Études sur les glaciers/XV

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XV.

DE LA TEMPÉRATURE DES GLACIERS, DES EAUX DU SOL ET DE L’ATMOSPHÈRE QUI LES ENVIRONNENT.


La température est l’agent essentiel de la formation des glaciers, de leur extension et de leurs mouvemens. L’on conçoit dès lors combien il importerait de connaître exactement toutes les causes qui peuvent modifier les variations auxquelles l’état de l’atmosphère et du sol de nos Alpes est soumis. Malheureusement les observations que l’on a recueillies sur ce sujet sont peu nombreuses, et la plupart ont été faites, pour ainsi dire, en courant. Aussi long-temps que l’on ne possédera pas un observatoire permanent sur quelque arête abritée de l’une des hautes cimes des Alpes, on ne pourra point espérer d’obtenir tous les élémens nécessaires pour fixer les idées sur les conditions si variées de l’atmosphère dans ces hautes régions. Il serait digne d’un gouvernement éclairé ou de quelque association scientifique, de faire les frais d’un pareil établissement, dont les résultats seraient bien aussi importans que ceux de tant d’expéditions lointaines, équipées à grands frais, et qui n’ont souvent abouti qu’à nous faire connaître quelques espèces nouvelles de plantes et d’animaux.

Jusqu’ici il n’avait point été fait d’observations suivies sur les variations de la température de la glace au-dessous de 0. Désireux d’arriver, à cet égard, à des résultats plus positifs que ceux qu’avaient pu me donner quelques observations isolées faites de jour sur divers glaciers du Mont-Blanc, je résolus de m’établir en permanence sur un glacier, afin d’y observer la marche de la température pendant plusieurs jours consécutifs, à toutes les heures et dans toutes les conditions atmosphériques. Je choisis à cet effet le glacier inférieur de l’Aar, où je fis construire une cabane en mur sec, à l’abri d’un bloc de la moraine médiane qui sépare les glaciers du Schreckhorn et du Finsteraarhorn, à 797 mètres de l’Abschwung, à une hauteur que je déterminerai d’une manière rigoureuse, lorsque j’aurai pu calculer mes observations barométriques, mais que j’estime à environ 7 500 pieds. Pendant les neuf jours et les sept nuits que j’y ai passées consécutivement avec plusieurs de mes amis, j’ai pu faire plusieurs observations sur la température du glacier, à différentes profondeurs. Muni d’un fleuret de mineur, j’ai sondé le glacier jusqu’à 25 pieds de profondeur. L’incertitude du résultat et la difficulté du transport sur le glacier, à quatre lieues au-delà des derniers sentiers de la montagne, m’avaient engagé à n’emporter avec moi des barres que pour un sondage de cette profondeur. D’ailleurs le forage même, dans une masse aussi tenace que la glace, la difficulté d’extraire les fragmens détachés qui se regelaient constamment, l’embarras de retirer les instrumens introduits, qui se congelaient avec le fond toutes les fois qu’ils passaient plusieurs heures à plus de 10 pieds au-dessous de la surface, et la nécessité dans laquelle je me trouvais de faire chauffer à grande peine de l’eau pour les faire dégeler, toutes ces circonstances sont autant d’obstacles contre lesquels j’ai dû lutter pour arriver aux résultats suivans, que je crois dignes de l’attention des physiciens. J’ai fait en tout vingt-quatre observations avec deux thermomètres centigrades à minima de Bünten, dont la marche a été soigneusement confrontée, et dont j’ai eu soin de ramener le zéro à la température de la glace fondante ; je les ai placés simultanément à des profondeurs égales dans le même trou, et dans des trous différens à la même profondeur et à des profondeurs inégales, et j’ai remarqué que pendant la nuit la température du glacier était de −0,33° à deux pieds, et même à 1 pied au-dessous de la surface, alors même que la température extérieure ne tombait pas à zéro : à des profondeurs plus considérables, j’ai encore trouvé la même température, mais pointant un peu plus bas, surtout les deux nuits que le thermomètre a passé à 18 et à 25 pieds de profondeur. Le matin, la gaîne métallique qui le protégeait se trouvait prise dans la glace. Pendant une nuit où la température de l’air descendit à −3°, à la surface du glacier, j’ai également observé −⅓° à 8 pieds de profondeur ; la gaîne était congelée avec les parois du trou, tandis que dans les autres observations, elle est restée libre, jusqu’à 15 pieds de profondeur, bien que le thermomètre montrât −⅓°. Il n’en était pas de même pendant le jour, lorsque la température extérieure s’élevait à quelques degrés au-dessus de zéro. Alors la température de la partie superficielle du glacier tombait à zéro, jusqu’à une profondeur de 7 pieds, et ce n’est qu’au-dessous de ce niveau qu’elle descendait au-dessous de zéro ; à 8 pieds elle était encore à zéro, mais à 9 pieds je l’ai retrouvée à −⅓° sans la gaîne se congelât, et à 25 pieds, le dernier jour, elle était même au-dessous de −⅓°, c’est-à-dire plus bas que les nuits précédentes, quoique la température extérieure fût à +12°. Les fragmens de glace que je ramenai à la surface avec les thermomètres, étaient parfaitement homogènes, sans aucune trace d’air à l’intérieur. Il résulte de ces observations, qu’à une certaine profondeur, la température de la glace du glacier est constamment au-dessous de zéro[1] ; que, pendant le jour, lorsque la température extérieure est au-dessus de zéro, celle du glacier s’élève à zéro dans les couches superficielles ; que ces oscillations sont de presque tous les jours pendant l’été ; que par conséquent l’eau qui pénètre dans la masse du glacier doit passer et passe réellement toujours à l’état de glace, lorsqu’elle n’est pas accumulée en masses considérables. Ces résultats confirment pleinement l’explication que j’ai donnée plus haut du mouvement des glaciers, et démontrent en outre que la partie superficielle de leur masse, à raison des oscillations plus fréquentes auxquelles elle est sujette, doit marcher plus vite que les parties profondes, ainsi que je l’ai également fait remarquer.

