Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871/05

La bibliothèque libre.


CHAPITRE II.

Du 4 septembre au 31 octobre.


La Gauche hésite. — Trochu et son serment. — Les Arago à l’Hôtel-de-Ville. — L’écharpe rouge. — Les hommes de la Défense. — Suspicions qu’ils inspirent. — L’Internationale à la Corderie le soir du 4 septembre. — Délégation ouvrière à l’Hôtel-de-Ville. — Réponse de Gambetta. — Nécessités de la situation. — Comités de vigilance. — Comité central de la Corderie. — Investissement de Paris. — Impéritie de la Défense. — Le programme de la Corderie. — La Patrie en danger. — Les socialistes calomniés par la Défense. — Le 8 octobre. — Première manifestation communaliste. — Mensonge du gouvernement à propos de Metz. — Il pousse à l’assassinat de Félix Pyat. — Metz s’est rendu. — Le Bourget. — M. Thiers à Paris. — Projet d’armistice. — Colère des Parisiens.

Le samedi soir, 3 septembre, les rues de Paris, et surtout les anciens boulevards, regorgeaient de monde et, malgré la présence de nombreuses escouades de sergents de ville et de gardes de Paris, des groupes considérables se formaient, où la déchéance de l’empire et la proclamation de la République étaient déclarées d’urgente nécessité.

Les bureaux du Siècle étaient encombrés de visiteurs venant chercher des nouvelles, avides de savoir ce que la gauche parlementaire avait enfin décidé, et allant reporter au dehors les renseignements d’ailleurs très-vagues qu’ils pouvaient obtenir à cet égard.

La gauche, même la fraction la plus radicale, hésitait à prendre une résolution décisive.

Craignant les aspirations socialistes des ouvriers groupés sous le drapeau de l’Internationale ; ignorant les forces réelles de cette dernière, avec laquelle aucun des députés de Paris s’était bien gardé d’avoir le moindre rapport direct, ces députés pressentaient que la chute de l’empire allait rouvrir les portes aux revendications du prolétariat, revendications constamment menaçantes pour le pouvoir, si longtemps convoité par eux, et dont ils devaient faire un si triste usage.

Lutter en même temps contre les Prussiens qui s’avançaient sur Paris et réprimer les prétentions des travailleurs résolus à s’affranchir enfin de l’oppression capitaliste, leur semblait une tâche au-dessus de leur énergie, et en vérité ils n’avaient pas absolument tort.

Aussi croyons-nous sincèrement que ce que la gauche parlementaire pardonnera le moins à l’ex-empereur, sera de l’avoir contrainte à lui succéder. Elle avait depuis si longtemps caressé l’espoir de gouverner sous la protection de la responsabilité de ce dernier !

Les aspirations dictatoriales du général Trochu la forcèrent pourtant à se décider.

Dans cette même soirée du samedi — vers 10 heures — une colonne de trois mille citoyens appartenant surtout aux Écoles et au commerce se dirigea sur le Louvre, où siégeait alors le Gouverneur de Paris, et lui demanda de proclamer la déchéance.

L’honnête général fit cette réponse assez claire en somme aux délégués qui parvinrent jusqu’à lui : Ayant prêté serment à l’empereur, l’honneur l’empêchait de se prononcer, mais le peuple, dont l’empereur n’était que l’expression, avait toujours le pouvoir de le délier du serment qu’il avait prêté.

La colonne se retira satisfaite, assurée qu’elle était que le lendemain verrait la chute de l’empire, remplacé peut-être il est vrai par une nouvelle dictature militaire dont le brave Trochu serait naturellement le chef.

Les ouvriers, dans leur ardent patriotisme et surtout désireux de refouler l’ennemi au-delà de nos frontières, consentirent de leur côté à courir le risque d’une situation qui, à travers le danger qu’elle offrait, laissait entrevoir pourtant l’avènement de la République.

Le pacte fut donc tacitement conclu.

La garde nationale bourgeoise, accourue à l’appel de ses chefs, appuyant de sa présence les citoyens massés sur le pont de la Concorde, les quais et les rues avoisinant le palais législatif, ce palais fut envahi ; l’assemblée déclarée dissoute ; la déchéance proclamée, aux cris de : Vive la République ! malgré la résistance de la gauche éperdue de tant d’audace et qui, Gambetta en tête, engageait le peuple à attendre respectueusement la décision d’une majorité impuissante et avilie.

Les députés de Paris, terrifiés de leur succès, furent littéralement entraînés à l’Hôtel-de-Ville pour y constituer un gouvernement provisoire, qui prit modestement le nom de gouvernement de la Défense nationale !

Seul entre tous, le citoyen Emm. Arago était arrivé avec une certaine résolution à l’Hôtel-de-Ville et, en prévision de cette échéance, s’était muni d’une écharpe rouge qu’il jeta à son oncle Étienne — présent par hasard — en lui disant : « Tiens, Étienne, tu es maire de Paris ! » Et ce fut ainsi que le poste le plus important de Paris, en ce moment où on avait le plus besoin d’administrateurs intelligents et fermes, fut donné à un homme dont l’indécision et l’incapacité administrative n’était un secret pour personne !

Le gouvernement fut donc composé de tous les députés de Paris, moins un — M. Thiers — plus de MM. J. Simon, Gambetta, E. Picard, qui, malgré leur option pour les départements, où ils avaient obtenu de doubles élections, avaient avec Paris de trop vives attaches pour n’être pas considérés comme étant encore ses représentants. — Le général Trochu remplaça M. Thiers, décidément écarté de la combinaison comme trop compromettant. Le rôle de ce dernier, pour n’être pas officiel, dans l’action qui allait se dérouler, ne devait d’ailleurs pas moins être de première importance, ainsi que nous le verrons ultérieurement.

Enfin, MM. Magnin, Dorian et Le Flô eurent chacun, le premier, le ministère du commerce, le second, le portefeuille des travaux publics, le troisième, celui de la guerre. Le comte de Kératry fut nommé préfet de police.

À l’explosion de joie qu’avait provoquée la déchéance d’un gouvernement devenu une honte et un danger pour le pays, succédèrent rapidement les tristes réflexions qu’amenaient chez les esprits sérieux la prévision des tiraillements qu’allait faire surgir, dans un moment si périlleux, l’assemblage d’hommes à tendances indécises chez certains et absolument dissemblables chez les autres.

Rien de plus hétérogène en effet que la composition du gouvernement qui venait de succéder à l’empire.

Le général Trochu, nommé président et directeur militaire de la Défense, appartenait, nous l’avons dit, à l’idée monarchique. MM. Jules Favre, vice-président et ministre des affaires étrangères, et Gambetta, ministre de l’intérieur, représentaient, parmi les principaux rôles, la République autoritaire. MM. Jules Simon, ministre de l’instruction publique, Crémieux, ministre de la justice, avaient, depuis longtemps déjà, donné des gages aux orléanistes ; M. Picard, ministre des finances, avait paru disposé, peu de mois avant le 4 septembre, à accepter d’être le successeur d’Émile Ollivier dans la confiance de l’ex-empereur ; et quant à M. J. Ferry, l’huissier introducteur auprès de ce gouvernement, on le savait tout prêt à servir ceux qui se voudraient contenter de son insolente incapacité.

