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Coran Savary/Vie de Mahomet/JC633

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Traduction par Claude-Étienne Savary Voir et modifier les données sur Wikidata.
G. Dufour (1p. 55-60).
(Depuis la chute d’Adam, suivant Abul-Feda. 6218. — Depuis la naissance de J.-C. 633. — Après l’hégire. 3. — De Mahomet. 55.)

La troisième année de l’hégire, Fatime donna un fils à Ali. Il fut nommé Elhaçan. La même année, Mahomet proscrivit Caab, fils d’Elashraf, un des principaux juifs de Médine ; il s’était déclaré son ennemi. La poésie qu’il cultivait lui servait à satisfaire sa haine[1]. Il n’eut pas plus tôt appris la défaite des Coreïshites qu’il se rendit à la Mecque. Ses satires contre l’apôtre des Musulmans, ses élégies sur la mort des guerriers ensevelis à Beder, furent chantées publiquement. Elles rallumèrent dans les cœurs le désir de la vengeance. Après avoir soufflé à la Mecque le feu de la discorde, il revint à Médine, et s’efforça de soulever le peuple. Mahomet le fit mettre à mort[2].

Les vers de Caab avaient ému puissamment les Coreïshites. La plupart des citoyens criaient aux armes, Abusofian profita de ce moment de fermentation pour venger l’honneur de sa patrie. Il arma trois mille hommes parmi lesquels se trouvèrent sept cents cuirassiers et deux cents cavaliers, et partit à leur tête. Il conduisait avec lui Henda, son épouse, et quinze autres matrones qui portaient des tambours. Elles chantaient les vers élégiaques de Caab, déploraient le malheur de Beder, et exhortaient leurs guerriers à combattre vaillamment. L’armée des Coreïshites, sous les ordres d’Abusofian, marchait vers Médine sans trouver de résistance. Elle vint camper près d’Holaïfa, à six milles de la ville. Mahomet ne pouvant leur opposer que des forces bien inférieures, voulait rester dans les murs de Médine[3]. Abdallah l’incrédule, chef expérimenté, appuyait ce sentiment. Les autres officiers furent d’un avis contraire. Tous demandaient le combat. Leurs instances lui firent prendre un parti qui lui paraissait dangereux. Il sortit à la tête de mille soldats, et alla camper à peu de distance des ennemis. Abdallah le quitta avec trois de ses compagnons. « Devons-nous obéir, dit-il, lorsque la verge est levée sur nos têtes, lorsque la mort est certaine ? » Cette désertion n’effraya point Mahomet : il disposa sa petite troupe sur le penchant du mont Ahed[4], de la manière la plus avantageuse[5]. Il plaça au centre cent cuirassiers ; et comme il n’avait point de cavalerie, et qu’il craignait d’être enveloppé par des ennemis trois fois supérieurs en nombre, il posta derrière l’armée cinquante archers avec cet ordre formel : « Quelqu’événement qui arrive, tenez ferme dans ce poste ; ne le quittez point si nous sommes vainqueurs ; ne le quittez point si nous sommes défaits ; pas même pour nous porter du secours. Accablez de vos flèches la cavalerie ennemie, si elle veut nous prendre à dos. » On verra l’importance de ce commandement. L’habile général ayant fait ses dispositions, attendit les idolâtres de pied ferme. Ils s’avancèrent en bon ordre. Abusofian était au centre de l’armée. Khaled, fils de Wiald, commandait l’aile droite ; Acrema, fils d’Abugehel, commandait l’aile gauche. Chacun d’eux avait cent cavaliers sous ses ordres. Handa et ses héroïnes, dans les derniers rangs, excitaient l’ardeur de leurs guerriers. « Courage, enfans d’Abdeldar, criaient-elles, courage ! Frappez de toutes vos épées. » Les deux partis en vinrent aux mains. Hamza, oncle du prophète, qui combattait à la tête des croyans, animait leur vaillance, et leur en donnait l’exemple. Il avait étendu à ses pieds Arta, porte-enseigne des idolâtres ; il avait fait voler la tête de Seba. La terreur devançait ses pas. Tout pliait devant lui. Tandis qu’il se laissait emporter à son courage, Washa, esclave de Jobaïr, l’attaqua par derrière, et le tua d’un coup de lance[6]. Au même moment, Mosaab, fils d’Omar, qui portait l’étendard de l’islamisme, périt. Mahomet releva le drapeau sans s’émouvoir, et le confia aux mains du brave Ali. Le combat continuait avec fureur. La victoire penchait du côté des musulmans. Les Coreïshites commençaient à lâcher pied[7]. À cette vue, les archers placés sur la montagne ne purent résister à l’appât du butin, et quittèrent leur poste ; c’était une faute impardonnable. Mahomet s’en plaint amèrement dans le Coran : « Dieu, dit-il, réalisa ses promesses, quand vous poursuiviez les ennemis défaits ; mais écoutant les conseils de la lâcheté, vous disputâtes sur les ordres du prophète, vous les violâtes, après qu’il vous eut fait voir ce qui faisait l’objet de vos vœux (le butin). » Khaled, qui aperçut ce mouvement, en profita. Il partit à la tête de la cavalerie, et vint attaquer les ennemis par derrière. Dans un instant, ils furent enveloppés. Pour jeter l’épouvante dans leur âme, il cria d’une voix forte que Mahomet avait été tué. Les croyans perdirent courage. Plusieurs prirent la fuite. Les idolâtres percèrent jusqu’au centre, où entouré de ses plus braves soldats, l’apôtre des Musulmans disputait encore la victoire. Il fut assailli d’une nuée de traits et de dards. Le visage percé, les dents fracassées, tout couvert de sang, environné de toutes parts par l’image de la mort, il garda son sang-froid et son intrépidité[8]. Il criait aux amis généreux qui formaient un rempart autour de lui : « Comment des impies qui ont souillé de sang le visage de leur prophète, pourraient-ils prospérer ? » Telha sacrifiant ses jours pour sauver ceux de son apôtre, le revêtit d’une double cuirasse au plus fort de la mêlée. Il eut le bras cassé. Enfin, les efforts des Coreïshites ne purent empêcher les Musulmans de faire une retraite glorieuse et de sauver Mahomet. Les fers de deux dards lui étaient restés attachés aux lèvres ; lorsqu’on les retirait, il lui tomba deux dents. Abuseïd essuyait le sang qui coulait abondamment de ses blessures. « Ô Abuseïd ! lui dit-il, jamais ton sang ne sera la proie des flammes ». Les idolâtres, maîtres du champ de bataille, dépouillèrent les morts. Leurs héroïnes se portèrent à des excès inouïs ; elles coupèrent le nez et les oreilles des musulmans qui avaient péri, et s’en firent des colliers et des bracelets. Henda poussa plus loin l’horreur de la vengeance. Elle ouvrit la poitrine de Hamza, et dévora une partie de son cœur[9]. Abusofian attachant à sa lance la mâchoire de ce généreux guerrier, monta sur la colline et cria : « Les armes sont journalières. Tu triomphes, Hobal[10], tu triomphes. Le combat d’Ahed a succédé à la journée de Beder. » Ensuite il fit publier ce défi par un héraut : « Musulmans, trouvez-vous l’année prochaine à Beder. » « Nous vous y attendrons, leur fit répondre Mahomet. » Les Coreïshites n’ayant osé attaquer les ennemis dans le village où ils s’étaient retirés, reprirent la route de la Mecque[11]. Aussitôt qu’ils furent partis, Mahomet s’occupa du soin de faire enterrer les morts. Il fit chercher le corps de Hamza[12]. On le trouva mutilé. Les soldats pleuraient un de leurs meilleurs généraux. Le prophète, pour les consoler, leur dit : « Gabriel m’a révélé que Hamza était écrit parmi les habitans du septième ciel, avec ce titre glorieux : Hamza, lion de Dieu, lion de son apôtre. » Ayant fait revêtir son corps d’un manteau noir, il pria pour lui avec sept invocations. Il pria pour tous ceux qui avaient péri dans le combat, et les fit inhumer au lieu où ils avaient succombé. Ces devoirs funèbres remplis, il retournait à Médine, lorsqu’on vint lui annoncer que les ennemis approchaient[13]. En effet, Abusofian, fâché de n’avoir pas mieux profité de la victoire, avait persuadé aux vainqueurs de retourner sur leurs pas, et d’exterminer les Musulmans affaiblis par leur défaite. Mahomet leur épargna une partie du chemin, et parut devant eux à l’instant où ils ne s’y attendaient pas. Cette audace les étonna : loin de chercher à renouveler le combat, ils se retirèrent précipitamment.