Les conditions de la fonte des glaciers existent lorsque la température de l’air ambiant ou du sol sur lequel ils reposent s’élève au-dessus de zéro ; la surface du glacier devient alors humide, et pour peu que cet état de chose continue, l’on voit de toutes parts se former de petits filets d’eau qui ruissèlent dans tous les sens à la surface du glacier et vont se perdre dans sa masse. Il se forme en même temps sur les flancs du glacier, le long de ses crevasses et sur les pans de sa face inférieure, de nombreuses gouttières qui en suivent toutes les sinuosités, et vont grossir le torrent qui coule sous sa base. J’ai mesuré sur plusieurs glaciers la température de ces petits filets d’eau, et je l’ai invariablement trouvée à 0°, quelle que fût la température extérieure ; j’ai même répété cette observation pendant plusieurs années consécutives, et plusieurs fois par jour sur plusieurs glaciers de la vallée de Chamounix, sur ceux de Trient, de l’Aar, d’Aletsch, de Zermatt, de Saint-Théodule et de Zmutt, sans remarquer jamais la moindre différence entre eux, aussi long-temps qu’ils ruisselaient sur de la glace pure ; mais dès qu’ils viennent à serpenter entre des lits de gravier, leur température s’élève et varie de +0,1 jusqu’à +0,7. Lorsque tous ces petits filets se réunissent de manière à former des ruisseaux ou même des torrens, ils conservent encore leur température de zéro, mais avec une tendance à pointer un peu au-dessus ; c’est ce que j’ai observé sur la mer de glace de Chamounix, sur le glacier inférieur de l’Aar et sur celui d’Aletsch, mais surtout dans les nombreux ruisseaux et les torrens considérables qui serpentent à la surface du glacier de Zermatt, et se précipitent avec fracas entre les parois des crevasses. J’ai remarqué la même chose pour tous les creux, quelles que fussent leurs dimensions et leur profondeur, lorsque le fond était de glace pure ; ainsi l’eau des plus petits creux, que la boule de mon thermomètre remplissait presque en entier, et celle des baignoires de plusieurs pieds de longueur et de profondeur, étaient également à zéro, même lorsque la température de l’air s’élevait à cinq ou six degrés. La plus grande de ces baignoires que j’aie examinée sous ce rapport, se trouvait sur le glacier inférieur de l’Aar ; elle avait douze pieds de long sur trois pieds de large et huit pieds de profondeur ; malheureusement je n’ai pas pu m’assurer si la température de l’eau était la même au fond qu’à 3 pouces au-dessous de sa surface, où elle montrait exactement −0°, l’air extérieur étant à +5°.