Pour ce qui est de MM. Pelletan, Garnier-Pagès, Emm. Arago, Glais-Bizoin et Rochefort, il était facile de deviner qu’appelés à l’Hôtel-de-Ville par politesse seulement et pour opiner du bonnet, leur intervention dans l’action gouvernementale serait absolument de nul effet et qu’ils étaient destinés à servir d’appoint aux combinaisons et aux intrigues des hauts chefs d’emploi.

Enfin la nomination du comte de Kératry à la préfecture de police — avilissante institution — indiquait suffisamment au parti conservateur qu’il n’y aurait rien de changé que des noms propres.

Les seuls titres de ce citoyen à la fonction importante qui venait de lui être dévolue, étaient d’avoir critiqué, dans la Revue des Deux Mondes, la campagne du Mexique, à laquelle il avait d’ailleurs volontairement participé, puis d’avoir, par une lettre demeurée fameuse, convoqué les députés de l’opposition sous l’empire à se réunir constitutionnellement au Corps législatif — à défaut de décret — le 26 octobre 1869. Il avait, bien entendu, reculé l’un des premiers devant sa propre audace, dès qu’il eut compris que, le peuple prenant sa proposition au sérieux, une révolution en pouvait résulter.

Ainsi donc, nulle confiance dans les caractères, non plus que dans l’unité de vues et d’action, telle était la situation en face d’une révolution politique et d’une des plus rapides invasions étrangères qui fussent jamais. Sans compter toutes les difficultés administratives dont cette situation était grosse, et la nécessité de faire face aux légitimes revendications des travailleurs, qui, prêts à donner leur sang pour le salut de la patrie, n’entendaient pas du moins que ce fût en faveur des seuls privilèges capitalistes et aux dépens de leur propre affranchissement et de celui de leurs enfants.

Aussi, dès le soir du 4 septembre, et pendant que le nouveau gouvernement distribuait les emplois publics à ses amis, les membres de l’Internationale et les délégués des chambres syndicales ouvrières se réunirent dans leur local habituel — place de la Corderie du Temple — afin d’aviser sur la conduite que les socialistes devaient tenir devant le gouvernement qui venait de s’improviser. À cette séance, assistaient également les socialistes les plus connus comme orateurs habituels des réunions publiques.

Il y fut résolu que, sans acclamer plus qu’il ne convenait des hommes dont le dévouement aux intérêts des travailleurs était au moins douteux, le parti socialiste, afin de ne fournir aux républicains formalistes aucun prétexte de crier à la division, se contenterait du droit inhérent d’ailleurs à tout citoyen dans les États démocratiques : celui de surveillance, de contrôle et de conseil, mais qu’aucune récrimination ne serait élevée contre les membres du Provisoire.

Cette déclaration faite, on arrêta les termes d’un suprême appel au peuple allemand. Dans cette adresse, on rappelait d’abord la déclaration faite par le roi de Prusse et son ministre, au début de la guerre, qu’ils entendaient seulement repousser l’agression dont ils avaient été l’objet, mais qu’ils ne prétendaient point contester à la France le droit de se donner telles institutions qu’il lui conviendrait. Puis, au nom de la solidarité qui relie leurs intérêts à ceux du prolétariat français, on y conjurait les ouvriers allemands de cesser de prendre part à cette lutte fratricide.

Mais les difficultés matérielles de faire parvenir cette adresse en suffisante quantité à l’armée allemande et, d’autre part, les haines nationales qu’avaient su réveiller habilement les despotes des deux pays belligérants, empêchèrent cette manifestation d’avoir aucun effet utile, et la Prusse, enivrée de ses premiers succès, bien qu’ayant arrêté durant quelques jours sa marche envahissante après la proclamation de la République, reprit de nouveau et sans nouvel arrêt le chemin de Paris.

Cette adresse votée, l’Internationale et les chambres syndicales ouvrières nommèrent dans la même soirée une délégation chargée d’aller à l’Hôtel-de-Ville assurer à la Défense Nationale le concours des adhérents, à la condition pourtant que le gouvernement adoptât d’urgence les mesures ci-après :

1o Élection immédiate à Paris des conseils municipaux, ayant mission spéciale, en outre de leurs fonctions administratives, d’organiser rapidement la formation des bataillons de la garde nationale et leur armement.

2o Suppression de la préfecture de police et restitution aux municipalités parisiennes de la plupart des services centralisés à cette préfecture.

3o Déclarer en principe toute magistrature élective et révocable et faire procéder aussi promptement que possible à l’élection de nouveaux magistrats ;

4o Abroger toutes les lois répressives, restrictives et fiscales régissant la presse, le droit de réunion et celui d’association ;

5o Supprimer le budget des cultes ;

6o Annuler enfin toutes condamnations politiques prononcées à ce jour, — cesser toutes poursuites intentées antérieurement et libérer tous ceux qui avaient été arrêtés à raison des derniers événements.

La délégation fut reçue à une heure du matin, par le citoyen Gambetta qui, de suite, répondit que le timbre et le cautionnement des journaux étant supprimés par le fait même de la révolution qui venait de s’accomplir, il n’y avait pas lieu de s’appesantir sur ce sujet. — Quant aux poursuites, condamnations et arrestations pour causes politiques, le décret d’amnistie[1] était en ce moment même à l’imprimerie et serait affiché le lendemain, l’exécution ayant d’ailleurs précédé la rédaction même du décret. — On avait donc devancé — au dire de M. Gambetta — la demande formulée à cet égard par la délégation ouvrière.

Quant à l’élection des Conseils municipaux, à celle des magistrats, à la suppression de la préfecture de police et du budget des cultes, et à la reconnaissance absolue du droit d’écrire, de parler et de s’associer, « c’étaient là de graves questions que le gouvernement n’avait pas le droit de trancher. Mais pourtant on aviserait et on ferait certainement cesser les abus, etc., etc. »

C’était, on le voit, toujours les mêmes pratiques et la même théorie. — Tout puissants pour créer les forces destinées à les protéger, et faisant au besoin alors la loi eux-mêmes, les gouvernants se déclarent toujours trop respectueux de la loi dès qu’il s’agit d’abroger d’eux-mêmes les restrictions qui entravent les citoyens dans l’exercice de leurs droits naturels. — Même lorsqu’ils sont issus d’un fait révolutionnaire, les gouvernements ne reconnaissent aux citoyens d’autre faculté que celle de leur obéir, tout prêts qu’ils sont à traiter de factieux les gens assez osés pour tenter de se soustraire à cette obéissance.