  1. Jannab.
  2. Le docteur Prideaux, page 86, soutient que Caab ne fut point mis à mort, et qu’il évita tous les piéges que Mahomet lui tendit. Ce sentiment s’oppose à la vérité de l’histoire. Le savant Prideaux confond le Caab dont nous parlons avec un autre poëte de même nom, également proscrit pour avoir écrit des satires contre Mahomet. Ce dernier vint la neuvième année de l’hégire se jeter à ses pieds ; il lui présenta un poëme composé à sa louange. Le prophète en fut si flatté, qu’il lui pardonna, et lui accorda ses bonnes grâces. Si le docteur Prideaux eût fait attention aux noms des pères de ces deux proscrits, il n’eût pas tombé dans cette méprise. Le premier se nommait Caab, fils d’Elashraf, le second Caab, fils de Zohaïr.
  3. Abul-Feda, p 64.
  4. Ahed signifie un. On a donné ce nom à la montagne, parce qu’elle est isolée, s’élevant seule du milieu de la plaine.
  5. Jannab.
  6. Abul-Feda, Vie de Mahomet, p. 65.
  7. Abul-Feda, p. 66.
  8. Abul-Feda, p. 67.
  9. Si quelque chose peut diminuer l’atrocité de ce crime, c’est qu’elle avait perdu à la journée de Beder, Hantala, son fils aîné, et que les femmes arabes ne pardonnent point la mort de leurs enfans.
  10. Hobal était la principale idole des Coreïshites.
  11. Jannab.
  12. Abul-Feda, p. 68.
  13. Jannab, p. 111.