Dès que le fond de ces creux se charge de limon, de sable ou de gravier, toutes ces conditions se trouvent changées, et la température de l’eau augmente avec la température de l’air, à raison des propriétés absorbantes du dépôt. J’ai trouvé de très-grandes différences à cet égard dans différens creux ; l’eau contenue dans les uns s’élevait à peine au-dessus de zéro, tandis que dans d’autres creux elle atteignait une température de +1,5°. Sur le glacier de Zermatt, ces petites flaques à fond opaque ne m’ont jamais offert une température au-dessus de +0,5°, +0,6° et +0,7° ou +0,8°, tandis que sur le glacier inférieur de l’Aar j’en ai mesuré de +0,5°, de +1°, et même de +1,5°.

Nous avons vu (pag. 54) que l’accumulation de matières opaques, entraînées par les petits filets d’eau qui sillonnent la surface du glacier, est sans contredit la cause première de la formation des creux dont elles tapissent le fond : à cette cause de la fusion de la glace vient bientôt s’ajouter, à raison de sa plus grande densité, qu’elle acquiert entre +4° et +4,5° C, l’eau qui s’est échauffée au contact avec l’air, et qui, tendant à se précipiter au fond, déplace l’eau qui est résultée de la fonte de la glace, pour agir comme corps chaud sur la partie du glacier qui n’a pas encore été liquéfiée. Les petits affluens de ces creux y accumulent continuellement une plus grande quantité de matières terreuses, et ainsi l’on voit se former, par la persistance des mêmes causes, ces grands entonnoirs dont la présence à la surface du glacier surprend si fort au premier abord (Pl. 1 et 2).

J’ai vu le glacier encore humide et fondant par une température de l’air extérieur qui n’excédait pas +1° ; cependant il arrive souvent que la température extérieure s’élève considérablement sans que le glacier paraisse s’humecter ; c’est toujours le cas, lorsque l’air est très-sec ; alors, au lieu de se fondre, la glace se transforme immédiatement en vapeur d’eau, par l’effet de l’évaporation, et la surface du glacier demeure sèche.