Nos délégués se retirèrent donc assez soucieux et bien persuadés que si l’on n’y prenait garde, il en serait de cette révolution comme de toutes les précédentes et que le peuple, cette fois encore, n’aurait servi qu’à l’édification de la fortune politique des membres du nouveau pouvoir, mais que la machine gouvernementale resterait, pour les travailleurs, tout aussi écrasante qu’avant.

Comme pour vérifier ces prévisions, le gouvernement de la Défense s’empressait, le lendemain même du 5 septembre, de laisser au maire de Paris la nomination des maires et adjoints des vingt arrondissements. La presque totalité de ces nominations, toutes prises naturellement parmi les amis d’Et. Arago, se composait d’hommes dont l’inaptitude administrative n’avait généralement rien à envier à l’auteur de leur installation dictatoriale. Tous les magistrats municipaux appartenaient d’ailleurs à la bourgeoisie et étaient généralement connus pour être les adversaires des socialistes[2].

Il était ainsi évident — dès le 5 septembre — que, fidèle à ses traditions autoritaires, le parti républicain de 1848, arrivé de nouveau au pouvoir, n’avait, lui non plus, rien oublié ni rien appris et que la Révolution et la République allaient encore une fois être mises en péril par sa faute.

Cette constitution des municipalités parisiennes était de tous points regrettable dans de semblables circonstances.

Outre que le choix de ceux qui les composaient était, nous le répétons, généralement défectueux, la façon dont on y avait procédé indiquait un oubli complet des principes et des nécessités du moment.

Les prévisions, pour Paris, d’un siége dont on ne pouvait préciser la durée, créaient de terribles difficultés administratives et il était urgent d’y pourvoir. Or, s’il est de principe absolu que la commune en temps ordinaire ait le droit de choisir ses administrateurs, en présence d’une situation exigeant les lumières et le concours de tous, ce droit devait à plus forte raison être pratiqué et reconnu par ceux qui, durant quinze ans, en avaient fait le thème principal de leur opposition à l’empire.

Il fallait emmagasiner le plus rapidement possible tout ce qui était nécessaire au prolongement de la défense : denrées alimentaires, bétail, fourrages, combustibles, matériaux de construction, métaux, cuirs, étoffes, enfin tout ce qui devait concourir à l’alimentation, à l’équipement et à l’armement des citoyens appelés à combattre. Il ne suffisait pas seulement de faire entrer de nouveaux approvisionnements ; il fallait aussi faire l’inventaire de tout ce dont on disposait déjà.

Il fallait faire un recensement exact des bouches à nourrir et des combattants à entretenir, afin d’éviter le gaspillage et d’organiser un rationnement intelligent qui, tout en ne froissant pas subitement certaines habitudes, permît d’arriver peu à peu à une répartition équitable des ressources communes, pour faire face aux éventualités les plus difficiles que pourraient offrir les péripéties du siége.

Cette besogne nécessitait non seulement l’emploi d’habiles administrateurs, mais encore d’hommes compétents sachant aussi préserver les approvisionnements de toute avarie résultant, soit de l’intempérie de la saison, soit d’une agglomération inusitée. Enfin il fallait que la distribution fût faite par des hommes dont l’honnêteté fût constatée, et exercés de longue main à faire cette distribution, au mieux des intérêts de tous et avec le moins de déperdition possible.

Travail énorme, que la division à l’extrême et l’emploi de capacités spéciales, opérant sous la surveillance immédiate des intéressés, pouvaient seuls mener à bien.

Comment en effet concevoir que, si capables qu’ils pussent se prétendre, une poignée d’hommes suffirait à pourvoir aux nécessités de la politique extérieure et intérieure ainsi qu’aux besoins multiples de la défense d’une ville de deux millions d’habitants en temps ordinaire, mais dans laquelle venaient se réfugier à chaque instant les habitants de communes à plus de trois lieues de rayon ?

Sans doute le gouvernement s’était entouré d’aides, mais comment eût-il trouvé le temps d’en apprécier la moralité et l’intelligence et par quels moyens d’investigation ?

Aussi jamais gâchis plus complet ne se produisit-il au détriment de la défense ainsi que de la dignité et de la vie même des citoyens. Les malheurs publics qui en résultèrent sont maintenant trop connus pour qu’il soit nécessaire d’y insister davantage.

Pour conjurer des désastres trop faciles à prévoir, les socialistes, dès le 5 septembre, tentèrent d’organiser une institution destinée à faire contrepoids à l’outrecuidance de nos gouvernants qui, se déclarant seuls chargés de la mission de sauver le pays, prétendaient seuls y suffire, se disant d’ailleurs prêts à accepter la responsabilité de leurs actes devant l’histoire. Amère et haïssable dérision !

Dès le 5 septembre, disons-nous, les socialistes avaient imaginé de créer vingt comités d’arrondissement qui, fous le titre de Comités républicains de vigilance, avaient pour mission de recueillir toutes les propositions et toutes les réclamations des citoyens, concernant la guerre et l’administration ; de surveiller et de contrôler les administrateurs dans leurs agissements afin de pouvoir signaler ceux d’entr’eux contre lesquels s’élèveraient de justes plaintes et en obtenir satisfaction.

Le nombre des membres composant les comités variait par arrondissement d’après l’importance numérique de ses habitants. — Enfin les vingt comités, par l’envoi de chacun quatre délégués, constituèrent le Comité central, dont le siége fut établi place de la Corderie du Temple, dans le local appartenant aux chambres syndicales ouvrières et à l’Internationale.

Les Comités de vigilance devaient être élus dans les réunions populaires de leur arrondissement respectif.

C’était, on le voit, une constitution non officielle de la Commune de Paris.

Les vingt Comités d’arrondissement et le Comité central qui les représentait étaient appelés à rendre de véritables services à la défense ainsi qu’à la cause républicaine socialiste, mais, par suite de vices originels, ils n’obtinrent jamais l’influence sans laquelle il n’est pas d’action sérieuse possible.

Pour qu’ils se pussent réellement dire les représentants de leur arrondissement, il eût fallu que les réunions populaires qui les avaient élus n’eussent été composées elles-mêmes que de citoyens appartenant à l’arrondissement, plus encore, au quartier même dans lequel se tenaient ces réunions et que, sans prétendre imposer la condition de domicile à l’élu, celui-ci fût du moins assez connu pour que son élection fût entourée de toutes les conditions de capacité et de conformité de vues avec l’électeur, de nature à établir de sérieux liens entre les comités et l’arrondissement.

Il n’en fut malheureusement pas ainsi, et, faute des plus simples précautions de contrôle et d’un ordre administratif qui fait trop fréquemment défaut aux réunions populaires, celles-ci furent envahies par des personnes étrangères à l’arrondissement où elles faisaient fonctions électives, et les membres des comités, élus ainsi, ne purent être considérés comme les véritables délégués de l’arrondissement qu’ils étaient censés représenter.

