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Coran Savary/Vie de Mahomet/JC634

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Traduction par Claude-Étienne Savary Voir et modifier les données sur Wikidata.
G. Dufour (1p. 60-66).
(Depuis la chute d’Adam, suivant Abul-Feda. 6219. — Depuis la naissance de J.-C. 634. — Après l’hégire. 4. — De Mahomet. 56.)

La défaite de Mahomet ne diminua point son crédit. Les Musulmans ne pouvaient l’attribuer qu’à leur désobéissance. Ils conservèrent pour lui la même vénération, et ses volontés furent toujours des lois. Roi et pontife, à Médine, il réglait les affaires du gouvernement et de la religion. Des députés d’Edl et d’Elcara étant venus lui demander quelques-uns de ses disciples pour les instruire dans l’islamisme, il leur en accorda six[1]. Les perfides idolâtres en massacrèrent quatre, et vendirent les deux autres aux Coreïshites, qui les firent mourir. Khabib, un de ces captifs, avait tué Hareth au combat de Beder[2]. Ses enfans l’achetèrent. Charmés d’avoir une victime à offrir aux mânes de leur père, ils invitèrent toute leur famille à assister à sa mort. Khabib, enchaîné dans un coin de leur maison, attendait courageusement son heure dernière. Ayant obtenu un rasoir d’une des filles de Hareth, il se rasait la tête : au même instant, un jeune enfant échappé des bras de cette mère imprudente, s’approche du prisonnier ; il le saisit entre ses jambes, tenant d’une main le fer tranchant. La mère, à cet aspect, demeura immobile d’effroi ; elle ne put prononcer une seule parole. « N’avez-vous pas peur, lui dit le captif, que j’égorge votre fils ? Rassurez-vous, je ne sais point me venger sur un enfant » et il le laissa aller. Cette générosité ne lui sauva point la vie[3]. Tous les parens s’étant assemblés, on le conduisit hors du territoire sacré pour l’immoler. Parvenu au lieu du supplice, il demanda un instant pour prier ; on le lui accorda. Il fit une courte prière ; avec deux inclinations, et dit : « J’en aurais fait davantage, mais vous auriez pu attribuer ma ferveur à la crainte de la mort ; frappez. » Ainsi mourut le dernier des six apôtres de l’islamisme, accordés aux instances des habitans de Cara.

Leur perfidie avait rendu Mahomet défiant[4]. Amer, fils de Malec, lui ayant proposé d’envoyer de ses disciples aux peuples de la province de Najd, il le refusa. L’autorité d’Abubecr put seule le déterminer. Ce musulman zélé, trompé par Amer, osa garantir sa sincérité. Mahomet ne pouvant résister à son témoignage, fit partir Elmondar, ansarien, avec soixante-dix fidèles. Arrivés à Birmauna (le puits du secours), Elmondar envoya les lettres du prophète à Amer, prince de la contrée. Cet ennemi de l’islamisme fit tuer le messager, rassembla des troupes, surprit les croyans et les extermina. Caab, fils de Zaïd, qu’on avait laissé parmi les morts, échappa seul, et alla porter à Médine la nouvelle de cette perfidie. Mahomet en fut pénétré de douleur ; mais il remit à un autre temps la vengeance.