Lorsque, le soir, la température tombe au-dessous de zéro, tous les petits filets d’eau qui courent à la surface du glacier, et toutes les gouttières qui se déchargent sur ses flancs, s’arrêtent ; la surface des flaques d’eau dormante se congèle, le glacier se hérisse de toutes parts de petites aiguilles de glace qui résultent de la congélation et, partant, de la dilatation de l’eau, qui remplissait, pendant le jour, tous les interstices et fissures qui existent entre les fragmens anguleux dont se compose le glacier. Sur le glacier inférieur de l’Aar, la température de l’air était à peine tombée à −1,5° que déjà j’observais ce phénomène. Il en résulte une sorte d’efflorescence dendroïde très-variée et d’un fort bel effet ; les petites crevasses se couronnent d’une efflorescence d’aiguilles dirigées dans tous les sens au dessus de leurs bords ; et lorsque le froid de la nuit est très-intense, on voit même l’eau de crevasses qui ont plus d’un pouce de large, se congeler entièrement et déborder le niveau de la surface adjacente du glacier, au-dessus de laquelle elle forme des arêtes très-variées, comme j’en ai observé surtout sur le glacier d’Aletsch et sur celui de l’Aar. Les habitans des Alpes donnent le nom de fleurs du glacier à ces bouquets d’aiguilles de glace qui affectent souvent les formes les plus variées. Mais, dès le matin, toutes ces fleurs disparaissent avec le retour de la chaleur ; les petits filets d’eau reprennent leur cours, les flaques se dégèlent, et la surface du glacier reprend l’apparence animée qu’elle a habituellement pendant les jours d’été. J’ai vu, sur le glacier inférieur de l’Aar, des ruisseaux de 2 pieds de large sur 8 à 10 pouces de profondeur, tarir complètement, le soir, par une température de −1,5° et −2°, et reprendre leur cours rapide le lendemain par quelques degrés seulement au-dessus de zéro. J’ai vu également, par des jours de pluie chaude, à +5°, la surface du glacier tellement égalisée, que l’on y distinguait partout la glace formée dans les fissures, de celle de la masse. Les remplissages formaient des espèces de filons tantôt parallèles, tantôt coupés sous divers angles, d’une glace plus bleue et plus compacte que celle du reste de la masse. Plusieurs de ces filons avaient d’un à trois pouces de large, et même davantage, sur une longueur souvent très-considérable. Il était évident que c’étaient des crevasses remplies de glace fraîche. J’ai vu des creux et des baignoires de différente grandeur remplis de la même manière. Je me suis enfin convaincu que, dans certaines circonstances, la neige fraîche qui remplit certaines crevasses ou certains creux, se transforme en glace lorsqu’elle est imbibée d’eau ; cette glace ressemble tellement à la glace ordinaire des glaciers qu’on la distinguerait difficilement, si on ne la reconnaissait à la délimitation de ses bords. Dans cet état, le glacier prend l’apparence d’une roche fissurée d’un blanc mat, traversée, dans tous les sens, de nombreuses veines de teintes variées plus foncées. Ce fait est très-important, parce qu’il démontre jusqu’à l’évidence que l’eau infiltrée dans la masse du glacier est l’agent de son mouvement, qui, agissant comme un coin, tend continuellement à le dilater et à le faire descendre dans le sens de sa plus grande pente, en même temps qu’il peut aussi le gonfler.

La masse même du glacier qui, à son extrémité inférieure, se ramollit ou du moins se désagrège jusqu’à une profondeur de un à plusieurs pieds, partout où la surface n’est pas recouverte de débris de rocher, se congèle de nouveau pendant la nuit et redevient tout-à-fait rigide, en même temps qu’elle se dilate dans tous les sens. Cette dilatation est, comme nous l’avons vu plus haut, d’autant plus considérable que l’effet de la chaleur du jour avait désagrégé la glace à de plus grandes profondeurs, et facilité l’infiltration d’un plus grand volume d’eau dans les fissures capillaires et dans les crevasses. La facilité avec laquelle la glace nouvelle qui se forme toutes les nuits se fond plus ou moins complètement pendant le jour, contribue à l’agrandissement des fissures et de tous les interstices du glacier dans lesquels l’eau peut s’infiltrer ; mais de ce que cette glace est moins persistante que celle du glacier proprement dit, on ne saurait en conclure qu’elle ne tend pas aussi bien à dilater le glacier que celle qui persiste plus long-temps, ni que ce n’est pas sa formation continuelle qui est la cause principale du mouvement progressif de toute la masse.

C’est à l’effet de ces alternances de gel et de dégel qu’il faut attribuer, comme nous l’avons vu plus haut, le mouvement progressif des glaciers, et l’on conçoit dès lors pourquoi les glaciers avancent continuellement et plus rapidement pendant l’été que pendant les autres saisons, où les oscillations de la température au-dessus et au-dessous de zéro sont moins fréquentes.

Il n’en est pas de même pendant l’hiver ; le glacier est alors enseveli sous des accumulations considérables de neige qui empêchent quelquefois de le distinguer des surfaces neigeuses environnantes. Toute sa surface est gelée, les filets d’eau qui la sillonnent pendant l’été cessent de courir ; les torrens même qui s’échappaient de leur extrémité inférieure diminuent de volume ou tarissent complètement. Toute sa masse est dans un état de rigidité permanente qui la maintient dans une immobilité complète jusqu’à l’époque du retour des variations de la température. M. le professeur Bischof, de Bonn[2], a fait, conjointement avec M. le pasteur Ziegler, des observations très-importantes sur la température des glaciers de Grindelwald et sur celle des torrens qui en sortent et des sources qui s’échappent dans leur voisinage. Il résulte de ces observations, que le torrent du glacier inférieur, qui paraît ne pas recevoir de source, tarit complètement pendant l’hiver, tandis que celui du glacier supérieur, qui reçoit plusieurs sources, continue à couler même pendant les plus grands froids, bien que le volume de ses eaux diminue. Altmann avait déjà entrevu la cause de ces variations dans la quantité d’eau qui s’échappe des glaciers suivant les saisons. Il pense qu’en hiver les glaciers sont essentiellement alimentés par des sources[3].