Cependant et malgré leur origine défectueuse, les comités de vigilance et leur Comité central n’en servirent pas moins dans une mesure considérable, par leurs résolutions successives, à indiquer les fautes réitérées du gouvernement, à en prévoir les résultats et à inviter les citoyens à y pourvoir.

Au point de vue de la défense, l’objectif, pour le gouvernement et la population parisienne, était de soutenir le siège assez longtemps pour que la population armée des départements eût le temps d’accourir au secours de Paris et, enserrant à leur tour les assiégeants, de prendre ceux-ci entre les feux de l’armée de secours et ceux des fortifications.

Que ce plan fût réalisable ou non ; qu’il méritât ou non l’approbation des hommes spéciaux, nous n’avons point à le discuter ici. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il était généralement préconisé — à tort ou à raison — par la population parisienne et le gouvernement de la Défense. Mais il était alors évident que, pour obtenir un tel résultat, il fallait en ce cas se hâter de faire rentrer par voie de réquisitions toutes les denrées qui se trouvaient encore dans les campagnes avoisinant la ville, ce qui était d’ailleurs de toute équité, leurs habitants étant venus se réfugier dans nos murs et ayant ainsi augmenté le nombre de bouches à nourrir.

Puis et afin d’assurer aux combattants et à leurs familles les moyens d’existence qu’ils ne pouvaient plus trouver dans le travail, occupés qu’ils devaient être à la défense commune, la justice et le bon sens exigeaient que tous eussent part égale à la répartition des ressources alimentaires accumulées à cet effet.

Il fallait à tout prix, non seulement dans l’intérêt de la morale publique, mais aussi dans celui île la défense même, empêcher qu’on ne vît le spectacle scandaleux de gens pouvant se procurer à prix d’or les moyens de vivre luxueusement et d’une façon excessive, tandis que le plus grand nombre des citoyens n’obtiendraient qu’à grand peine, et au prix d’indicibles souffrances, une insuffisante et malsaine nourriture, sans même se pouvoir procurer le combustible indispensable pour l’apprêter.

Dans la prévision que cela ne manquerait pas d’arriver quelque jour et ne voulant pas que le gouvernement pût alors se retrancher derrière son ignorance des faits, le Comité central de la Corderie soumit à l’Hôtel-de-Ville le programme suivant qui, aux frais de ce comité, fut affiché dans toutes les rues :

LE COMITÉ CENTRAL RÉPUBLICAIN

des vingt arrondissements

AUX CITOYENS DE PARIS.


Citoyens,

Le 5 septembre, dès le lendemain de la proclamation de République, un grand nombre de citoyens proposaient la constitution d’un Comité centrai républicain, émanant des vingt arrondissements de Paris et ayant pour but de pourvoir au salut de la patrie ainsi qu’à la fondation définitive d’un régime véritablement républicain par le concours permanent de l’initiative individuelle et de la solidarité populaire.

Depuis ce jour, les réunions publiques ont élu leurs comités de défense et de vigilance dans chaque arrondissement.

Aussitôt que les arrondissements se sont trouvés représentés en majorité par quatre délégués chacun, le Comité central républicain a commencé ses opérations.

Il a successivement présenté au gouvernement de la défense nationale les mesures suivantes, acclamées dans les réunions populaires :


1o Mesures de sécurité publique.

Supprimer la police telle qu’elle était constituée, sous tous les gouvernements monarchiques, pour asservir les citoyens et non pour les défendre ;

La remettre tout entière entre les mains des municipalités élues :

Nommer par quartier dans Paris les magistrats chargés de veiller à la sécurité publique sous leur responsabilité personnelle et directe ;

Dissoudre tous les corps spéciaux de l’ancienne police centralisée, tels nue sergents de ville, agents dits de la sûreté publique, gardes de Paris ;

Confier à la garde nationale, composée de la totalité des électeurs, et en particulier à des vétérans pris dans son sein, la mission d’assister les nouveaux magistrats de la police municipale dans l’exercice de leurs fonctions ;

Appliquer aux magistrats de tous ordres les deux principes de l’élection et de la responsabilité ;

Abroger toutes les lois restrictives, répressives et fiscales contre le droit d’écrire, de parler, de se réunir et de s’associer.


2o Subsistances et logements.

Exproprier pour cause d’utilité publique toute denrée alimentaire et de première nécessité actuellement emmagasinée dans Paris chez les marchands en gros et en détail, en garantissant à ceux-ci le paiement de ces denrées après la guerre, au moyen d’une reconnaissance des marchandises expropriées et cotées au prix de revient ;

Élire dans chaque rue ou au moins dans chaque quartier une commission chargée d’inventorier les objets de consommation et d’en déclarer les détenteurs actuels personnellement responsables envers l’administration municipale ;

Répartir les approvisionnements, classés par nature, entre tous les habitants de Paris, au moyen de bons qui leur seront périodiquement délivrés dans chaque arrondissement au prorata :

1o Du nombre de personnes composant la famille de chaque citoyen ;

2o De la quantité de produits consommables constatée par les commissions ci-dessus désignées ;

3o De la durée maximum probable du siège.

Les municipalités devront encore assurer à tout citoyen et à sa famille le logement qui lui est indispensable.


3o Défense de Paris.

Faire élire immédiatement par la garde mobile tous les chefs qui doivent la conduire au feu, ceux qui la commandent actuellement lui ayant été imposés jusqu’à ce jour ;

Rallier au plus vite les éléments épars de cette héroïque armée, que la trahison de ses chefs a laissé écraser ou dissoudre et qui, organisée pour asservir le pays, n’a pas suffi pour le défendre ;

Délivrer au plus vite à tous les citoyens des armes à longue portée et leur distribuer en même temps la quantité de cartouches et munitions de guerre suffisantes pour qu’ils soient en mesure de repousser toute attaque éventuelle ;

Préparer par les soins des Comités d’arrondissement les moyens matériels et l’organisation du personnel nécessaire à la défense spéciale de chaque quartier ;

Affecter aux divers services de la défense tous les locaux libres, tels qu’appartements abandonnés et monuments publics ;

Utiliser à tous les travaux de défense les habitants qui, pour un motif quelconque, ne seraient point appelés à y contribuer comme gardes nationaux ;

Établir un contrôle public et permanent de toutes les mesures prises pour la défense ;

Préparer dés maintenant les postes de défense intérieure, les communications secrètes et tous les engins de destruction susceptibles d’être employés contre l’ennemi, même par les femmes et les enfants, Paris républicain étant résolu, plutôt que de se rendre, à s’ensevelir sous ses ruines.


4o Défense des départements.

Décréter la levée en masse de tous les Français valides, sans exception, et la réquisition générale de tout ce qui peut servir i la défense ;

Appuyer toute organisation résultant de l’initiative populaire et ayant pour but de contribuer au salut de la République ;

Commissionner des délégués généraux pour la défense nationale, chargés de se concerter avec les républicains des départements, afin de stimuler le zélé patriotique des populations, combattre les manœuvres réactionnaires, prévenir la trahison, précipiter la marche des volontaires au secours de Paris et, au besoin, se faire tuer à leur tête.

