Honoré Beaugrand, La chasse galerie dans Livre:Stevens - Contes canadiens, 1919.djvu 1919
Le récit qui suit est basé sur une croyance populaire qui remonte à l’époque des coureurs des bois et des voyageurs du Nord-Ouest. Les « gens des chantiers » ont perpétué la tradition. J’ai rencontré plus d’un voyageur qui affirmaient avoir vu voguer dans l’air des canots remplis de « possédés » s’en allant voir
leurs « blondes », sous les auspices de Belzébuth. Si j’ai été forcé de me servir d’expressions peu académiques, on voudra bien se rappeler que je mets en scène des hommes au langage aussi rude que leur difficile métier. B.
— Pour lors, je vais vous raconter une rôdeuse d’histoire, dans le fin fil. Mais s’il y a parmi vous autres des lurons qui auraient envie de courir la chasse-galerie ou le loup-garou, je vous avertis qu’ils font mieux d’aller voir dehors si les chats-huants font le sabbat, car je vais commencer mon histoire en faisant un grand signe de croix pour chasser le diable et ses diablotins. J’en ai eu assez de ces maudits-là, dans mon jeune temps.
Pas un homme ne fit mine de sortir ; au contraire, tous se rapprochèrent de la cambuse où le cook achevait son préambule et se préparait à raconter une histoire de circonstance.
Le « bourgeois » avait, selon la coutume, ordonné la distribution du contenu d’un petit baril de rhum parmi les hommes du chantier, et le cuisinier avait terminé de bonne heure les préparatifs du « fricot de pattes » et des « glissantes » pour le repas du lendemain. La mélasse mijotait dans le grand chaudron pour la partie de tire qui devait terminer la soirée.
Chacun avait bourré sa pipe de bon tabac canadien, et un nuage épais obscurcissait l’intérieur de la cabane, où un feu pétillant de pin résineux jetait cependant par intervalles, des lueurs rougeâtres qui tremblotaient en éclairant, par des effets merveilleux de clair-obscur, les mâles figures de ces rudes travailleurs des grands bois.