On a beaucoup discuté sur les causes de la fonte des glaciers à leur partie inférieure. De Saussure l’attribue en grande partie à la chaleur intérieure de la terre[4]. Mais M. Bischof a très-bien fait voir[5] que cet agent ne peut exercer qu’une bien faible influence sur la température du sol à la surface inférieure du glacier, et qu’en général la fonte, par l’effet de cette température, ne peut avoir lieu qu’à des niveaux où la température moyenne du sol est au-dessus de zéro, c’est-à-dire, dans nos Alpes, jusqu’à une hauteur de 6 165 pieds. En faisant abstraction de l’influence des courans inférieurs, on peut donc en conclure que tous les glaciers, dont l’extrémité inférieure n’atteint pas 6 165 pieds, ne doivent pas fondre à leur surface inférieure, mais seulement par la surface supérieure et par les flancs, pendant l’été. Ces conclusions sont de la plus haute importance pour la théorie du mouvement des glaciers ; car elles démontrent jusqu’à l’évidence que si le glacier ne fond pas, à sa surface inférieure, au-dessus d’un niveau absolu de 6 165 pieds, ce n’est point aux effets de cette fonte que l’on peut attribuer son mouvement progressif, depuis les sommités où il se forme, jusque dans les vallées où il aboutit. C’est bien plutôt par les effets de causes qui agissent par la surface extérieure qu’il faut chercher à l’expliquer, comme nous l’avons fait dans un précédent chapitre.

D’après les observations de M. Bischof, la température du sol, immédiatement au-dessous du glacier, paraît être de zéro ; cependant on ne sait encore rien de bien positif à cet égard ; pour obtenir des résultats précis, il importerait de pouvoir faire des sondages à travers le glacier même, dans des localités où il adhère complètement au fond de son lit, et de pénétrer ainsi dans la roche. Mon intention est de tenter cette expérience, l’année prochaine, sur le glacier inférieur de l’Aar, dans un point où sa masse ne soit pas trop épaisse pour pouvoir être facilement traversée. Mais quelque douteuse que soit encore cette question, toujours est-il que l’influence réfrigérante de la masse du glacier ne s’étend guère au-delà des limites de ses bords ; c’est du moins ce qui résulte de quelques observations de M. Bischof, qui a trouvé la température du sol +8,5°, à cent pas de distance du glacier, tandis qu’au bord même de la glace elle était de +2°[6].