En présentant ces mesures d’urgence, les soussignés sont convaincus que le gouvernement de la Défense nationale se hâtera de les transformer en décrets pour le salut de la patrie et de la République.

Pour le Comité central et par délégation des Comités d’arrondissements,


Les membres présents à la réunion
du 13-14 septembre
 :
G. Casse, Ch.-L Chassin, F. Chaté, Chausse, Cousin, G. Cluseret*, Demay*, Ch. Dumont, N. Gaillard, G. Genton, H. Hernu, J. Johannard*, Kern, Lanjalley, G. Lefrançais*, Leverdays, Longuet*, P. A. Lutz, A. Lecot, E. Léger, G. Mallet, Mainier, Marchand, Milliére, Marchal, Malon*, F. Mangold, Myard, G. Mollin, E. Oudet*, M. Portalier, J. Perrin, Pagnerre, Philip, Pillion, Pindy*, Ranvier*, E, Roy, E. Roullier, Thélidon, Thonnelier, Toussaint, E. Vaillant*, J. Vallès*. Vertut, M. Woog[3].

Ce programme indiquait ce qu’il fallait faire non seulement pour parer aux difficultés présentes, mais encore pour organiser et établir solidement la République.

C’était le programme des partisans de la Commune.

Restituer aux municipalités élues la direction de la police communale ;

Faire exécuter toutes les mesures de sécurité publique dans Paris par des magistrats élus par chaque quartier et responsables de leurs agissements devant leurs électeurs respectifs et faire de la garde nationale la seule gardienne de l’ordre véritable ;

Déclarer en même temps hors de toute atteinte législative le droit d’écrire, de parler, de se réunir et de s’associer ;

Voilà pour les questions de principes et d’avenir démocratique.

Exproprier les denrées de première nécessité au bénéfice de la population de Paris tout entière et assurer le logement à celle-ci, c’était à la fois équitable et habile puisque c’était garantir complétement à la défense tous les citoyens valides, désormais libres de préoccupations quant aux besoins de leurs familles. C’était encore justice, puisque tout travail autre que celui concourant à la défense était interrompu ; l’échange, naturellement suspendu, par suite de l’investissement qui supprimait la liberté des transactions, et tout paiement forcément ajourné, la circulation monétaire entre Paris et le monde entier étant arrêtée.

Il n’y avait dès lors aucune raison valable, ni en droit, ni en morale, pour que le commerçant prétendît à autre chose qu’à être remboursé du prix de revient de ses marchandises et pût prélever un bénéfice dont le taux s’élèverait d’autant qu’il deviendrait moins possible de se soustraire à sa rapacité.

Quant aux droits des propriétaires, il était non moins évident que l’interruption forcée dont la production était atteinte, et la suspension de toute opération commerciale, grévant le revenu des industriels et des commerçants et supprimant le salaire des ouvriers, créaient une situation atteignant tout le monde. C’était là un cas de force majeure, auquel nul ne pouvait prétendre échapper et qui devait frapper la propriété aussi bien que toute autre source de revenus.

En invitant enfin le gouvernement à utiliser à la défense toute la partie de la population qui, hors d’état de porter les armes, avait pourtant assez de forces et de santé pour être employée soit aux terrassements, soit à d’autres travaux d’utilité générale, c’était indiquer aussi que nul n’avait le droit de rester indifférent et inactif devant le danger.

Quant à l’envoi de délégués en province pour y stimuler le patriotisme des habitants et les entraîner au secours de Paris menacé et des départements envahis, les événements n’ont que trop prouvé combien la province, grâce aux haines que la presse réactionnaire y avait su exciter contre Paris, n’était que trop disposée à laisser écraser cette ville par les Prussiens, oubliant que cet écrasement était du même coup celui de la Patrie et de la Liberté !

Les mesures du Comité central républicain furent surtout appuyées par le citoyen Blanqui, rédacteur en chef du journal la Patrie en Danger, qu’il venait de fonder et dans lequel ce dévoué citoyen se révéla aux Parisiens comme un journaliste de premier ordre et d’un véritable bon sens pratique.

Assimilant, avec une haute raison, la situation présente de Paris à celle d’un bâtiment menacé de naufrage et contraint de ménager ses ressources pour tenter d’arriver au port, il faisait toucher du doigt l’impérieuse nécessité de rationner à chacun la quantité de vivres disponibles et de concentrer toutes les énergies vers le but à atteindre : le salut de Paris et du pays tout entier.

Que ces sages conseils eussent été suivis ; que les mesures indiquées dans le programme que nous venons de reproduire eussent été appliquées, la France, nous n’en doutons pas, eût été délivrée de la Prusse, et la République définitivement assise cette fois. Trois mois de la vie créée par la pratique de ces mesures, et de nouvelles mœurs en surgissaient.

Les distinctions sociales artificielles et surtout blessantes disparaissaient ; prolétaires et bourgeois, vivant de la même vie, apprenaient à s’apprécier plus exactement. Les bourgeois eussent compris toute l’injustice de la supériorité légale de leur position ; ils eussent ressenti tout ce qu’a d’horrible cette inégalité qui fait qu’ils jouissent de tous les avantages sociaux, éducation, instruction, loisirs artistiques de toute nature, part distributive dans la consommation hors de proportion avec leurs besoins réels, alors que les travailleurs, presque tous hors d’état de jouir même de la mince parcelle d’instruction qu’on ne leur offre qu’à regret, sont voués à la misère, à la faim et à un abrutissement qui s’accroît en raison même du développement des moyens de produire[4].

Travailleurs et bourgeois ainsi rapprochés, confondus dans l’idée commune du salut public, eussent compris que la monarchie — le privilége — divise et crée les antagonismes, tandis qu’au contraire la République — c’est-à-dire le droit et la justice garantis à tous — rapproche, unit et solidarise les intérêts.

Les mains se fussent pressées et tous eussent senti qu’ayant participé à la défense commune, avec une même abnégation et un même amour de la patrie, tous aussi avaient droit à une égale part aux jouissances que procurent l’instruction et le travail.

Et les douleurs et les désastres que nous préparait l’invasion prussienne se transformaient en une régénération sociale et en un véritable et définitif triomphe de la liberté et de l’égalité.

L’Allemagne refoulée sur son territoire, la France victorieuse de l’invasion à l’aide des seules forces populaires, c’en était fait des armées permanentes et du militarisme, dont l’impuissance eût été nettement démontrée, non seulement chez nous mais sans nul doute dans l’Europe occidentale. Les travailleurs, désormais libres de toute oppression, eussent vu disparaître les obstacles légaux opposés à leur affranchissement, et la révolution économique, sans laquelle il ne pourra y avoir d’ordre véritable ni de paix durable, se fût accomplie sans secousse. L’échéance d’une guerre civile, qui dès lors paraissait inévitable, était absolument écartée.

