volontairement passé auprès de Christophe, comme s’il n’était pas possible qu’il fût fait prisonnier. Je ne puis croire à ces calomnies, après avoir à vent entendu Boyer exprimer des regrets sur son sort à la bataille de Sibert et sur son assassinat par Christophe.
  19. La veille, le Sénat s’était déclaré en permanence : il fallait persister dans cette résolution, pour tracer l’exemple aux militaires. En mars 1812, il évita la faute commise le 1er janvier 1807, en restant à son poste. Les corps politiques sont tenus à montrer autant de courage et de fermeté que l’armée.
  20. Agé alors d’environ 10 ans, je roe trouvais sur la route de Léogane, à côté de ma mère qui fuyait comme toutes les femmes. J’ai vu Pétion escorté de ses compagnons, se rendant en ville. Les femmes lui criaient : « Courage, général, Dieu est avec vous ! Il vous conservera pour nous et nos enfans. » Et lui, répondant à ces témoignages d’une sympathie confiante en la Providence, les remerciait de leurs vœux, en leur assurant que bientôt elles pourraient revenir dans leurs foyers.
  21. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 379.
  22. Qu’on n’oublie pas que Pétion avait 3 mille hommes au plus en ce moment pour défendre une ville d’un développement aussi vaste, contre une armée de 12 mille hommes. Et pour pouvoir entraîner ceux-ci dans sa coupable entreprise, Christophe ne leur avait-il pas promis le pillage des habitans du Port-au-Prince, par sa proclamation du 24 décembre ?
  23. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 381.
  24. En visitant ses postes dans une nuit, le colonel Ternier, de la 22e, fut tué par une sentinelle de son corps qui ne le reconnut pas. Ce coungeux officier fut alors remplacé par David-Troy.
  25. M. Madiou déclare tenir ces renseignemens de Michel Merlet aîné et de plusieurs autres vieillards de Jérémie. Nous ne pouvons reproduire tous les faits relatés dans les pages 383 et 384 de son 3e volume, à la charge de Bergerac Trichetet de Thomas Durocher : peut-être suffit-il de l’intention prêtée au premier, de fuir à l’étranger, pour démontrer l’injustice de ces imputations.
  26. M. Madiou prétend que « Goman fit de vains efforts pour entraîner son « bataillon dans la révolte : » c’est une erreur. Pendant la campagne de 1819 qui y mit fin, on surprit Goman dans une de ses retraites ; en se sauvant, il laissa tous ses effets et ses papiers ; le drapeau du 2e bataillon de la 19e était parmi ses effets. Je l’ai vu ; je faisais cette campagne en qualité de secrétaire du général Borgella. Je fus chargé d’examiner ses papiers, où se trouvaient toute sa correspondance avec Christophe et son journal de campagne depuis janvier 1807 ; les causes de sa révolte n’y étaient pas mentionnées. J’en parle d’après des notes biographiques que Bruno Piedeper m’a fournies sur Goman. Tous ces papiers que j’ai lus furent envoyés au président Boyer.
  27. M. Madiou a reconnu cet état de choses à la page 386 de son 3e volume ; il a admis l’hostilité des principes régnant dans le Nord et i’Artibonite, contre ceux établis par la constitution de 1806. Christophe n’était pas le seul qui pensait ainsi : au contraire, il s’était identifié avec l’esprit de ors localités et t’était tout naturel.
  28. En ce moment-là, Gérin n’avait encore le commandement du Sud et de son armée, du Sud en vertu de la prise d’armes des Cayes ; Pétion n’avait celui de l’Ouest et de son armée, que par la tradition impériale.
  29. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 388 et 389. Il envoya ces troupes, en apprenant que Pétion et Gérin étaient au Boucassin. En supposant Saint-Marc sans troupes, de Marchand il en aurait pu y arriver pour le défendre, plus promptement que celles venant du Port-au-Prince ; et ces corps et ces généraux sont arrivés jusqu’à l’Arcahaie !
  30. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 389 et 390.
  31. À la page 382, t. 3, de l’Hist. d’Haïti, il est dit que Pétion et Gérin se proposaient de confier cet arrondissement à Francisque. Pourquoi donc Gérin fut-il fâché de sa nomination ?