Mais si la température du sol n’est pas influencée d’une manière notable par la présence des glaciers, il n’en est pas de même de la température des rivières et des fleuves qui en découlent. À Zermatt, j’ai mesuré maintes fois la température de la Viège à sa sortie du glacier, et je l’ai constamment trouvée à zéro, légèrement pointée le matin ; mais pendant la journée sa température s’élevait jusqu’à +1,5° ; il en est de même du torrent qui s’écoule du glacier de Zmutt. Au-dessus du village de Zermatt, à une lieue du glacier, je trouvai, le matin, la température de la Viège, qui s’était grossie des affluens du glacier de Zmutt, un peu au-dessus de zéro ; à une lieue au-dessous de Zermatt, c’est à dire à 2 lieues de sa sortie du glacier, elle n’avait encore que +1,7°, tandis que l’air s’était déjà élevé à +9° ; à Taesch, après avoir reçu les affluens du glacier de Finnelen, elle montrait +2°, l’air étant à +9° ; à Herbringen elle s’élevait à +3°, et l’air à +9,5°, vers neuf heures du matin, par un ciel brumeux ; à Stalden enfin, à 7 lieues de Zermatt, sa température montrait +5°, et l’air +14°. Mais depuis Herbingen les nombreux petits ruisseaux qu’elle reçoit et qui descendent des parois abruptes de la vallée lui apportaient des eaux dont la température était généralement de +4°, à +6°. Le cours supérieur de l’Aar m’a présenté des températures aussi variées. Au sortir du glacier, la source inférieure de l’Aar était habituellement à +1°, pendant le jour. L’Aar, au-dessous de l’hospice du Grimsel, avait déjà +2° ; au-dessus de la Handeck +3° ; sous la cascade de la Handeck +4° ; près de Guttannen +5° ; au-dessus d’Im Grund +6° ; à Meyringen +7°, et avant son entrée dans le lac de Brienz +9°. J’ai répété plusieurs fois ces opérations, du 6 au 22 août 1840, par des températures de l’air et à des heures du jour très-différentes, et je n’ai trouvé que de très-légères différences entre les chiffres de chacune de ces stations. En revanche, j’ai été très-surpris de trouver la température du lac du Riffel, qui est à plus de 7 000 pieds au-dessus de la mer, à +9°, l’air étant à +5°. Le Todtensee, sur le col du Grimsel, était à +8°, par une température de +4° de l’air, à 7 heures du soir. En 1840, je l’ai trouvé, le 10 août, à +9,3°, par une température de +5°, à 5 heures du soir. Le Trübtensee, sur la pente du Sidelhorn, était à +7° le 22 août, à 2 heures, par une température de +15°, et le principal de ses affluens à +10°. Pendant plusieurs jours très-froids, où la température ne s’est pas élevée au-dessus de +5°, au milieu de la journée, et où elle descendait à plusieurs degrés au-dessous de zéro pendant la nuit, j’ai trouvé la température du petit lac, qui est à côté de l’hospice du Grimsel, continuellement à +8°, et cependant son niveau est à 5 830 pieds au-dessus de la mer. À la vérité, ces lacs ne sont point alimentés directement par des glaciers. Du 8 au 22 août, j’ai mesuré, à réitérées fois, sa température à toutes les heures du jour, et je n’ai trouvé de variations qu’entre +9° et +10°, tandis que la température de l’air avait varié dans ce temps de +3° à +13,5°.

Avant de s’échapper de la voûte des glaciers, les eaux qui résultent de la fonte des glaces donnent lieu, dans beaucoup de glaciers, à une foule de phénomènes très-intéressans. Nous avons vu plus haut (p. 54) comment se forment les petits creux, les baignoires et les entonnoirs de la surface. Lorsque les flancs et la surface inférieure des glaciers reposent complètement sur le sol, de manière à en empêcher l’écoulement par dessous, et qu’en même temps le glacier ne remplit pas complètement les anfractuosités des parois de son lit, il arrive souvent que c’est au bord du glacier, et non pas seulement à sa surface, que les eaux viennent s’accumuler. Les anses latérales se remplissent alors à une hauteur plus ou moins considérable ; les eaux entament les moraines latérales, les étendent, et vont même jusqu’à disposer par couches irrégulières les menus matériaux dont celles-ci sont en partie composées. Puis, lorsque quelque grande crevasse vient atteindre les parois de ces flaques ou lorsque le mouvement progressif du glacier les déplace, leurs eaux s’écoulent et laissent à sec de petits dépôts stratifiés. Il arrive ainsi qu’en poursuivant de grandes moraines latérales on rencontre parfois des étendues assez considérables, où elles n’ont point leur aspect ordinaire, mais où elles paraissent avoir été déposées par les eaux, et c’est en effet l’action des eaux de ces flaques latérales des glaciers qui leur donne cette apparence particulière. Il y a de ces petits lacs qui sont permanens et qui ont un écoulement naturel par dessous le glacier ou en dehors de son lit par quelques fentes de rocher. Tel est le lac du glacier d’Aletsch, situé dans une échancrure entre le Bedmerhorn et les Viescherhörner du Valais ; les ravages qu’il occasionnait lorsque, plus ou moins couvertes par le glacier, ses eaux s’échappaient brusquement sous le fond de son lit, ont engagé le gouvernement du Valais à lui creuser, du côté du glacier de Viesch, une issue qui le maintient dans de justes limites. Cependant, encore à présent, lorsque le glacier s’avance à sa surface, il s’en détache d’immenses blocs qui flottent sur l’eau et vont échouer sur ses rives, comme les îles de glaces flottantes des mers du Nord (voy. Pl. 12). Ces glaçons ont le même aspect que les aiguilles de glace ; celles du glacier d’Aletsch ont une belle teinte d’aigue marine. Lorsque je visitai ce lac, en août 1839, sa température était de +1,5°, l’air étant à +5°.