La lâcheté et l’incapacité politique de nos gouvernants, jointes aux égoïstes intérêts d’officiers supérieurs de l’armée, qui se voyaient menacés dans les bénéfices et les priviléges de leur profession, ne le permirent pas.

Nos gouvernants, se renfermant dans leur confiance en eux-mêmes, et dans la prétendue responsabilité qu’ils déclaraient assumer sur eux seuls — comme si la France n’eût point dû payer le prix de leurs méfaits ! — nos gouvernants, reprenant les traditions de l’empire, ne répondirent que par un silencieux dédain aux propositions qui leur furent faites par des groupes quelconques de citoyens.

Il y a plus, le Provisoire alla même jusqu’à faire déclarer par les journaux à ses gages (les mêmes qui soutenaient autrefois l’empire) que le programme affiché par les soins du Comité central républicain n’était qu’un appel à la spoliation, voire même au pillage, et que les principaux signataires, orateurs des réunions publiques, étaient soldés par la police impériale. On eut même l’impudence de citer des chiffres[5].

Il va sans dire que, mis en demeure de prouver leur dire, les feuilles policières furent réduites au silence.

Les citoyens désignés sommèrent de plus les membres du gouvernement de publier les dossiers de police de tous les citoyens connus pour s’occuper de politique active ; cette sommation resta sans effet : il eût fallu publier le dossier de M. Jules Favre !

Que faisait cependant le gouvernement de la Défense ?

Convaincu, de par la déclaration de Trochu, ce général qui venait de trahir son patron et qu’on avait niaisement placé à la tête des affaires de la République avec Jules Favre, — convaincu, disons-nous, que la défense de Paris n’était qu’une folie ridicule (le mot fut dit en plein Conseil dès le 6 septembre), ce gouvernement s’apprêtait à jouer la sanglante comédie qui devait s’appeler le siège de Paris.

La conviction de cette impuissance, reflet de l’appréciation qu’il avait faite de sa propre incapacité, convenait trop du reste au tempérament de la presque totalité de ses membres, pour que ceux-ci tentassent de la combattre chez l’honnête général qui les présidait.

Aussi, loin de profiter des quinze jours qu’on avait devant soi[6] pour activer les travaux d’art commencés par le précédent ministère, et d’établir de fortes batteries sur les hauteurs environnant Paris, en avant des forts, afin d’élargir le plus possible le cercle des opérations de la défense et de rendre par là le blocus complet plus difficile, on se borna à établir de simples avancées devant toutes les portes des fortifications et à relier tant bien que mal les forts détachés.

La redoute commencée à Montretout fut abandonnée et les hauteurs de Montmorency et d’Argenteuil, protectrices naturelles de la vallée qui court de St-Denis à Pontoise, totalement dépourvues de toutes fortifications.

Tous les points culminants enfin qui dominent Paris, furent, sans excuse, livrés aux Prussiens qui purent s’en emparer facilement et y établir à l’aise les formidables batteries à l’aide desquelles ils foudroyèrent Paris et St-Denis quelques mois plus tard.

Nous disons que cela fut sans excuse parce que les bras ne manquaient pas, quoiqu’on ait pu dire. — Plus de deux cent mille ouvriers étaient sans ouvrage et, à défaut de leur patriotisme, la nécessité de gagner leur vie à un travail qui ne demande que de la force, les eût mis à la disposition du gouvernement.

On fit, il est vrai, un semblant d’appel en ce genre, mais par l’intermédiaire de prétendus entrepreneurs qui semblaient ne servir qu’à masquer les secrets desseins du gouvernement, résolu à une inaction préméditée.

Les ouvriers, dégoûtés d’allées et venues inutiles, que leur faisaient faire ces entrepreneurs, pour la plupart insolvables et dépourvus de l’outillage nécessaire, rétribués dérisoirement par ceux, bien rares d’ailleurs, qui les faisaient réellement travailler, ne répondirent bientôt plus aux appels qui leur étaient adressés dans les réunions publiques par des individus souvent inconnus et qui leur assignaient de faux rendez-vous. C’était bien là ce que voulait la direction de la guerre, fidèle exécutrice du plan Trochu, afin de pouvoir un jour retrancher son inaction derrière le défaut de bras.

Quant à l’armement, non seulement il se faisait avec une lenteur désespérante, mais les armes étaient généralement en mauvais état, et on faisait perdre en minuties d’exercice un temps précieux aux bataillons dont une grande partie n’alla jamais au tir, en sorte qu’un grand nombre de gardes nationaux ne purent jamais connaître la portée exacte de leur arme. En revanche, il est vrai, on leur faisait passer jusqu’à six heures par jour à présenter les armes ou à s’agenouiller en cadence à l’élévation, ou sur le passage du Saint-Sacrement[7] !

Il fallut que de nombreuses protestations s’élevassent contre ces procédés pour qu’on se décidât à les faire cesser… au risque de compromettre le trop célèbre plan.

La transformation des nombreux fusils à percussion, dont la garde nationale était armée, en fusils à tabatière, s’opéra si lentement, malgré qu’on eût plus d’ouvriers mécaniciens qu’il n’en était besoin, et que le travail fût facile et peu coûteux, que quelques milliers à peine de ces fusils étaient transformés à la fin du siège. — Quant aux chassepots, il en fut distribué le moins possible, encore qu’il y en eût en assez grande quantité en magasin dans divers dépôts à Paris.

Or, nous le répétons, un grand nombre d’ateliers de mécaniciens et de fondeurs, fermés par suite de la guerre, eussent pu être employés à ce travail. Le métal nécessaire ne manquait pas non plus, puisqu’à défaut de l’action gouvernementale, en novembre, des souscriptions ayant été ouvertes à cet effet, plus de 400 canons furent fondus et livrés, ainsi qu’un grand nombre de mitrailleuses, aux bataillons qui les avaient souscrits !

Mais on avait plus peur du peuple armé que des Prussiens. Là est la véritable explication de cette inconcevable incurie.

Nous devons encore ajouter, pour en finir avec les trahisons militaires dont Paris devait être la victime, qu’un système de petites sorties fut organisé par la Défense, afin de dégoûter l’armée et la garde mobile qui, supportant les douloureuses conséquences de ce système abominable, en vinrent à regarder la résistance comme impossible. — Cette conviction, entretenue avec soin par leurs chefs, finit par les exaspérer au plus haut point contre la garde nationale, qu’elles qualifièrent ironiquement du nom de guerre à outrance.

De son côté, le général en chef de la garde nationale, Tamisier, au lieu d’exciter l’enthousiasme de ses bataillons, passait son temps à créer des juridictions exceptionnelles, conseils de guerre, cours martiales et autres, devant lesquelles et pour les moindres fautes, même de simples marques d’indépendance politique, tout garde national pouvait être traduit. Après lui, son successeur, le général Clément Thomas, absolument étranger à l’art militaire et que la camaraderie seule avait placé à ce poste important, mit tous ses soins à tenter d’avilir cette même garde nationale par d’injurieux ordres du jour demeurés célèbres.