[5] Au mois de rabié premier, les Nadhirites, tribu puissante des juifs, lui demandèrent le prix du sang de deux hommes qu’Amrou avait tués en passant sur leurs terres. Il écouta leurs plaintes, et satisfit à la loi. Pour cimenter la réconciliation, les Nadhirites l’invitèrent à dîner à une de leurs maisons de campagne. Mahomet s’y rendit accompagné d’Abubecr, Omar, Ali, et de quelques autres officiers[6]. C’était un piége qu’on tendait à ses jours. Les juifs avaient rassemblé des pierres sur le toit, et devaient l’écraser pendant le festin avec ses compagnons. Tout était prêt pour l’exécution de ce dessein. Mahomet s’aperçut qu’ils tramaient une perfidie, et, feignant des besoins, sortit de l’appartement. Il retourna promptement à Médine, et revint en force attaquer les traîtres. Ayant manqué leur coup, ils s’étaient retirés dans un château fortifié. Il les assiégea, et fit le dégât à l’entour. La vue de leurs palmiers coupés abattit leur courage ; la crainte de ne pouvoir soutenir un assaut s’empara d’eux ; ils se rendirent à discrétion après six jours de blocus[7]. Ils obtinrent pour toute grâce, d’emporter de leurs richesses la charge d’un chameau. Le prophète, dérogeant à la loi qui ne lui accordait que la cinquième portion des dépouilles, se les réserva en entier. Le chapitre 59 autorise cette disposition. On y lit ces paroles : « Les dépouilles enlevées sur les juifs chassés de leur forteresse, appartiennent à Dieu et à son envoyé. Elles doivent être distribuées à ses parens, aux orphelins, aux pauvres et aux voyageurs. Il serait injuste que les riches les partageassent. Recevez ce que le prophète vous donnera, et ne prétendez point au delà. Craignez Dieu dont les vengeances sont terribles. » L’oracle divin ayant détruit les prétentions de son armée, il s’acquitta des devoirs de la reconnaissance. Depuis quatre ans, le dévouement généreux des Mecquois, qui avaient quitté pour le suivre leurs biens et leurs familles, était sans récompense. Il partagea entre ces disciples fervens, et deux citoyens de Médine, pauvres, tout le butin enlevé sur les Nadhirites[8]. Le reste de l’armée applaudit à cet acte de justice. La même année, il interdit l’usage du vin. La difficulté de s’en procurer en Arabie, les effets de cette liqueur enivrante sur le naturel bouillant des Arabes, les scènes d’horreur produites par l’ivresse dont il avait été témoin, lui firent promulguer cette loi : « Ô croyans ! le vin, les jeux de hasard, les statues et le sort des flèches, sont une abomination inventée par Satan. Abstenez-vous-en, de peur que vous ne deveniez pervers[9]. »

« Le démon se servirait du vin et du jeu pour allumer parmi vous le feu des dissensions, et vous détourner du souvenir de Dieu et de la prière. Voudriez-vous devenir prévaricateurs ? Obéissez à Dieu et à son apôtre, et craignez[10]. »

[11] Tour à tour général d’armée et législateur, il faisait succéder aux soins paisibles du gouvernement, le tumulte des armes. La trahison des habitans de la province de Najd pesait sur son cœur. Le moment de la vengeance était venu. Il part subitement de Médine, et va tomber brusquement sur un parti de Gatfanites. Surpris de cette attaque imprévue, les ennemis prirent la fuite, et se sauvèrent dans les montagnes. La vallée où il les rencontra, appelée dans la suite Zat-el-Reca (le lieu de l’infatuation), a transmis à la race future le souvenir de cette terreur panique. Durant cette expédition, un brave d’entre les Gatfanites offrit à sa nation de lui apporter la tête de l’ennemi commun. On applaudit à son dessein ; on l’encouragea. Il partit. Ayant épié le moment où Mahomet, fatigué, était assis à quelque distance de son armée, il s’approcha de lui sans armes. L’épée du guerrier reposait à ses côtés[12]. La poignée était d’argent artistement travaillé[13]. Le Gatfanite lui demande la permission de la voir. L’ayant reçue de ses mains, il la tire du fourreau, et va pour l’en frapper. Mahomet le regarde fixement sans s’émouvoir. Étonné de ce sang-froid, l’assassin suspend son coup ; puis, comme s’il n’avait eu dessein que de jouer : « N’avez-vous pas eu peur ? » lui demanda-t-il. Et qu’avais-je à craindre de toi ? lui répondit Mahomet. L’ennemi, confus, lui remit l’épée, et s’en retourna sans avoir rien exécuté[14].