La température de l’eau est sans aucun doute la cause de la chute des masses de glaces qui nagent à la surface du lac. Minées à leur surface inférieure, lorsque le poids des masses du glacier qui surplombent l’emporte sur leur adhérence, celles-ci se détachent et flottent sur l’eau jusqu’à ce qu’elles échouent sur ses rives. M. Martins explique de la même manière la chute des masses de glace qui forment les îles flottantes du Nord[7].

Des effets semblables sont également produits sur les côtés des glaciers lorsque, descendant d’une vallée latérale, ils viennent barrer le fond de la vallée dans laquelle ils débouchent ; alors les eaux qui coulent dans la vallée inférieure s’accumulent en amont du glacier et finissent par former de véritables lacs qui s’élèvent jusqu’à déborder le glacier, ou qui acquièrent avec le temps assez de force pour rompre la digue qui les retenait et se frayer un passage avec un fracas épouvantable, entraînant et renversant tout devant eux et occasionnant d’affreux dégâts à de grandes distances. Telle a été la débâcle de la vallée de Bagne, qui fut barrée par le glacier de Gétroz et qui se transforma en un grand lac qui rompit enfin sa digue en 1818, et balaya et dévasta toute la vallée jusqu’au delà de Martigny (voy. p. 156). Les vieilles chroniques suisses sont remplies d’histoires de ce genre qui attestent de fréquens conflits entre les glaciers et les cours d’eau qu’ils interceptent.

M. de Charpentier est le premier qui ait fait remarquer l’importance géologique du phénomène qu’offrent ces petits lacs avec leurs dépôts irrégulièrement stratifiés. Il a signalé, dans la vallée du Rhône, d’anciennes moraines qui présentent le même aspect et qui ont été remaniées sur le bord du grand glacier qui en remplissait le fond. Celle que j’ai vue avec lui, au-dessus des bains de Lavey, dans une localité où le flanc droit du glacier fut sans doute baigné par une flaque d’eau, est l’une des plus intéressantes que l’on puisse voir. Depuis, j’ai reconnu plusieurs moraines semblables dans d’autres localités et même dans le Jura, où elles occupent les différens niveaux correspondant aux arrêts survenus dans le retrait des anciennes glaces ; elles s’y voient même sur une bien plus grande échelle que dans les Alpes.

Il se forme encore d’une autre manière de petits lacs au bord des glaciers : c’est lorsque deux grands glaciers se réunissent dans une vallée inférieure sous un angle très-ouvert de manière à se prendre de flanc l’un l’autre. L’eau qui s’accumule à leur point de jonction occasionne d’abord un petit lac, qui va en grandissant jusqu’à ce qu’il déborde sur le glacier ; mais il arrive aussi que, par suite du mouvement progressif des deux glaciers, la flaque d’eau qui se trouve entre deux est refoulée sur le glacier à la manière des moraines médianes. Tel est le petit lac que l’on observe au pied du Gornerhorn et qui baigne la moraine qui contourne l’angle méridional du Gornerhorn ; le grand glacier de Gorner le prend de flanc et le refoule obliquement sur le glacier avec la moraine qu’il baigne. Un fait curieux c’est que ce petit lac s’écoule par dessous le glacier ordinairement pendant les premiers mois de l’été. De Saussure décrit un lac semblable qui se trouve au pied du Mont-Noir, entre les glaciers de Tzeudey et de la Valpeline, dans la vallée de la Valsorey ; ses eaux s’écoulent ordinairement au commencement de juillet, par des canaux intérieurs et occasionnent parfois de grands ravages. À l’embranchement des glaciers du Lauteraar et du Finsteraar, au pied de l’Abschwung on observe aussi quelquefois des flaques d’eau semblables.