La fraction civile du gouvernement ne demeura pas inactive non plus, et M. Jules Favre et ses collègues s’employèrent également à énerver Paris.

Circulaires aussi plates que pompeuses aux agents diplomatiques, dans lesquelles on implorait niaisement le bon vouloir et l’intervention amicale des souverains de l’Europe, auxquels on affirmait que la République n’était pour la France qu’un inévitable pis-aller. Génuflexions viles et larmoyantes auprès du ministre Bismarck à Ferrières, rien ne fut épargné pour inculquer aux Parisiens le sentiment de leur faiblesse et de leur chute fatale.

Enfin l’administration, elle aussi, s’empressa de jouer son rôle dans l’affaire et, de parti pris autant que par incapacité, aucune des précautions les plus ordinaires ne fut observée pour assurer à Paris les subsistances dont il avait besoin pour soutenir un siège compliqué de toutes les difficultés qu’allait faire surgir l’hiver qui s’approchait.

Grand nombre de convois de bétail, de fourrages et de combustibles ne purent entrer dans Paris, parce que ceux qui les avaient amenés manquaient de l’argent nécessaire pour en payer les droits à l’octroi qui ne fut supprimé que le 14 ! c’est-à-dire juste au moment où l’ennemi investissant de Paris, s’emparait alors de ces convois.

Il n’est pas jusqu’aux denrées des maraîchers des environs de Paris qui furent en partie perdues, parce qu’on s’opposa à leur enlèvement par voie de réquisition, sous prétexte de sauvegarder les droits des propriétaires et cela devant l’approche de l’ennemi qui allait occuper le territoire sur lequel ces denrées se trouvaient.

De plus, étant donnés les approvisionnements déjà faits, il eût fallu au moins les savoir conserver et en établir l’exacte quantité. Chose à peine croyable ! jamais à cet égard il ne fut dressé le moindre inventaire, et ni ministres ni gouvernement ne pensaient pas que Paris renfermât pour plus de deux mois de vivres (cela nous fut dit par M. J. Ferry le 18 septembre), alors que malgré le gaspillage effroyable qu’on en fit, la ville en ait eu pour plus de quatre !

Et pourtant, faute d’avoir su nommer des conservateurs, praticiens intelligents, nous pouvons affirmer — c’est aujourd’hui de notoriété publique — que des centaines de charretées de pommes de terre, de légumes de toutes sortes durent être jetées dans la Seine comme gâtés. Il en fut de même des salaisons, poissons, jambons et fromages dont des milliers de quintaux ne purent être consommés.

Mais, à côté de cette impéritie, quelle avalanche de circulaires ! Il nous souvient d’une entr’autres, signée du maire Et. Arago et dans laquelle ce digne magistrat s’extasiait jusqu’aux larmes sur le courage et l’intelligence que le peuple avait déployés dans l’extinction de l’incendie de barils de pétrole enfouis dans des silos, aux buttes Chaumont et éloignés de toute habitation !

C’eût été à se tordre de rire si ce n’avait été écœurant à force de sottise.

Les choses allèrent donc ainsi, se compliquant et devenant de plus en plus inquiétantes jusque vers octobre. Au bout d’un mois, il devint évident, pour tous ceux que n’aveuglaient pas les hommes de l’Hôtel-de-Ville, que Paris et la France couraient à leur perte et la République à sa honte.

C’est alors que se développa dans les réunions publiques l’idée de substituer une organisation communale, c’est-à-dire le concours direct de toutes les énergies et de toutes les intelligences, à un gouvernement composé, sinon de traîtres, du moins d’incapables.

Une première tentative de substitution eut lieu le 8 octobre, mais faute d’entente sérieuse des chefs de bataillons de la garde nationale avec les comités d’arrondissement et le Comité central, cette tentative échoua complètement. Cet événement accentua pour la première fois la scission qui allait définitivement se produire entre le parti républicain-socialiste et l’Hôtel-de-Ville.

Tandis que les gens du Provisoire, préoccupés avant tout de sauvegarder leur pouvoir de circonstance et de le prolonger le plus possible, employaient tous leurs efforts à paralyser la défense qu’ils prétendaient être inutile, les socialistes au contraire et malgré qu’ils eussent témoigné de toute leur répulsion pour la guerre à son début, déclaraient, maintenant que le sol national était envahi, qu’il ne fallait laisser ni paix ni trêve à l’ennemi qu’il n’eût repassé le Rhin. Et pour obtenir ce résultat, les républicains-socialistes ne voyaient rien de plus sûr que d’associer le peuple tout entier à la défense et à l’administration des ressources de la cité, au moyen d’une représentation choisie dans son sein sous le nom de Commune.

Ce nom caractéristique de Commune eût indiqué seul au reste de la France que Paris n’entendait s’ingérer, au nom pourtant du salut commun, que dans ce qui se rapportait à sa défense propre, laissant le gouvernement s’occuper exclusivement des relations politiques du pays avec les puissances étrangères et de la réorganisation provisoire de l’administration départementale jusqu’à ce qu’il fût pourvu à celle-ci plus régulièrement, au moyen d’une représentation à déterminer par les départements eux-mêmes.

Les divers services de guerre et d’administration intérieure eussent été alors dirigés par des Commissions tirées de la Commune et composées de capacités spéciales.

Activité, énergie, contrôle facile et incessant, économies réalisées et enfin sincérité dans la défense, tels eussent été les éléments de succès certain qu’auraient sans nul doute procurés l’élection et la substitution de la Commune à un gouvernement reconnu impuissant.

Malheureusement, les défiances de la bourgeoisie envers le peuple, défiances soigneusement attisées chaque jour par la presse vendue au Provisoire, et qui continuait l’œuvre malsaine pour laquelle l’empire l’avait créée, empêchèrent l’entente commune, au moins sur le terrain du seul patriotisme et des moyens de sauver Paris, et l’idée communaliste fut absolument repoussée par le parti bourgeois.

Après l’échec du 8 octobre, les événements se précipitèrent à ce point qu’on put calculer le moment où l’Hôtel-de-Ville aurait à subir un assaut plus formidable, le mécontentement allant croissant, et il ne fallut pas une bien grande perspicacité à l’ennemi assiégeant, trop bien renseigné sur la situation par ses espions, pour pressentir ce qui allait se passer.

Vers le 26 octobre, d’inquiétantes rumeurs circulaient dans Paris. On se disait que la reddition de Strasbourg et de Toul n’étaient pas les seuls malheurs que nous eussions à déplorer et qu’un plus grand encore venait nous frapper de nouveau : Metz, la plus importante de nos places fortes dans l’Est ; Metz, l’imprenable, venait de capituler, et l’immense garnison qu’elle contenait (270,000 hommes, compris la garde nationale) s’était rendue aux Prussiens avec armes et bagages ! Le corps de Bazaine, dernière ressource qui nous fût restée de l’ancienne armée impériale, disparaissait, laissant le Nord et l’Est à l’entière discrétion de l’ennemi !