À peine l’expédition était finie, que, songeant à remplir la promesse faite à Beder, il alla y camper au mois de Chaban[15]. Son armée était composée de quinze cents hommes aguerris. Ali portait devant lui l’étendard de la religion. Il attendit Abusofian pendant huit jours. Le général des Coreïshites était sorti de la Mecque ; mais, ne voulant pas risquer un second combat, il n’osa s’avancer jusqu’à Beder. Fatigué de l’attendre, Mahomet ramena ses troupes à Médine. Ali y célébra la naissance d’un second fils nommé Hoçaïn.

Les Nadhirites, chassés de leur citadelle, s’étaient retirés à Khaibar, ville forte des Juifs. Ils avaient sonné l’alarme parmi leurs confédérés. Ils avaient représenté la ruine prochaine de la nation, si elle ne réunissait ses forces contre l’ennemi commun. Plusieurs des fugitifs avaient porté à la Mecque les déplorables restes de leur ancienne puissance. Animés par le souvenir récent de leur désastre, ils peignaient Mahomet comme un tyran qui se servait du voile respecté de la religion pour accomplir ses desseins ambitieux. Ils faisaient voir les tribus arabes des environs de la Mecque subjuguées ; les Nadhirites chassés de leur territoire ; et le vainqueur infatigable prêt à donner des fers à tous les Arabes, à ces peuples généreux qui seuls parmi les nations de la terre ne connaissaient point encore la servitude. Ils montraient aux Coreïshites l’islamisme triomphant, leurs dieux renversés et leur autorité ensevelie sous les débris de leurs autels, s’ils ne se hâtaient d’unir leurs armes à celles des confédérés, pour écraser l’ennemi de la patrie, de la liberté et de la religion. La vérité de ces tableaux frappa les esprits. Les Coreïshites promirent de joindre leurs troupes à celles des Juifs. Les peuples des provinces de Najd et de Tehama, qui, outre la cause commune, avaient à venger des outrages récens, rassemblèrent leurs guerriers. Tous se préparèrent à marcher vers Médine.

  1. Abul-Feda, ch. 33, p. 68.
  2. Elbocar, d’après la tradition d’Abu-Horeïra, dans la Sonna.
  3. Les Arabes ne pardonnent point la mort de leurs proches parens. Les mères font sucer à leurs enfans la haine avec leur lait. À peine ont-ils le sentiment de leur existence, qu’elles leur inspirent le désir de la vengeance. Près de Giza, à une lieue du grand Caire, une femme avait conservé la tête de son époux assassiné. Tous les jours elle mouillait ces tristes restes de ses pleurs, et les montrait à sa fille unique. Mon enfant, lui disait-elle, vois-tu cette tête ? c’est celle de ton père ; un barbare lui ôta la vie. Si j’avais un fils, il serait mon vengeur ; il effacerait dans son sang notre malheur et notre honte. Ces plaintes, souvent répétées, firent une impression profonde sur le cœur de la jeune fille. Elle pleurait avec sa mère ; elle frémissait d’horreur au nom de l’assassin. Le désir de la vengeance l’emporta bientôt sur la faiblesse et la timidité de son sexe. Elle s’habilla en homme, s’introduisit en qualité de domestique dans la maison du meurtrier de son père, et, profitant du moment où il dormait, elle l’égorgea au milieu de sa famille.
  4. Abul-Feda, ch. 35, p. 70.
  5. Abul-Feda, p. 71.
  6. Abu-Seïd, au livre Elanouar.
  7. Abul-Feda, p. 71.
  8. Abul-Feda, p. 72.
  9. Le Coran, tom. Ier.
  10. Idem.
  11. Abul-Feda, p. 72.
  12. Abul-Feda, p. 73.
  13. Jannab, p. 119.
  14. Les auteurs arabes crient au miracle. Ils disent que Dieu renversa par terre l’ennemi de leur apôtre. Qu’est-il besoin de faire intervenir le ciel ? Le sang-froid de Mahomet, la mort levée sur la tête de l’assassin s’il manquait son coup, mille considérations ne purent-elles pas l’arrêter ? Mais les enthousiastes n’écoutent point la raison. Tout est prodige pour eux.
  15. Abul-Feda, p. 73.