La masse des glaciers ne diminue pas seulement par suite de l’eau qui s’en échappe ; il est une autre cause de destruction qui, bien que plus difficile à apprécier exactement dans ses effets, n’en est pas moins efficace et contribue puissamment à maintenir les glaciers dans certaines limites qui varient peu de nos jours ; je veux parler de l’évaporation de leur surface. Alors même qu’on ne saurait pas par des expériences directes que la glace s’évapore continuellement à sa surface, on pourrait le conclure d’un phénomène que l’on observe assez fréquemment sur les glaciers, c’est que, même par une température assez élevée de l’air, la glace reste sèche à sa surface ; ce qui prouve bien évidemment qu’au lieu de se fondre, elle s’évapore immédiatement. L’on entend alors sur toute la surface du glacier un singulier bruit de décrépitation, semblable au bruit de la neige gelée, lorsqu’on la foule du pied ; ce bruit est accompagné d’un dégagement de bulles d’air innombrables, qui se déplacent dans la couche superficielle de la glace et viennent crever au dehors. On distingue le mieux ces bulles lorsqu’elles s’échappent sous de petites flaques d’eau très-planes et peu profondes. Faute d’appareils je n’ai pas pu en recueillir, comme je l’aurais désiré ; car il serait intéressant de déterminer exactement la nature de cet air. J’espère que d’autres observateurs rempliront cette lacune.

Désireux de connaître l’état hygrométrique de l’atmosphère de ces hautes régions, j’ai observé pendant six jours consécutifs, du 11 au 17 août 1840, la marche de l’hygromètre de Saussure, comparativement au psychromètre d’August, dans le voisinage de ma cabane, à la surface même du glacier, par un état atmosphérique très-varié et à des températures qui changeaient continuellement. Je ne puis pas résumer d’une manière positive ces observations, avant de les avoir comparées attentivement avec celles qui ont été faites simultanément ailleurs. Je me bornerai donc pour le moment à dire que j’ai été généralement frappé de la sécheresse de l’air. L’aiguille de l’hygromètre de Saussure s’élevait fréquemment au-dessus de 50° ; sur le sommet de la Strahleck et au Zäsenberg elle a même montré près de 40° pendant plus de deux heures, à des températures voisines de zéro et souvent même inférieures ; les thermomètres du psychromètre différaient en même temps de 3 à 4 degrés.

Cependant les effets de la fonte et ceux de l’évaporation se confondent dans la part qu’ils ont à la diminution de la masse du glacier, et nous savons que leur influence est très-considérable ; car s’il en était autrement, tous les phénomènes que nous avons déjà étudiés et qui dépendent simultanément de ces deux causes, ne seraient ni aussi prononcés ni aussi actifs. Je renvoie, pour les détails, aux chapitres qui traitent de l’aspect extérieur des glaciers, des aiguilles, des moraines, des tables et des cônes graveleux.


  1. Zumstein rapporte que, lors de sa seconde ascension au Mont-Rose, il passa la nuit dans une crevasse, à une hauteur de 13 128′ par une température de −10°, et que le matin le thermomètre enfoncé dans la glace marquait −10°, tandis que celui qui était étendu à la surface de la glace était à −4, l’air étant à +7. Mais comme cette observation est la seule qu’il ait faite dans l’intérieur du glacier, elle ne me paraît pas d’une bien grande authenticité ; il est probable que M. Zumstein n’a pas pris soin de protéger son thermomètre contre le froid extérieur. ― Von Welden, der Monte-Rosa.
  2. G. Bischof, Die Wærmelehre des Inneren unseres Erdkœrpers, p. 117.
  3. J. G. Altmann, Versuch einer historischen und physischen Beschreibung der helvetischen Eisberge, Zurich 1751, in-8, p. 49.
  4. De Saussure, Voyages, Tom. I, p. 376, § 532.
  5. Bischof, Wærmelehre, p. 102.
  6. Bischof, Wärmelehre, p. 108.
  7. Martins, Observations sur les glaciers du Spitzberg, dans la Bibliothèque universelle de Genève, No 53, p. 158. ― Bulletin géologique de France, Tom. 11, p. 288.