Et le mot de trahison courait sur toutes les lèvres.

Il était donc dit qu’aucun de ces généraux de l’empire, si braves et si entreprenants lorsqu’il s’agit d’opprimer et de massacrer les citoyens à l’intérieur, ne saurait résister victorieusement à l’envahisseur !

Ces rumeurs prirent un tel corps, que le citoyen F. Pyat, dans son journal le Combat, du 27, dut annoncer la fatale nouvelle à ses lecteurs. Il la tenait, disait-il, de source certaine, quoiqu’il ne pût nommer personne[8].

Continuant le système de mensonge que l’empire avait employé pour dissimuler ses revers, la Défense contredit formellement l’assertion du Combat, accusant son auteur d’être d’accord avec les Prussiens (toujours les mêmes procédés que l’empire) pour décourager la population. La note de l’Officiel ajoutait de plus qu’on avait d’abord pensé à déférer le traître à une cour martiale, mais qu’en somme il valait mieux le « livrer à l’indignation publique[9]. »

En d’autres termes, le gouvernement avouait qu’il lui était impossible de faire condamner Félix Pyat pour avoir publié une nouvelle dont on savait qu’il avait le moyen de faire la preuve, mais que « l’indignation publique » en pouvait faire justice.

C’était, on le voit, une belle et bonne incitation à l’assassinat.

Ce calcul abominable n’était que trop fondé.

Quelques heures après l’apparition de l’Officiel, une foule ameutée dès la veille par les journaux de police, se précipitait vers les bureaux du Combat et, sans la prudence habituelle de son rédacteur en chef, nul doute que celui-ci n’eût été mis en pièces.

Et, cependant, le gouvernement avait la dépêche dans les mains ! — Mais ce n’est pas la dernière fois que nous verrons M. Jules Favre se servir contre ses adversaires de la calomnie… voire de l’assassinat. La mort récente de Millière, assassiné au Panthéon, en est une sinistre preuve.

Le 29 octobre, un rapport militaire, signé Schmidt, annonçait triomphalement la prise du Bourget, village situé au nord-est de Paris, sur l’ancienne route de Flandre. Grâce à cet heureux coup de main, ajoutait le rapport, le cercle des opérations militaires allait enfin s’élargir de ce côté.

Le 30 au soir, on apprenait que, faute d’avoir été appuyés par les renforts nécessaires, les vainqueurs du Bourget avaient été massacrés jusqu’aux derniers par l’ennemi, revenu en nombre, et avec des troupes fraîches qui eurent facilement raison de nos malheureux soldats, épuisés par le rude combat de la veille. Le Bourget était de nouveau perdu !

La colère, cette fois, commença à gagner Paris tout entier. Décidément, se disait-on, le plan Trochu consisterait-il seulement à faire massacrer nos soldats en détail ? Ainsi, deux fois à Châtillon, à Choisy et enfin au Bourget, toujours nos troupes sont obligées de reculer avec pertes après un premier succès, parce qu’au lieu de les appuyer par des colonnes de renfort, on les abandonne à l’ennemi qui, d’abord refoulé, revient ensuite avec des forces dix fois supérieures.

Dans toutes les réunions publiques, dans tous les cafés, sur tous les boulevards et dans toutes les rues enfin, un unanime cri d’imprécations s’éleva contre Trochu, dont l’incapacité devenait évidente.

La nuit entière se passa dans cette agitation indignée.

Le lendemain matin, 31 octobre, cette indignation devint de l’épouvante et de la stupeur.

Paris, placardé d’affiches officielles, apprenait en même temps et la reddition de Metz et l’arrivée à Paris de M. Thiers, chargé de propositions d’armistice ayant pour bases la convocation d’une assemblée et le ravitaillement proportionné à la durée de cet armistice.

Enfin et par dérision, une affiche signée J. Favre — aucun officier d’état-major n’ayant voulu sans doute prendre la responsabilité de cette dernière infamie — annonçait qu’il ne fallait pas s’alarmer de la reprise du Bourget (le massacre de nos malheureux soldats étant sans doute de peu d’importance), attendu, ajoutait cette impudente note, que « le Bourget ne faisait pas partie de notre système général de défense. »

Ainsi, la Défense avait littéralement poussé la population parisienne à l’assassinat d’un journaliste qui avait annoncé une nouvelle dont le gouvernement ne connaissait que trop la réalité, et non seulement il était forcé d’avouer que le journaliste avait dit vrai, mais que Paris même était à la veille de subir le sort de Metz, sous prétexte d’armistice.

Et c’était le plus dévoué et le plus connu des orléanistes qui était chargé de traiter de cet armistice.

Le temps était venu pour Paris de se sauver lui-même et la République avec lui.


Séparateur



  1. La délégation avait parlé d’annuler, ce qui était infirmer le droit qu’on s’était arrogé de faire les dites poursuites, surtout en ce qui concernait les délits de presse, d’association et de réunion. L’amnistie, c’était la grâce et, implicitement, la reconnaissance du droit de poursuites, dont on ne faisait plus alors que suspendre l’effet.
  2. Celui du 19e arrondissement, entr’autres, M. Richard, répétait à qui le voulait entendre qu’on n’en avait pas assez tué en juin 1848. — Il doit maintenant être au comble de la joie.
  3. L’astérisque indique les noms des signataires qui Furent depuis élus membres de la Commune de Paris, le 26 mars 1871.
  4. Qui n’a pu se convaincre que l’intelligence des ouvriers, en tant que producteurs, diminue au fur et à mesure du perfectionnement des machines dont ils ne seront bientôt plus, sauf de rares privilégiés, que les esclaves inconscients.
  5. Vitu, ex-rédacteur du Figaro, coutumier du fait, édita même une brochure en province sur ce sujet, et M. Jules Claretie, l’auteur de l’Histoire des derniers Montagnards, lui fit l’aumône d’une préface !
  6. La République avait été proclamée le 4 septembre, et l’investissement complet de Paris n’eut lieu que le 18 !
  7. Il nous souvient qu’un jour le bataillon auquel nous appartenions — le 22e, commandant Neel — fut appelé tout entier sous les armes, au parvis Notre-Dame. — Là, le commandant nous annonça qu’il nous avait réunis pour nous faire savoir que « ses sentiments religieux le forçaient à interdire qu’on fît circuler dans son bataillon une pétition tendant à la suppression du salaire des cultes ! » — Cette déclaration fut naturellement accueillie par les huées qu’elle méritait.
  8. On sut le 31 que Félix Pyat la tenait de Flourens, qui l’avait lui-même apprise de Rochefort, alors membre de la Défense.
  9. Voir aux pièces justificatives, III.